29/06/2023
[BorderLine] Où sont passés les experts ?
Nature du document: Entretiens

"Sur Internet, ce n’est pas le statut qui fait l’expert mais sa capacité à convaincre."

Après avoir évoqué la question du statut de l’expert, ou encore celle du poids des expertises collectives, c’est à un autre aspect du sujet de la prochaine rencontre BorderLine "Où sont passés les experts ?" que s’intéresse cet entretien : l’expertise à l’heure du numérique et des réseaux sociaux.
C’est que, sur la toile, les règles ne sont plus les mêmes : derrière l’écran, ce sont la notoriété et la capacité à convaincre qui font l’expert. Un fonctionnement que décrit Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas et auteur de "Le désenchantement de l’internet. Désinformation, rumeur, propagande" (FYP Edition, 2017, en illustration).

Mission Agrobiosciences-INRAE : Repartons du séminaire organisé en 2017-2018 par France Stratégie « Expert et Démocratie : faire avec la défiance »(1). Vous étiez intervenu sur la question de la médiatisation des experts. Quels étaient alors les points clés ?
Romain Badouard. J’ai été sollicité dans le cadre de leurs travaux sur la dimension médiatique de l’expertise, plus précisément les transformations de l’expertise à l’ère du numérique. France Stratégie cherchait notamment à comprendre ce qu’Internet faisait à l’expertise, comment celle-ci se construisait et en quoi les dynamiques d’Internet se distinguaient de celles des médias classiques.
Pour commencer, signalons que l’expertise sur internet n’est jamais le fruit d’un travail individuel mais d’une discussion entre des individus qui ont, chacun, une expertise limitée. Dans ce cadre, ce qui m’intéressait, c’était les rapports entre délibération et construction de l’expertise, tels qu’ils existent par exemple sur Wikipédia. Quand les rédacteurs et les rédactrices sont en désaccord, sur quoi va se fonder la décision finale ? Comment tranche-t-on ? A la différence des médias traditionnels, sur Internet, l’autorité d’un expert ne repose pas sur son statut mais sa capacité à convaincre ses interlocuteurs. Cette caractéristique est liée au fonctionnement même d’Internet, qui est un réseau ouvert et décentralisé et qui fait que, chacun étant connecté derrière son écran, nous sommes tous et toutes au même niveau. Cette égalité technique d’accès a induit une certaine culture de l’égalité des points de vue, sans préséance d’un internaute à l’autre. Conséquence, pour être entendu, vous devez convaincre. Mieux, évoquer son statut comme gage de sa crédibilité peut même être contre-productif. Par exemple, sur Wikipédia, il est interdit de l’indiquer sous peine d’être exclu du forum des échanges. Le système est donc très différent des médias traditionnels.

Depuis le Covid-19 est passé par là… Tout un chacun a pu constater que ce glissement entre statut et capacité à convaincre a généré une certaine cacophonie. Comment y faire face ? Faut-il réguler le fonctionnement de ces médias atypiques ?
Avant de vous répondre, j’ajouterai ceci : l’égalité dans le débat concerne le fonctionnement d’internet et du web, mais une seconde couche s’ajoute au fonctionnement du web, qui est celui des réseaux sociaux, où la popularité va se substituer à la notoriété. Plus vous avez un nombre d’important d’abonnés, plus votre force de frappe va être conséquente. Or les personnes les plus compétentes dans un domaine précis ne sont pas nécessairement les plus populaires.
S’y ajoute une transformation de la confiance politique et scientifique. Dans le marché traditionnel de l’information, vous faites confiance à vos sources, que ce soit un journal précis, une chaîne de télévision, une station radiophonique… Sur les réseaux sociaux, la source tend à s’effacer au fil des partages et des post. La confiance va se fonder sur un autre marqueur : l’internaute qui a relayé l’information. Reste que cela présente un biais. Si celui-ci partage une information bidon mais que j’apprécie ses post, je vais tout de même avoir confiance dans ce qu’il dit. Cela transforme le débat public sur les questions scientifiques.
Venons-en à la régulation et à l’impact du Covid-19. Auparavant, les grandes plateformes de réseaux sociaux se considéraient comme des plombiers, affirmant que leur rôle était de fournir l’architecture de communication, pas de surveiller ce qui y circulait. L’épisode du Covid-19 a montré que les choses avaient changé. Pour la première fois, on a vu Google donner des bonus et une visibilité accrue aux sources du ministère de l’intérieur et à Santé Publique France. De son côté, Facebook a créé un onglet spécial « Covid » où étaient recensées les sources jugées fiables. D’autres réseaux sociaux ont noué des partenariats avec des journalistes scientifiques, pour opérer un tri entre les informations jugées fiables et celles jugées fausses, pour mettre en avant les premières et invisibiliser les secondes.

Jusqu’où cela va-t-il exactement ? Vont-ils jusqu’à flécher les propos de personnes précises, identifiées comme expertes, un peu comme peuvent le faire des structures comme le Science Media Center(2) ? Avec toutes les questions que cela peut soulever...
Même si les plateformes font un pas vers une plus grande régulation des informations qui circulent sur leurs supports, elles ne souhaitent absolument pas être les arbitres du débat ni endosser le costume du garant de la vérité scientifique. Leur méthode consiste donc à déléguer ce travail à des acteurs tiers. Ainsi, Facebook a mis en place an International Fact-Checking Network s’adjoignant les services de journalistes dans une cinquantaine de pays. Quand une information apparaît fausse ou malveillante, elle leur est transmise. Charge aux journalistes d’en déterminer le degré de véracité puis d’attribuer une note en conséquence qui en fixera le degré de visibilité dans les fils d’actualités. Même méthode sur Youtube, à cette nuance près que ce sont des panels d’internautes ordinaires qui évaluent la crédibilité des sources consultées. En définitive, il y a bien une volonté de contrôler les contenus sans toutefois apparaître comme des censeurs. N’oublions tout de même pas que ces plateformes ont une finalité commerciale. Elles n’ont donc guère intérêt à contrôler trop strictement l’accès à la parole publique, y compris vis-à-vis des réseaux complotistes dans le domaine de la santé qui sont des sources potentielles de revenus.

L’arrivée de l’intelligence artificielle, et avec elle, la capacité de certains outils à produire du contenu peut-elle donner une nouvelle dimension à tout ceci ?
Effectivement. Pour le moment, lorsque nous faisons une recherche sur internet, nous sommes dans une démarche active d’exploration intellectuelle : nous collectons des informations, croisons les sources, évaluons les données… Toutes ne sont pas fiables, néanmoins le processus est actif. Avec l’intelligence artificielle, l’usager se positionne plutôt en consommateur passif, qui reçoit l’information qui lui est fournie par l’outil sans réel recul critique, comme sur Chat GPT par exemple. Autre aspect, la question des sources : quels sont les documents mobilisés par un outil tel que ChatGPT dans l’élaboration de sa réponse ? Quelle est la proportion de sources fiables, non fiables ? L’outil va probablement avoir tendance à livrer des informations vraisemblables sans pour autant être vraies.

Quels sont les points aveugles ou les impensés sur cette question des experts et des médias ?
Premièrement, tout le monde s’accorde à dire que la quantité d’informations circulant sur Internet implique la mise en place d’une éducation aux médias. Pour autant, il n’y a pas véritablement de réforme sur ce point. Deuxièmement, il y a un intérêt, de mon point de vue, à créer une forme d’éducation au débat qui croiserait culture scientifique et culture médiatique Selon quelles étapes – observation, expérimentation, validation, évaluation ? Cela permettrait de montrer qu’il existe différents systèmes de création de connaissances, qu’ils procèdent de logiques différentes et que, en situation d’incertitude, certains sont plus performants que d’autres. C’est une dimension éducative importante.

Propos recueillis par L. Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE, le 20 juin 2023

(1) Séminaire organisé par France Stratégie en 2017-2018, sous la direction de Daniel Agacinski, et qui a donné lieu à la publication de plusieurs documents tous accessibles gratuitement. En savoir plus
(2) Science Media Center : association britannique pensée pour mettre en relation les journalistes avec un.e chercheur.euse sur un sujet donné, afin de lutter contre la désinformation ou les fake news. Cette initiative reste critiquée, l’une des principales interrogations étant la "mise sous tutelle de l’information scientifique" (Le Monde).

R. Badouard, Sc. de l’information et de la communication.

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