JM. Guilloux. On ne présente plus Edgard Pisani !… Eh bien si, je vais le faire ou plutôt tenter de le faire tant vous êtes une figure qui a traversé notre histoire contemporaine depuis la deuxième guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, où jusque dans cette enceinte de jeunes étudiants sont venus vous voir, vous entendre et converser avec vous.
Car plus qu’une figure, vous êtes une voix… Celle d’une exigence constante et reconnue. Car jamais, Edgard Pisani, vous n’avez changé de cap. Guidé à la fois par une inébranlable conviction républicaine issue de la résistance et une inclination constante pour le destin des hommes, vous êtes l’animateur du combat incessant pour un équilibre du Monde.
Un animateur. Dans votre dernier ouvrage « Une politique mondiale pour nourrir le Monde », vous n’avez pas hésité à réunir de nombreux experts -agronomes, démographes, hauts fonctionnaires, économistes, banquiers, politiques, paysans - et vous leur avez posé vous-même ces questions. Peut-on impunément ruiner la moitié des habitants de la Terre ? Le problème n’est même pas moral, il est concret : que deviennent ces milliards de miséreux ?
Ils ont confronté leurs analyses en séminaire, oralement et par écrit ; sur l’essentiel, leurs visions s’accordent, convaincus que la persistance de soutiens publics à l’agriculture dans certains pays est le principal obstacle actuel au développement des plus pauvres.
Animateur vous l’êtes toujours aujourd’hui en tant que Président d’honneur du Groupe Saint Germain (lancé il y a 4 ans par le député européen Stéphane Le Foll) et qui réunit à la fois des experts et des personnalités politiques pour instruire, inventer et construire une nouvelle politique européenne des territoires, de l’alimentation et de l’agriculture, en lien et en responsabilité avec les grands problèmes du monde.
C’est dans ce cadre que vous avez préconisé récemment, en regard de la carence d’une volonté politique des institutions internationales, de créer sous l’autorité de l’ONU un « Conseil international de la sécurité alimentaire et du développement » chargé de la gestion et de la prévention des crises. En plaçant sous sa responsabilité la coordination des choix stratégiques de la FAO avec ceux du FMI et de la Banque Mondiale, cet outil politique devrait faciliter la mise en place de politiques agricoles et alimentaires adaptées à chaque région du monde et à la mobilisation de moyens financiers.
Parmi les idées-forces qui vous animent, je citerai d’abord celle-ci : « Le Monde aura besoin de toutes les agricultures du monde pour nourrir le monde ». Les profonds changements qui touchent les fonctions et la place du monde agricole nécessitent de refonder la légitimité des aides publiques au sein de chaque société à travers non pas un contrat mais un nouveau pacte. Une attention particulière doit être portée à l’Afrique, au regard de l’histoire qui nous lie et de la géographie qui nous rapproche.
Selon vous, « L’Europe doit être à la pointe de cette évolution. Elle en a la culture et les compétences scientifiques et techniques. Elle en a, surtout, le devoir, au regard à la fois de sa géographie et de son histoire ».
Autre idée-force : « Quand une politique a réussi c’est qu’elle a changé le Monde et puisque le Monde a changé alors il faut changer de politique ». Ceci en écho à la Pac [1] que vous avez fortement contribué à construire dans les années 60 et qui nécessite, selon vous, une refonte totale, une réinvention, et non plus un chapelet de raccommodages.
Vous avez été successivement ministre de l’Agriculture puis ministre de l’Equipement et du Logement (vous y avez lancé le programme Airbus et celui du TGV), Commissaire Européen en charge du Développement et ministre chargé de la Nouvelle Calédonie… car si vous êtes un animateur, vous êtes aussi un habile négociateur.
Vous avez une longue carrière mais vous n’êtes pas un carriériste.
Votre vote pour la censure en avril 1968 suivi de votre démission de l’Assemblée Nationale, contre le projet de gouvernement par ordonnance, reste gravé dans nos esprits. Il vous a coûté le poste de Premier ministre qui vous était promis et a forgé votre figure d’homme révolté à l’éthique irréprochable…
J’ajoute, puisque nous sommes dans l’enceinte d’une Université, que par deux fois vous avez été nommé à l’Education nationale, et par deux fois votre nom a été rayé au dernier moment. Ce ministère demeurera l’un de vos rêves…
On dit de vous que vous êtes un grand Sage. Ceci vous fait éclater de rire : vous dites au contraire que vous êtes « Fou ». Pas pathologiquement fou à lier bien sûr. Mais fou à délier. Comme un résistant. Vous avez été un résistant et vous le demeurez encore aujourd’hui. Acteur clé de la Libération de Paris, vous avez d’ailleurs, on le sait peu, entrepris la rédaction d’un projet de déclaration des Principes de la Nation Française alors que vous étiez otage et risquiez à chaque instant d’être exécuté. Vous vouliez laisser à vos amis une « sorte de testament ».
Le hasard a voulu que vous puissiez fort heureusement vous évader. On pourrait dire - oserai-je le faire ? - que votre œuvre livresque, vos combats, votre intransigeance partagée, votre révolte pour bâtir la raison démocratique… composent ce « testament » ou plutôt cette « disposition » à coopérer au nom d’une communauté de valeurs, sans cesse revisitée, cent fois réécrite qui est toujours le moteur de votre engagement.
N’est-ce pas ce mouvement incessant des idées et des actes que beaucoup reconnaissent en vous au point d’éprouver la nécessité de solliciter constamment votre avis pour agir ? N’est-ce pas votre capacité à écouter la dignité avant d’agir pour lui offrir un destin que dans tous les milieux de l’agriculture, se transmet de générations en générations l’empreinte indélébile de votre figure, de votre nom et de votre action. Laquelle se confond, au présent, à la culture même de ces « gens de l’agriculture »…
De même qu’elle se confond avec le continent africain, dont vous avez rencontré les responsables de toutes les nations, ou presque, si l’on excepte la Centrafrique et l’Afrique du Sud. Vous vous battez inlassablement pour que l’on considère l’Afrique dans le Monde et plus particulièrement depuis l’Europe. Mais pas comme un « être » à qui l’on doit « donner ». « Car le don, dites vous, glorifie le Nord et humilie le Sud ».
Vous ajoutez, « On ne fait pas cadeau du développement car on n’aide pas un être, on aide un faire. L’être, c’est son affaire » Car pour vous, la démocratie, la liberté, le développement, ne sont pas des révélations, ce sont des conquêtes. En clair, l’idéal serait que nous ayons un projet à négocier avec l’Afrique. Un projet qui glorifierait le Sud et ferait de nous son partenaire.
Mais vous n’oubliez pas de regarder l’Europe depuis l’Afrique. Vous rappelez que dans l’histoire notre vieux continent était, pour les Africains, un horizon, une espérance et un exemple qui suscitait l’adhésion… De parents Maltais vous êtes né à Tunis. L’Afrique vous concerne… tant elle concerne toute votre trajectoire…
Vous n’êtes donc pas un « grand sage », c’est d’accord. Mais acceptez vous que l’on vous confère cette forte exemplarité : être tout à la fois « Français », « Européen… » et « Africain » ?
Voir dans l’encadré ci-dessous ses interventions pour la Mission Agrobiosciences :