30/06/2023
[BorderLine] Où sont passés les experts ?
Mots-clés: Expertise

L’expertise scientifique : une question mal posée ?

Après avoir évoqué la question du statut de l’expert, celle du poids des expertises collectives, ou encore l’expertise à l’heure du numérique, c’est au tour de Jean-Michel Hupé de livrer sa contribution au sujet de la prochaine rencontre BorderLine "Où sont passés les experts ?"

Jean-Michel Hupé est chercheur CNRS en écologie politique au laboratoire FRAMESPA de l’Université de Toulouse Jean Jaurès et membre de l’« Atelier d’écologie politique », collectif multidisciplinaire toulousain. Dernièrement, il a dirigé l’ouvrage collectif de l’Atécopol « Débrancher la 5G ? Enquête sur une technologie imposée » (Écosociété, 2022) et a corédigé un chapitre de l’ouvrage « Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public » (Seuil, 2022).

D’après le texte de présentation de la table ronde « Où sont passés les experts ? », le problème principal concernant l’expertise serait le suivant : « Pensée pour objectiver une problématique et permettre aux décideurs de prendre une décision éclairée, l’expertise scientifique se trouve ainsi en crise… depuis au moins 30 ans. […] L’expertise ne ferait-elle plus ses preuves ? ». Il me semble que ce qui pose problème dans l’expertise, en fait, c’est la vision même sur laquelle elle repose : la dichotomie implicite entre objectivité et subjectivité, entre faits et valeurs, et l’injonction selon laquelle les scientifiques devraient s’en tenir aux faits pour « éclairer » la décision, qui elle serait politique.

Ce partage des tâches a toujours été problématique, car faits et valeurs sont intrinsèquement mêlés à tous les étages de la construction scientifique, comme nous l’ont appris depuis des décennies les travaux de sociologie et histoire des sciences et d’épistémologie. Mais ce partage est sans doute d’autant plus problématique aujourd’hui que la majorité des questions scientifiques sur lesquelles les politiques sont requis de se prononcer sont d’une trop grande complexité pour atteindre un niveau de consensus scientifique satisfaisant – ce qui était la situation pour le Covid. C’était le constat déjà établi dans l’ouvrage classique de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (« Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique  », Seuil, 2001). La question posée est donc celle des processus de décision démocratique quand la science est incertaine, les enjeux sont élevés (les vies humaines lors du Covid), il y a des conflits de valeurs et d’intérêt (quelles sont les activités qu’on doit arrêter en priorité lors du confinement, à quoi tenons-nous ?), et les décisions politiques sont très urgentes.

Partager leur pouvoir ?

Ces quatre propriétés définissent en fait ce qu’une perspective critique de la philosophie des sciences appelle la science post-normale, en référence à la « science normale » telle que décrite par Thomas Kuhn, cadre dans laquelle il serait possible de choisir les meilleures décisions seulement sur la base des « faits ». La méthode proposée dans ces conditions est de quitter le cadre classique « la science décrit, le politique choisit sur la base des faits », mais d’étendre la communauté des pairs au-delà de sa sphère élitiste traditionnelle (Jerome Ravetz, « Postnormal Science and the maturing of the structural contradictions of modern European science », Futures, vol. 43, 2011, p. 142-148). En d’autres termes, associer les citoyen·nes, toutes les parties prenantes, au travail de recherche, afin d’hybrider connaissances et valeurs. Cela peut paraitre compliqué, mais des méthodologies éprouvées de cette expertise « hybride et collective » existent, elles ne sont pas nouvelles.

Il existe au moins deux familles d’approches : (1) la discussion entre parties prenantes ayant des valeurs et des agendas différents. Joan Martínez Alier dans son ouvrage classique « L’écologisme des pauvres » (Les Petits Matins, 2014 ; première édition en espagnol en 2002) explique bien les vertus d’analyses multicritères. Il existe des outils précis et validés de modélisation pour l’aide à la décision (par exemple https://www.commod.org/) ; (2) les conventions citoyennes, où des citoyen·nes sont prises au hasard, sans agenda préétablis, non représentatives mais diverses, ont la possibilité de se former, en écoutant et en interrogeant des « spécialistes » de disciplines et intérêts variés – et ainsi de créer, sur une question donnée, cette hybridation de connaissances et de valeurs ayant pour objectif le bien commun. Même mise en place de façon très imparfaite par rapport aux meilleurs standards établis après des décennies de pratique de conventions citoyennes (voir par exemple l’analyse qu’en fait Jacques Testart : https://ecopolien.hypotheses.org/seminaires-debats/seminaire-debat-convention-citoyenne-pour-le-climat), la Convention Citoyenne sur le Climat a bien démontré que cette formule fonctionnait plutôt bien. Le problème, et il est de taille, c’est que les pouvoirs politiques et scientifiques acceptent de lâcher prise – de partager leur pouvoir, en somme. Ainsi, lors des « Rencontres des sciences de la durabilité » le 28 juin 2023 à Marseille, Coffi Aholou, de l’Université de Lomé, expliquait à propos d’un exemple d’intervention de chercheurs sur des questions d’aménagement urbain que « ce ne sont pas les scientifiques qui sont les experts ». Les scientifiques ne viennent qu’apporter certaines informations et faciliter la discussion entre les parties prenantes. Les « experts » sont bien davantage les communautés locales qui connaissent leur milieu, leur environnement dans sa complexité, ainsi que leurs besoins et leurs valeurs.

Un exemple illustrera ce qui pose problème lorsqu’on essaie de séparer « faits scientifiques » et décision politique, à propos des dangers possibles pour la santé des ondes électromagnétiques de la téléphonie mobile (Collectif Atécopol, « Débrancher la 5G ? Enquête sur une technologie imposée », Écosociété, 2022). Sur cette question, la principale référence internationale définissant les normes de sécurité est une organisation non gouvernementale, la Commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants (ICNIRP). Ses recommandations sont suivies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Union européenne. Sous couvert de « neutralité » L’ICNIRP revendique une expertise indépendante de la décision politique, en particulier sur la non prise en compte du principe de précaution en cas d’incertitude scientifique. Elle décide donc de se cantonner à rapporter uniquement les « risques avérés ».

Dans une interview, Eric van Rongen, alors à la tête de l’ICNIRP déclare ainsi : « L’incertitude pourrait être une raison pour appliquer des mesures de précaution, mais ce n’est pas à l’ICNIRP de décider cela. […] Les autorités nationales pourraient considérer ces incertitudes suffisamment larges, et les effets possibles suffisamment sérieux, pour prendre des mesures de précaution supplémentaires. [1] » Une telle position est hypocrite car les conclusions de l’ICNIRP sont systématiquement reprises telles quelles par l’OMS ou l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) en France, qui prétendent justement s’appuyer sur « les faits, rien que les faits ». Or la description honnête d’un « fait » scientifique n’est jamais complète si l’on n’énonce pas également sa marge d’incertitude (ainsi que ses méthodes d’élaboration). Si l’ICNIRP faisait cela, elle devrait insister autant sur l’impossibilité d’exclure des risques sérieux pour la santé que sur l’impossibilité de démontrer des effets nocifs.

À propos du GIEC

Un argument en défense de l’expertise au sens traditionnel pourrait venir du traitement de la question climatique. Le GIEC a en effet fait un travail formidable de construction d’un consensus scientifique très large sur l’évolution du climat, permettant aujourd’hui à l’ensemble de la société civile de s’en emparer (et beaucoup mieux que le « politique », d’ailleurs). Le GIEC a bien un mandat très strict de ne pas être prescriptif, dans un idéal classique de séparation du savoir et de la décision. Mais est-ce vraiment un exemple de succès de ce modèle ?

Le GIEC a été créé en 1988 et ses analyses n’ont eu guère de résultats politiques tangibles permettant d’infléchir la courbe des émissions de CO2 pendant au moins 30 ans, en total décalage avec l’urgence. Et ce n’est sans doute pas un hasard : on peut rappeler que le GIEC a été créé à l’initiative de Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour défendre leur modèle économique néolibéral (basé sur la croissance économique dopée aux énergies fossiles) contre les mises en garde des scientifiques du climat. En simplifiant, l’idée était de créer un machin très compliqué, en exigeant un consensus scientifique international ainsi que l’approbation de quasiment tous les États, dans le cadre des Nations Unies, afin de retarder toute action voire d’empêcher l’émergence d’un tel consensus. On ne peut que constater que le stratagème a formidablement bien marché, tant il était vulnérable aux manipulations (par exemple toutes les pseudo controverses orchestrées par les climatosceptiques). Dans une perspective de science post-normale, on en savait largement assez pour une action politique forte dès les années 1980 voire avant. Certes, le GIEC a réussi à surmonter tous les obstacles, et les résultats de ses travaux sont un outil absolument incontournable. Il ne s’agit donc certainement pas de le dénigrer en quoi que ce soit ni de s’en passer aujourd’hui. Mais on a perdu tellement de temps !

Sortir de la zone de spécialiste

On peut s’inquiéter à juste titre de certaines tendances à remettre en cause l’ensemble de la parole scientifique, du risque de ne la considérer que comme une opinion, dans une forme de relativisme généralisé. Les « dérapages » (qui ne sont d’ailleurs pas comparables) de Didier Raoult ou Laurent Mucchielli ont certainement nourri cette défiance envers la parole scientifique et ont suscité des réactions pour tenter de cadrer la parole scientifique publique. Une proposition fréquente de cadrage, en particulier par le CNRS, a été de demander que les scientifiques ne s’aventurent pas hors de leur champ d’expertise, ce qui était le cas de ces deux chercheurs. Cette recommandation est basée sur une erreur logique, car ce n’est pas parce qu’ils sont sortis de leur spécialité que ces auteurs ont dit des bêtises, mais parce qu’ils ne l’ont pas fait correctement, c’est-à-dire par exemple en sollicitant les pairs d’autres disciplines ou en le faisant avec modestie (en somme en gardant l’ethos et la méthodologie de tout bon scientifique). Car refuser la pluridisciplinarité à un·e scientifique, c’est s’exposer à n’avoir que des points de vue scientifiques très focalisés, et donc biaisés concernant des situations forcément complexes et multidimensionnelles.
Pour ne donner qu’un seul exemple emblématique : un·e climatologue peut affirmer aujourd’hui que l’origine de l’effet de serre additionnel est dû à 100% aux activités humaines. Mais s’arrêter là est très insuffisant par son manque de précision, car ce ne sont pas tous les humains qui sont responsables des émissions de gaz à effet de serre. Un tel degré de généralisation amène à renvoyer la responsabilité à un vague « anthropos » alors que les causalités sont beaucoup plus précises et politiques. Ainsi, la proposition du « capitalocène » est plus riche que celle de l’ « anthropocène » (Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, « L’évènement anthropocène », Seuil, 2015). Pour une parole publique, le ou la climatologue devrait se faire aussi historien·ne et sociologue. À l’Atécopol, nous expérimentons de sortir de notre zone de confort de spécialiste afin de pouvoir discuter publiquement de questions complexes et urgentes, en construisant une forme d’expertise collective multidisciplinaire. Cet apprentissage s’accompagne d’une posture publique de modestie, sans renoncer aux exigences de rigueur ni sombrer dans le relativisme.

J-M. HUPÉ, chercheur en écologie politique, ATECOPOL

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