économiste, directeur de l’unité de recherche Moïsa (Marchés, organisations, institutions et stratégies d’acteurs », à Montpellier SupAgro.
L’Entretien Avec Jean-Louis Rastoin. Economiste et agronome. Réalisé par Sylvie Berthier. Mission Agrobiosciences.
Sylvie Berthier. 850 millions de personnes sont encore sous-alimentées dans le monde. Comment en est-on arrivés là ? S’agit-il d’un problème de production agricole insuffisante ou de distribution inéquitable des ressources ?
Jean-Louis Rastoin. J’aimerais préciser, en préambule, que la question de la capacité de notre planète à nourrir 9 milliards d’hommes est éminemment complexe et ne peut être traitée que par une approche multidisciplinaire, à la fois technique, économique, sociologique, écologique et surtout politique. Il faut d’abord souligner les progrès accomplis : il y avait 30% de personnes sous-alimentées en 1930, soit 1,3 milliard d’individus. On est passé aujourd’hui à 15% de la population, mais on peine à descendre en dessous. En 1995, l’objectif du Sommet mondial de l’alimentation de la FAO, à Rome, était de réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées en 20 ans (entre 1995 à 2015). On le sait, cet objectif ne sera pas atteint. Nous en sommes même très loin.
Alors, quelle est l’explication ? On peut sérieusement s’interroger sur l’efficacité du Système alimentaire mondial. Comment en est-on arrivé là ? L’explication n’est pas technique, mais d’ordre politique et institutionnel.
En effet, en 2006, la ration alimentaire moyenne consommée par Terrien est proche des standards recommandés par les nutritionnistes, à savoir 2 600 kcal/j et 60 g. de protéines. Toutefois, on observe des écarts considérables entre la façon dont nous, les riches, nous alimentons, avec plus de 3 700 kcal/j et 90 g, et les pauvres qui arrivent à peine à 2 500 kcal et 30 g.
On se trouve donc en face d’un problème d’inégale répartition de la nourriture qui s’explique par des difficultés d’accès aux ressources productives ou aux aliments. Par exemple, l’utilisation d’engrais est de 10 à 100 fois moindre au Sud qu’au Nord. Idem pour les machines agricoles, les financements, etc. La productivité d’ un paysan burkinabé est mille fois moindre que celle d’un agrimanager du bassin parisien. De plus, les pays les plus pauvres, qui n’ont déjà pas de potentiel agricole, ne disposent généralement pas d’argent pour importer. Restent, enfin, les problèmes d’organisation et d’institutions dans ces pays, où le droit n’existe pas, et l’absence ou la défaillance du cadre institutionnel régissant l’accès aux ressources.
Quelles sont les pistes proposées dans « Nourrir 9 milliards d’hommes en 2050 » de manière durable, écologique et équitable. D’abord pour les pays pauvres ?
Effectivement, le diagnostic que je viens de faire suggère des pistes d’action, mais rappelons déjà que le tiers de l’humanité dispose de moins de 2 dollars par personne et par jour pour vivre et que cela concerne principalement des agriculteurs et leur famille
La première piste d’action consiste à accroître de façon massive la production, en jouant à la fois sur les leviers technique et financier, ce qui implique un renforcement très important de la coopération internationale.
Seconde piste, comme nous allons vers un épuisement de ressources, comme les engrais notamment (issus des énergies fossiles), il faudra donner la priorité à ces pays-là. Par ailleurs, il faudra utiliser les terres de façon judicieuse et sans doute les consacrer davantage à l’alimentation qu’à la production de biocarburants.
Troisième piste : accentuer l’effort de recherche et développement agronomique sur les milieux arides et tropicaux. En particulier ne pas rejeter la solution des Ogm pour ces agricultures qui sont très sous productives.
Enfin, dernière piste, renforcer le cadre institutionnel et organisationnel de ces pays, en particulier résoudre le problème de l’accès à la terre. Il est impératif de mener des réformes agraires dans ces pays-là pour augmenter la productivité, de revoir la fiscalité, bref de réduire la pauvreté.
Les pays riches comptent eux-aussi de nombreux dysfonctionnements. Outre, le nombre important de personnes sous-alimentées, ces pays connaissent d’importants problèmes d’obésité et de maladies cardiovasculaires. Allons-nous devoir changer de modèle alimentaire ?
C’est vrai, la question alimentaire frappe aussi désormais les pays riches. D’après l’Organisation mondiale de la santé, un milliard de gens sont en état de suralimentation. On est en plein désordre alimentaire. D’abord, nous devons retrouver le sens d’une alimentation équilibrée, ce qui passe avant tout par l’éducation, mais aussi par la communication et les messages publicitaires, à la télévision et via Internet.
Il faut aussi mener des actions auprès des producteurs. Le système de production agro-industriel crée de l’obésité en surchargeant les produits alimentaires en sucre et en graisses. Il faut donc imaginer un modèle alternatif de production alimentaire. Il est clair que lorsque, comme aujourd’hui aux USA, 30% de citoyens sont en surcharge pondérale il devient indispensable de réorienter le modèle de consommation alimentaire avec de véritables politiques nutritionnelles.
Enfin, il paraît important de « reconquérir le marché intérieur » ou mieux le « marché régional ». En effet, en raison de l’uniformisation des modèles de consommation, au Nord comme au Sud, les gens ont tendance à manger la même chose, c’est-à-dire des produits « globaux », standardisés. Or, les modèles de consommation sont historiquement diversifiés et à base de produits « locaux ». L’idée est ici de réintroduire ces produits de terroir par le biais des 2 principaux canaux de distribution du monde contemporain : les GMS (grande et moyenne surface) et la RHF (restauration hors foyer). Les géants de la grande distribution sont naturellement demandeurs de produits régionaux qui constituent des « points d’appel » dans les magasins. Pour la RHF commerciale, c’est plus difficile en dehors du haut de gamme. Il est donc suggéré de sensibiliser la RHF collective, c’est-à-dire les restaurants scolaires, des hôpitaux, des administrations et des entreprises. Dans le secteur public (santé, éducation, collectivités locales, etc.), cela pourrait faire partie d’une véritable politique régionale. Les retombées sur l’économie et l’emploi sont évidentes, puisque l’on favoriserait ainsi les circuits courts.
Dans le contexte international actuel, est-ce réaliste ? Est-ce que cela ne pose pas la question d’un consensus international ?
Vous savez qu’il y a des négociations à l’OMC. La dernière en date, celle qui s’est tenue à l’été 2006, a échoué sur la question agricole. Il semblerait qu’il y ait une maturation de cette question. Les orientations indiquées nécessitent évidemment un minimum de consensus au plan intergouvernemental, car elles posent la question de l’allocation des ressources (par exemple, la question des subventions à l’agriculture), mais aussi celle des politiques agricoles et alimentaires qui ont forcément un volet extérieur. Une exception agricole et alimentaire semble aujourd’hui à portée de main après une période de libéralisation débridée. Les gouvernements prennent conscience que le système alimentaire ne peut se gérer de la même façon que l’automobile ou le textile, car l’aliment reste la base de la sécurité physique et psychologique et, donc, de la stabilité politique, à la fois nationale et internationale. Il faut une exception pour ces produits, qui doivent être gérer au plan mondial. En gros, il faut autoriser les subventions à l’agriculture, les aides au revenu agricole et, selon le niveau de richesses des pays, ajuster les politiques internationales. Il faut, par ailleurs, traiter le problème de l’alimentation en même temps que celui de l’environnement, d’où la nécessité de créer une Agence internationale de l’environnement. Et de coordonner le tout.
Propos de table : Discussion avec le public
Une question qui fâche : on parle de tous les remèdes sauf de diminuer la population mondiale ? A ce rythme, la terre sera surpeuplée et il n’y aura bientôt plus de forêt ni de biodiversité
Pour vous rassurer, la population de la planète risque de plafonner, puis de fléchir dans moins d’un demi-siècle. En 2050, nous devrions être 9 milliards : ce sera l’état stationnaire. Après cette date, la population mondiale devrait probablement diminuer.
Une question à double aspect. J’ai lu que José Bové prône l’autosuffisance alimentaire pour ces pays-là. Vous avez dit des choses qui sont peut être un peu différentes. Ce qui peut être choquant pour l’auditoire, et à José Bové, c’est de dire « Allons-y gaiement avec les Ogm pour les pays pauvres ! », comme si on voulait à la fois s’en débarrasser et affirmer en même temps que c’est bon pour les pauvres. Je crois que c’est bon pour tout le monde, et qu’il fallait le préciser
En ce qui concerne la capacité des pays pauvres à se nourrir, cela dépend de leur potentiel agroclimatique. Certains pays disposent de terres et d’eau, le Brésil et l’Argentine par exemple. Du coup, ils peuvent considérablement développer la production, atteindre l’autosuffisance et même exporter. En revanche, d’autres pays n’ont ni terre, ni eau. C’est le cas de la zone sahélienne ou de l’Algérie. Il n’est pas possible d’envisager l’autosuffisance alimentaire dans ces pays, qui vont devoir importer des biens alimentaires. Pour ce faire, il faudra bien que le revenu de ces pays augmentent. Sur la question des Ogm, je pense qu’il faut prendre un peu de distance. Il n’est pas question de coller au pays pauvres ce « fléau ». Les Ogm peuvent rendre de grands services, dans la résistance à la sécheresse, notamment.
Je pense que les pays pauvres n’accepteront les Ogm que si, nous-mêmes, nous les acceptons. Ce serait un service à leur rendre que d’arrêter de déconner en disant que c’est satanique
On en prend de toute façon le chemin, puisqu’une décision de l’Union européenne autorise progressivement les Ogm en Europe. Alors, les États doivent appliquer les réglementations, mais en France il y a des réticences pour des raisons sociales et politiques. J’ajoute que les Ogm peuvent être utiles pour réduire la pollution chimique et économiser des pesticides. La deuxième crise alimentaire de grande ampleur qui nous attend, c’est la pollution par les pesticides.
Michel Griffon propose, dans son livre, des techniques d’agriculture écologique intensive qui peuvent être aussi des réponses à la productivité massive. Il n’y a pas que les Ogm
Bien-sûr, il existe des solutions agronomiques comme, par exemple, revenir à des modèles diversifiés polyculture-élevage, qui permettent d’augmenter la fertilité des sols, etc. Mais, il faut être lucide, on n’attendra jamais, avec ces modèles proches de l’agriculture biologique, les rendements que l’on obtient dans l’agriculture industrialisée, dont il faudra limiter les dégâts.
Pouvez vous nous donner des précisions sur la Chine. Récemment, ce pays a pris des dispositions en faveur de l’agriculture pour alléger la fiscalité
La Chine va atteindre l’état stationnaire. Sa population, très largement concentrée sur la côte, va se stabiliser autour de 1 milliard 300 millions d’habitants. Le gros problème de ce pays, c’est que les ressources en terres et en eau sont insuffisantes. De nombreux observateurs affirment qu’elle va être obligée d’importer une partie de son alimentation. Les mesures fiscales dont vous parlez sont destinées à stimuler la production interne.
Par rapport au réchauffement de la planète, comment ça va se passer ? Restera-t-il suffisamment de terres pour les cultures ?
D’après les simulations réalisées par les climatologues et les agronomes, il devrait s’opérer une compensation au niveau des cultures, avec une migration vers le Nord. Il n’y a aura pas de problèmes considérables. En gros, on peut considérer qu’il y aura encore 6 milliards d’hectares cultivables sur la surface de la terre. Le gros problème que nous avons aujourd’hui, c’est la concurrence entre ce qu’on appelle la chimie verte (les biocarburants, les plastiques issus de l’agriculture...) et les cultures alimentaires. Les conclusions de nos études montrent qu’il faudra dédier en priorité les terres agricoles à l’alimentation. Il est un peu illusoire de penser qu’on va substituer le pétrole par les biocarburants pour l’ensemble de la planète. C’est une vue utopique. Les énergies vertes serviront de tampon pendant un certain temps. Ensuite, il faudra passer à d’autres énergies.
Les milieux de l’agribusiness sont actuellement euphoriques car le coup d’envoi de la chimie verte a été donné (substitution du carbone fossile par le carbone vert). Cependant, les calculettes ont fonctionné et il apparaît clairement que, au moins pour les biocarburants de première génération (issus de la betterave sucrière, du blé, du colza....), en Europe, les disponibilités en terre sont nettement insuffisantes. Cela génère donc une tension entre la production d’aliments et celle d’énergie ou de plastiques.
Il faut se poser la question d’une meilleure valorisation de la terre. En France et dans de nombreux pays, l’alimentation devra être prioritaire, alors que dans certains très grands pays agricoles, comme le Brésil ou l’Argentine, les biocarburants sont économiquement viables.
Est-ce que, potentiellement, techniquement, la planète pourrait nourrir les 9 milliards d’humains à venir ? Si, oui, est -ce que le problème qui s’annonce est encore politique ?
Oui, il y a possibilité de nourrir 9 milliards d’habitants. Les agronomes disent que c’est techniquement envisageable. Le gros problème reste le déséquilibre de la répartition internationale de cette production qui est à portée de main dans les pays riches, mais pas dans les pays pauvres. Bref, il va falloir stimuler la production dans les pays pauvres et la ralentir ou la reconvertir dans les pays riches.
Est-il utopique de penser que, un jour, on pourrait irriguer les déserts ?
Certes, il y a de l’eau en abondance sur Terre et, vous avez raison, on peut dessaler l’eau de la mer Méditerranée pour irriguer le Sahara, mais cela a un coût économique exorbitant. Reste que le problème numéro 1 que nous avons, c’est l’eau douce à la surface de la planète. En 2025, la moitié de la population mondiale, presque 4 milliards d’individus, n’aura pas accès à l’eau potable. Il y a là un problème social et de santé urgents à résoudre, avant tout, même avant celui de l’agriculture. Car il faut boire avant de manger.
Cette Chronique « Comment nourrir 9 milliards d’hommes en 2050 ? » est une des séquences de l’émission du 8 décembre 2006. Accéder à l’Intégrale de cette émission-. Le Plateau du J’GO est co-organisé par la Mission Agrobiosciences, le Restaurant du J’GO et Radio Mon Païs.
Voir les films de la journée "Nourrir l’Humanité, Refaire le Monde" organisée par la Mission Agrobiosciences en Mars 2010 avec Edgard Pisani, Bertrand Hervieu, Lucien Bourgeois, Bruno Maire, Jean-Luc Gréau, Henri Rouillé d’Orfeuil, Jacques Berger, François Papy, Jean-Pierre Poulain, Jean-Luc Mayaud, Jacques Prade, Stéphane Le Foll, Patrick Denoux, Bernard Charlery de la Masselière. Site de Université de tous les savoirs. Canal U
Lire Produire plus et mieux : le casse-tête (chinois ?) des productions animales], une chronique de la Mission Agrobiosciences, mars 2011
Accéder à toutes les publications « Alimentation en Débats du Plateau du J’GO-.Un Télescopage de points de vue de scientifiques, producteurs et cuisiniers sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société organisé par la Mission Agrobiosciences. En collaboration avec le bistrot du J’Go à Toulouse. Rencontres enregistrées et diffusées le troisième mardi de chaque mois de 17h30 à 18h30 et le troisième mercredi de chaque mois de 13h à 14h sur Radio Mon Païs (90.1).