9 décembre 2021, en direct du studio radio du Quai des Savoirs, BorderLine revenait avec une rencontre des plus mobilisatrices : « Le chercheur-militant, un nouveau citoyen ? ». Face à cette figure, deux positions s’opposent : d’un côté, les tenants d’une « autonomie » des sciences, donc d’une séparation stricte des arènes scientifiques et politiques ; de l’autre, ceux qui plaident au contraire pour une plus grande implication de la recherche dans les débats politiques et sociétaux. Dépasser cette logique binaire, voilà qui devait faire l’objet de ces échanges que synthétise ce Bloc-Note. Un exercice difficile dans le temps imparti, deux heures, et forcément imparfait. Signalons d’emblée un certain déséquilibre des points de vue en présence, que l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS) et son représentant Jean-Paul Krivine n’ont pas manqué de pointer. Ce qui n’a pas empêché la richesse du débat, l’émergence de consensus, de divergences mais aussi de pistes pour aller plus loin.
Les mots du débat
« La science » plurielle. La figure du « chercheur-militant » traduirait l’effacement, le déplacement ou l’amincissement de la frontière traditionnellement posée entre pratique scientifique et engagement au service d’une cause. Pour en saisir les enjeux, commençons par nous entendre sur les mots du débat. Tout d’abord, la « recherche », qu’il faut bien distinguer de la « science » : tandis que la première désigne la science en train de se faire, la seconde représente un corpus de connaissances accumulées en un domaine donné. Pour J-P. Krivine, ingénieur et rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences [1], il faudrait d’emblée « séparer ce qui relève de la science, c’est-à-dire des faits, de ce qui relève du militantisme, c’est-à-dire du jugement de valeur » ; ceci dans l’esprit du principe de « neutralité axiologique » développé par le sociologue Max Weber dans son ouvrage Le savant et le politique (1919). Une vision partagée en demi-teinte par Julian Carrey, physicien à l’Institut National des Sciences Appliquées de Toulouse et membre de l’Atelier d’écologie politique (Atécopol) [2]. : « Les valeurs de chacun n’interviennent pas durant les phases de collecte de données, de mise en forme et d’affichage de ces dernières ». Mais, pour ce qui est du choix des thématiques de recherche et des méthodologies associées, c’est un autre débat ! Et puis, reprend J-P. Krivine, « la science » recouvrirait d’autres acceptions, dont les applications qui sont faites des connaissances acquises : avec l’atome, fabrique-t-on plutôt des bombes atomiques, des centrales nucléaires ou des systèmes radio dans les hôpitaux ? C’est dans cette interface des sciences et de la société que viennent se loger nombre d’enjeux et de divergences. « La science », enfin, désignerait une méthodologie ; sans oublier la communauté des individus qui la pratiquent, leurs institutions ou sources de financements.
Le « chercheur-militant », un cas limite. Reste maintenant à définir la notion même de « chercheur-militant » : tâche délicate car ce qui émerge au fil des échanges, c’est que personne autour de la table ne s’identifie à cette figure, y compris parmi les chercheurs invités à témoigner de leur engagement en faveur d’une cause. Sans compter que tous sans exception s’accordent pour dire qu’un scientifique peut certes militer, mais il doit alors bien expliciter qu’il intervient uniquement en tant que citoyen. Ce n’est donc pas celui-ci qui nous intéresse, pas plus que le « chercheur-militant » qui, selon J-P. Krivine, « instrumentalise la science au service du combat qu’il mène ». Reste enfin cette catégorie de scientifiques qui, s’appuyant sur leur savoir, sont engagés dans des mouvements sociaux, par exemple autour du climat. Voilà ce en quoi se reconnaissent les membres de l’Atécopol. Mais ces derniers de récuser aussi le terme même de « chercheur-militant », qu’ils jugent inadéquat, et de lui préférer celui de « chercheur engagé ». Ainsi, pour Laure Teulières, historienne à l’Université Toulouse Jean-Jaurès et membre de l’Atécopol : « Beaucoup d’entre nous n’assumerait pas ce terme de militant. Surchargé par les représentations sociales, ce dernier laisse entendre que ces scientifiques auraient une attitude partisane ». En clair, pointe l’historienne, « s’il est question d’intégrité scientifique, on est tous d’accord ». D’autant que, rappelle Emmanuelle Rial-Sebbag, juriste et directrice de recherche à l’Inserm, « l’intégrité scientifique, ça ne se discute pas, car cela relève de la loi » [3]. Dès lors, interpelle L. Teulières : « Une fois qu’on a réglé les quelques cas de dérive, que reste-t-il des interactions sciences – société ? » Rien n’est simple car, ainsi que l’explique l’historien des sciences à l’Université Lumière Lyon 2 Pierre Cornu, « nous vivons un moment du rapport sciences – société où des cartes sont rebattues : certains scientifiques se retrouvent dans la rue ou enfermés dans leur tour d’ivoire, sans l’avoir voulu. C’est comme si vous vous trouviez sur une plage au bord de la mer : l’eau vous fait vous déplacer alors que pensiez rester immobile ». Oui, ajoute Francis Chateauraynaud, directeur d’études en sociologie à l’EHESS, qu’il s’agisse de la guerre du Vietnam hier ou de la question du climat aujourd’hui, « il y a des contextes qui changent le statut des individus ». Ainsi, reprend l’historien, « tout l’enjeu est le suivant : sommes-nous dans une trajectoire linéaire où nous viendrions d’un monde parfait, dans lequel la science était rigoureuse et pure, et où l’on irait vers un mélange des genres dénué de toute scientificité ? Ou sommes-nous plutôt en train d’enrichir la science en renforçant sa capacité à réfléchir aux conséquences de ses productions ? » Face à cette question, deux positions irréconciliables dominent avec, d’un côté, les partisans d’une science autonome. C’est typiquement le credo de l’AFIS. De l’autre, il y a ceux, comme au sein de l’Atécopol qui plaident en faveur d’un devoir d’agir et de réflexivité du chercheur, sur la base des données qu’il a accumulées : à grand trait, le chercheur engagé serait donc « celui qui se préoccupe des effets qu’ont sur le monde les connaissances qu’il produit », précise le sociologue et biologiste Alain Kaufmann, également directeur du ColLaboratoire de l’Université de Lausanne.
Lignes de front
La neutralité, un mirage ? Première pierre d’achoppement : l’attitude des scientifiques face aux connaissances qu’ils produisent. Le ton est donné avec F. Chateauraynaud, pour qui « cette idée selon laquelle la recherche s’arrêterait aux portes de l’université touche à la stupidité profonde. Tous les grands théoriciens ont montré qu’une pensée, même la plus formelle, a des conséquences sur le monde. En tirer toutes les conséquences, c’est la responsabilité du chercheur ». Et cela commence dès le choix de sa thématique de recherche. Pour J. Carrey, c’est clair, « travailler sur le véhicule autonome, la 5G ou les simulations du réchauffement climatique, ce n’est pas la même chose ». Idem pour le choix de la méthodologie, jugée non neutre, « ni dans l’imaginaire qui lui est associé, ni dans ses impacts environnementaux ». Imaginons que vous souhaitiez observer le chevreuil dans les Pyrénées. Pléthore d’options s’offrent à vous : « Vous pouvez prendre des jumelles, un papier, un crayon et monter en haut d’une palombière pour tenter de déduire des choses de leur comportement. Mais vous avez aussi la possibilité de prendre un hélicoptère, balancer des seringues hypodermiques sur tous les chevreuils, leur introduire une balise GPS sous la peau, tracer leurs déplacements avec des satellites et les modéliser à l’aide de supercalculateurs informatiques. (…) Bref, ce que vous observez est objectif ; sauf qu’en amont, vous avez fait un choix porteur de conséquences ». Où l’on voit dès ce stade que la notion de neutralité est battue en brèche.
C’est bon à savoir. Cette responsabilité du chercheur face aux données qu’il produit doit-elle en plus encourager ce dernier à l’action ? Pour les membres de l’Atécopol, « savoir et ne pas agir, ce n’est pas savoir » . Ainsi, L. Teulières explique : « Notre engagement résulte d’un devoir moral de faire face à la crise écologique et d’y répondre avec les moyens dont nous disposons. Nous ne nous concevons pas seulement comme des lanceurs d’alerte - l’alerte, cela fait bien longtemps qu’elle est lancée – mais nous réfléchissons plutôt à la question des verrous : pourquoi stagnons-nous dans la situation actuelle, alors qu’elle est déjà largement documentée et porteuse de changement colossaux ? ». Pour l’heure, l’engagement des membres de l’Atécopol s’illustre surtout par la diffusion de textes et de tribunes visant à « secouer le cocotier » : « Nous interpellons les milieux de l’enseignement supérieur et de la recherche sur ce que la science et la technoscience occasionnent dans ce monde ». Or, voici qui représente aux yeux de J-P. Krivine une fâcheuse entorse au principe de « neutralité axiologique ». S’il conçoit tout à fait que « savoir peut effectivement donner envie d’agir », il met en revanche en garde le chercheur : « Dès qu’il est question d’action, on glisse sur le terrain des valeurs. (…) Or, la science n’a ni de valeur, ni d’opinion, ni de morale ». Selon cet aphorisme, la science devrait alors demeurer cet espace préservé, à l’écart de toute influence sociale ou économique. Mais l’est-elle vraiment, y compris dans sa conception défendue par l’AFIS ? « Je ne vois pas en quoi les valeurs que vous portez, de foi en l’innovation technologique, seraient plus neutres que les nôtres », objecte L. Teulières. À ce propos, F. Chateauraynaud indiquait dès son introduction que l’on pourrait aussi exiger « une plus grande indépendance des scientifiques à l’égard des intérêts économiques dominants ». Dans le viseur du sociologue : l’accrochage de certaines disciplines scientifiques aux technosciences, purs produits d’un système « qui a tout de même sérieusement entamé les conditions de vie dans la biosphère : pour aller vite, appelons-le capitalisme ». Quant à la notion de pureté des sciences P. Cornu suggère de renoncer définitivement « à cette idée selon laquelle nous pourrions disposer, dans un monde parfait, d’une science pure et dégagée des contingences matérielles. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’engagement que la science est impure, et c’est même parce qu’elle est embarquée dans le monde qu’elle est intéressante. »
Objets de valeur. Autre mot clef du débat, la question non moins épineuse de l’autonomie des scientifiques à l’égard de la décision publique. Dans l’esprit de l’AFIS, c’est toujours le même héritage wébérien qui prévaut : au savant le soin d’éclairer, au politique celui de décider. D’où cette devise, « la science dit ce qui est mais ne dicte pas ce qui doit être », chère à J-P. Krivine. Lequel n’hésite pas d’ailleurs à se réclamer d’un certain « militantisme » pour cette stricte séparation entre les arènes scientifiques et politiques. Reste que pour E. Rial-Sebbag, il est rare que la théorie résiste à la pratique : « Aujourd’hui, on ne peut plus complètement séparer le fait de la décision publique, tout simplement parce que les scientifiques sont invités à y participer ». Par exemple, lors du vote d’une loi, des scientifiques sont conviés au Parlement pour exposer un certain nombre de faits censés éclairer les décideurs. Et pour la juriste, pas de doute, « ils orientent malgré tout la décision ». Certes, mais alors « comment articuler la science – le fait - avec l’action politique – le jugement de valeur ? » demande un auditeur. Prenons la lutte contre le réchauffement climatique : « La science seule ne donnera pas les réponses », intervient J-P. Krivine, avant d’ajouter que « les faits que l’on détient sur un sujet donné ne déterminent pas le jugement de valeurs que l’on peut avoir ». Et pour cause, « ce qui fait la force d’un organe comme le GIEC, c’est qu’il ne mélange pas tout : il fait le constat du réchauffement climatique et identifie les causes, il évalue les conséquences de différentes trajectoires pour le futur, mais ne se positionne pas en prescripteur de l’action publique ». Les rapports du GIEC, J. Carrey les connaît très bien : il s’appuie dessus pour enseigner le réchauffement climatique à ses étudiants de l’INSA. Mais que faire face à ces jeunes qui « en ont marre des constats » et demandent, « parlez-nous des solutions » ? À partir de ce moment-là, « les solutions ne peuvent s’envisager que comme l’intersection d’un savoir scientifique et d’un système de valeurs. Comme l’a très bien dit J-P. Krivine, en fonction de son système de valeurs, on n’aboutira pas aux mêmes analyses, conclusions et propositions ».
A la limite…
A ce stade des échanges où s’expriment des divergences profondes, certains participants ont tenté de tirer d’autres fils, visant entre autres à dépasser le différend. Cela avait commencé avec cette invite de P. Cornu, selon qui « on ne peut plus faire de la science de manière isolée, ni sans mobiliser le citoyen, l’environnement et le politique ». D’autant que la crise bioclimatique et l’ampleur des problèmes qu’elle pose n’attendent pas. Quant au suisse A. Kaufmann, il ne mâche ses mots : « Ce qui me frappe, c’est de constater à quel point ce que nous autres biologistes avons développé depuis qu’on a inventé l’écologie scientifique nous a finalement très peu protégés contre des impacts absolument délétères sur nos écosystèmes ». Raison pour laquelle « il faudrait non seulement davantage s’interroger sur le déficit de processus de traduction et de reprise des connaissances que nous produisons, pour qu’elles s’inscrivent dans des actions », mais aussi sur la construction d’un « contexte social dans lequel les institutions scientifiques visent d’abord à produire des rapports de confiance et de la participation, sans chercher à combler un déficit de connaissances ». Plusieurs pistes sont à l’étude.
Ça se discute. Au lieu « d’opposer les acteurs en fonction de leurs engagements ou positionnements idéologiques », un des enjeux que soulève F. Chateauraynaud serait de s’interroger sur l’émergence de véritables espaces de discussions et de débats où l’on pourrait voir se déplier les arguments, les expérimentations et les enquêtes scientifiques. En clair, des dispositifs donnant à voir et à entendre « la science en train de se faire et se discuter ». Car, ajoute-t-il, « il n’y a rien de pire qu’une société dans laquelle les savants travaillent de leur côté, sortant des produits dont les industriels s’emparent, tout en faisant des consommateurs mécontents une fois que des problèmes surviennent ». D’où cette idée lancée par L. Teulières et J. Carrey d’engager une « réflexion démocratique sur les cadres de la science », tout en étant lucides sur les constats et les questions que se posent les chercheurs entre eux. Au hasard, prenons celle-ci : que signifie le fait de faire de la recherche dans un monde en décroissance énergétique ? Pour J. Carrey, il semblerait que les scientifiques soient « les plus mal placés pour répondre à cette question. C’est comme si vous demandiez au CNES [ndlr : Centre National d’Études Spatiales] s’il faut persévérer ou non dans la voie de la conquête spatiale : il vous répondra évidemment que oui ». Attention, « cela ne signifie pas soumettre la démarche scientifique au règne de l’opinion », alerte L. Teulières. Mais plutôt articuler la réflexion des scientifiques et des citoyens autour des priorités, des budgets ou des dispositifs dans lesquels on souhaite que s’inscrive la science. En clair, tout ce qui participe de l’amont de la production scientifique ; ceci justement pour aboutir à une décision politique.
Quand la science infuse. Le pendant de cette mise en débat des cadres de la recherche, ajoute L. Teulières, c’est d’identifier « comment se construisent les savoirs scientifiques, et avec quelles parties prenantes ». Notons que là non plus, le scientifique n’est pas seul maître en sa demeure. Explications d’Alain Kaufmann, engagé de longue date dans les relations sciences – société : « Depuis les années 1960, on observe une multiplication des groupes qui produisent des connaissances, des think thanks ou lobbies qui pèsent sur les décisions jusqu’aux ONG d’envergure mondiale, en passant par les groupes de patients dans le domaine des biomédecines ». C’est ce qu’on appelle le tiers-secteur de la recherche. Le problème, c’est que « l’université ne voit pas ce continent immergé de producteurs de connaissances » qui pèsent pourtant sur les agendas politiques. Comment composer avec cette nouvelle donne ? Tous, à quelques nuances près, invitent à prendre le train déjà en marche des sciences citoyennes. J-P. Krivine en distingue deux conceptions : la première, « tout à fait utile » selon lui, consiste en une forme de « militantisme citoyen désireux d’aider la recherche scientifique, notamment à travers l’observation des étoiles ou de la nature ». La seconde, qu’il juge « beaucoup plus contestable » supposerait que « la seule vérité qui tienne soit le fruit d’une confrontation entre la vérité élaborée par les scientifiques, et celle émergeant du terrain ». C’est justement cette dernière conception qui emporte l’adhésion des autres participants, lesquels y voient un puissant levier pour établir de nouveaux rapports de confiance. « Plutôt que de déléguer l’entière production de connaissances à des personnages dont on ne sait pas s’ils sont financés et par qui », F. Chateauraynaud invite les citoyens à « entrer pleinement dans le processus d’enquête ». S’appuyant sur les thèses du philosophe pragmatiste John Dewey, le sociologue y voit là « la meilleure manière de gagner des prises sur le réel et, comme en alpinisme, de s’assurer ». L’objectif ? Que les citoyens cessent de composer un public passif, « attendant les retombées de la science dans les colloques ou présentoirs de vulgarisation scientifique ». Ce n’est pas tout, car la participation aux enquêtes scientifiques permettrait également de s’interroger sur « les intérêts des uns et des autres : pourquoi tu t’intéresses à ça, quels sont tes biais ? » Pour A. Kaufmann, il est ainsi urgent de mieux corréler « ce que l’on appelle l’excellence académique d’un côté, et la pertinence sociale de l’autre ».
C’est riche d’enseignements. Reste à explorer la question de la formation des chercheurs. L’objectif est double : éviter que prolifère une figure radicale du « chercheur-militant » et ses dérives faisant défaut à l’intégrité scientifique, et outiller les chercheurs embarqués parfois malgré eux dans le dialogue avec la société. Car les échanges peuvent s’avérer musclés. Un exemple récent en date, la publication par des scientifiques de l’Université de Lausanne de méta-analyses sur l’effet nul de la chloroquine contre le virus du Covid-19. « Ils ont reçu des milliers d’insultes et de menaces de mort, ce qui représente une situation assez inédite », se désole A. Kaufmann. Problème, jusqu’à présent « on s’occupait de média training, mais pas d’équiper nos collègues pour affronter ce type de controverses et situations conflictuelles », avant d’ajouter qu’une « institution scientifique un tant soit peu responsable ne peut plus former ses chercheurs comme elle le faisait avant ». Mêmes ennuis en France où « les scientifiques sont extrêmement démunis, et leurs jeunes doctorants encore plus », observe E. Rial-Sebbag. Pour y remédier, A. Kaufmann explore quelques pistes, comme celle de mettre en place au sein de son université, depuis vingt ans, des enseignements obligatoires de sciences – techniques – sociétés, mais aussi d’éthique et de déontologie de la recherche. De notre côté de la frontière, la juriste insiste également sur l’importance d’outiller les jeunes chercheurs via l’enseignement de l’éthique des sciences. L’objectif : « Consolider leur capacité à faire des choix responsables et à pratiquer une science dans le sens de l’intérêt général ».
« On ne peut plus faire de la science de la même manière »
Effondrement du mythe de la civilisation du progrès, complexité croissante des objets de recherche et de ses impacts… Comment en est-on arrivé aux tensions vives qui traversent aujourd’hui les relations sciences-société ? Pour le comprendre, convoquons le temps long. Pour l’historien P. Cornu, tout commence avec la fermeture progressive du cycle ouvert par les Lumières : « Loin de cette idée que la raison éclaire le devenir de l’homme et lui permet de s’émanciper de l’erreur et de l’ignorance, les scientifiques se coltinent aujourd’hui le refus de la science ». Car n’oublions pas le choc de la première Guerre Mondiale, « souvent sous-estimé dans les milieux scientifiques », que Paul Valéry documenta en 1919 dans La crise de l’esprit : « Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? ». Au-delà de ces « vécus traumatiques d’expérience », poursuit P. Cornu, s’accentue aussi le sentiment « qu’on ne peut plus faire de la science de la même manière, quand on sait qu’avec la technique, elles peuvent produire des choses qu’on avait refusé d’anticiper ». Troisième repère temporel, les années 1968 : un autre tournant, celui « d’une nouvelle manière de concevoir la science, plus performante pour dialoguer avec la société et charriant avec elle des questions d’une complexité croissante, telles celle de l’environnement ». Conséquence, « ce qui survient dans l’évolution de notre monde et de la recherche, c’est l’inclusion de plus en plus inquiète de la flèche du temps : progressivement, nous prenons conscience que ce dernier crée des irréversibilités, pouvant tout à la fois entraîner des effondrements comme des émergences. Dorénavant, il faut composer avec ce que Valéry nommait déjà les effets directs et les effets d’effets. » Au fil des décennies, scientifiques et citoyens éprouvent donc la même perte, celle de « l’imaginaire du progrès ». « Biberonné au mythe du progrès », J. Carrey peut en témoigner : lorsqu’il s’engage dans une carrière scientifique, sûr de pouvoir « contribuer au bien-être de l’humanité », il avait alors « le sentiment que le bilan était globalement positif ». Le physicien voit aujourd’hui les choses autrement, se demandant plutôt « si le bilan est-il si positif ? ».
Les bloc-notes de BorderLine
[1] Fondée en 1968 par le journaliste Michel Rouzé, L’AFIS se prononce pour une séparation claire entre expertise scientifique et décision politique, affirmant que la « science dit ce qui est mais ne dicte pas ce qui doit être ». À ce titre, elle prend régulièrement position pour regretter un mélange des genres qui conduit à la fois à obscurcir le débat démocratique et à brouiller la parole scientifique. L’AFIS s’inscrit dans le courant rationaliste et promeut la démarche scientifique et l’esprit critique. Pour aller plus loin : https://www.afis.org/
[2] Fondé en 2018, l’Atelier d’écologie politique (Atécopol) rassemble des chercheur.es issus de disciplines variées et de quasiment tous les établissements de recherche toulousains. Leur objectif ? Faire face aux bouleversements écologiques en cours et à venir en tissant des liens entre des connaissances dispersées. Ce, dans la perspective d’utiliser ces savoirs pour informer le débat public et réfléchir aux moyens de réorienter la trajectoire de notre société. Pour en savoir plus : https://atecopol.hypotheses.org/
[3] En France, l’intégrité scientifique est juridiquement encadrée par le Code de la recherche, actualisé en 2021 et disposant qu’elle « contribue à garantir l’impartialité de la recherche et l’objectivité de leurs résultats »