28/07/2023
[BorderLine] Où sont passés les experts ?
Nature du document: Contributions
Mots-clés: Climat , Expertise

l’expertise scientifique et le GIEC : à propos d’une controverse

En amont de la rencontre-débat BorderLine intitulée "Où sont passés les experts ?", le chercheur en écologie politique Jean-Michel Hupé livrait dans nos colonnes son regard, critique, sur le modèle actuel de l’expertise scientifique. Lundi 24 juillet, le journaliste scientifique Sylvestre Huet y réagissait sur son blog Sciences² à travers un commentaire, écrit-il, "que l’on peut juger acide". Après un échange par mail avec S. Huet, réponse de Jean-Michel Hupé.

Jean-Michel Hupé est chercheur CNRS en écologie politique au laboratoire FRAMESPA de l’Université de Toulouse Jean Jaurès et membre de l’« Atelier d’écologie politique », collectif multidisciplinaire toulousain. Dernièrement, il a dirigé l’ouvrage collectif de l’Atécopol « Débrancher la 5G ? Enquête sur une technologie imposée » (Écosociété, 2022) et a corédigé un chapitre de l’ouvrage « Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public » (Seuil, 2022).

Le journaliste scientifique Sylvestre Huet a réagi sur son blog à propos du passage de ce texte concernant le GIEC (https://www.lemonde.fr/blog/huet/2023/07/24/lexpertise-le-giec-le-politiste/). Sa réaction, dans un style inutilement polémique, témoigne d’une certaine incompréhension de l’intention de notre propos, ainsi que de divergences de fond que nous avons pu mettre en évidence lors d’échanges que nous avons initiés suite à ce blog. Quelques éléments de clarification permettront j’espère aux lecteurs et lectrices de mieux appréhender la nature de la discussion.

La question que je posais à propos du GIEC était de savoir s’il s’agissait d’un exemple où le modèle classique de l’expertise (séparation du scientifique et du politique) était un succès, ce qui semblait à première vue évident. Mais ce qu’on définit comme « succès » peut être décliné de multiples façons. J’ai décidé d’exposer le fait tout ce qu’il y a de plus consensuel que l’augmentation des émissions mondiales de gaz à effet de serre ne s’est pas infléchie depuis la création du GIEC. Il n’était pas question d’attribuer cet échec au GIEC, comme Sylvestre Huet m’en attribue l’idée « farfelue ». Mais il ne parait pas si « naïf » de s’interroger sur l’absence de conséquence significative des discours d’alarme du GIEC. Ma proposition de réfléchir dans le cadre de la science post-normale à ce qu’on aurait pu faire, à ce qu’on pourrait faire, à propos du changement climatique revient simplement à réfléchir à ce que pourrait être une « démocratie technique ». Il ne s’agit évidemment pas d’ignorer ne serait-ce que tous les rapports de pouvoir en jeu, ce qui est l’un des objets principaux de l’écologie politique, mais ce n’était pas le sujet ici.

Une affaire d’historiens et historiennes

La première divergence de fond concerne la lecture historique de la décennie 80 ayant conduit à la création du GIEC. La question était de savoir à partir de quand « on en savait assez » pour engager des actions politiques fortes pour réduire l’usage des énergies fossiles. Je laisse aux historiens et historiennes (que nous ne sommes ni Sylvestre Huet ni moi) le soin de nous éclairer sur la nature et l’appropriation des savoirs de cette époque sur le climat. Je préciserais juste que ma proposition, évidemment discutable, n’est sans doute pas si « ahurissante » que cela, car elle s’appuie évidemment sur des travaux scientifiques. J’avais notamment en tête une publication reconnue (si l’on se fie aux nombres de citations) et qui me semble particulièrement bien informée par Shardul Agrawala en 1998 (« Context and early origins of the Intergovernmental Panel on Climate Change », Climatic Change 39, 605-620). On peut y lire qu’en 1985 « il y avait suffisamment de connaissance scientifique sur le changement climatique, aucune évaluation supplémentaire n’était nécessaire, et c’était l’heure de l’action politique ». Dans son commentaire puis dans nos échanges, Sylvestre Huet estime quant à lui que le tournant majeur n’a eu lieu qu’en 1987 avec les résultats par Jouzel, Lorius et collaborateurs des mesures de variations de concentration de gaz à effet de serre depuis 160,000 ans obtenues à partir de carottes de glace (Nature 329, 403-408).

Ces questions historiques ne concernent pas directement la question posée de l’expertise. Cette mini-controverse à notre niveau de non-historiens m’évoque cependant la discussion passionnante entre notamment Christophe Bonneuil et Dipesh Chakrabarty sur l’émergence ou non d’une nouvelle « conscience planétaire » (Christophe Bonneuil : « Le global et le planétaire », La vie des Idées, 2023).

Une autre voie était-elle souhaitable ?

Une seconde divergence de fond concerne ce qu’on inclut dans le « savoir » du changement climatique. Pour Sylvestre Huet, la question principale est de « faire la balance entre les risques du changement climatique futur et les avantages de l’usage massif des énergies fossiles ». Un des mandats donnés au GIEC, rappelle-t-il judicieusement, était de proposer comment concilier le développement (croissance économique) avec les problèmes causés par le changement climatique. Tant que l’équation du « développement durable » (le rapport Brundlandt « Our common future », où l’expression est popularisée, est publié en 1987) n’est pas résolue, il est en effet difficile de savoir « ce qu’il faudrait faire ». Cet argument, à mon avis, renforce plutôt ma suggestion qu’une autre voie aurait été souhaitable dans les années 80 : demander au GIEC de concilier l’inconciliable (croissance économique et limites planétaires, pour le dire d’une façon qui m’est davantage familière – voir par exemple Timothée Parrique, « Ralentir ou périr », Seuil, 2022) semble en effet une recette parfaite pour l’inaction. Dans une perspective de science post-normale, les termes du débat (climat, croissance, mais aussi pollution, bonheur, inégalités, colonialisme, aliénation …) ne seraient ni fixés a priori, ni décidés par des scientifiques ou des politiques, mais par une communauté la plus large possible d’intérêts et de valeurs. Il ne serait donc pas nécessaire de commencer par décider si la croissance économique permise par les énergies fossiles est une « bonne » (tendance Steven Pinker) ou une « mauvaise » chose (tendance Jason Hickel). Poser les choses de cette façon n’est pas anachronique, car si « l’hégémonie culturelle » du dogme de la croissance était évidente dans les années 80 (elle ne commence à se fracturer que depuis quelques années, et beaucoup trop lentement), les constats des ravages du capitalisme industriel sont tout autant une constante historique, particulièrement dans les années 60 et 70 (avec l’emblématique « The Limits to growth » du rapport au Club de Rome en 1972).

Mais là encore, les divergences qu’on peut deviner entre mon appréciation de la situation et celle de Sylvestre Huet ne concernent pas directement la question proprement dite de l’expertise, à savoir quel modèle est souhaitable (un modèle est par définition une utopie) pour les rapports entre science et société. Sur ce sujet, l’exemple du GIEC n’était qu’un exemple parmi d’autres pour susciter la réflexion et non pour réécrire l’histoire ou proposer de l’histoire fiction.

Réponse de Jean-Michel Hupé à Sylvestre Huet

Lire la première contribution de Jean-Michel Hupé, sur le site de la Mission agrobiosciences-Inrae : https://www.agrobiosciences.org/sciences-et-techniques-du-vivant/article/l-expertise-scientifique-une-question-mal-posee

Lire l’article de Sylvestre Huet, sur le blog sciences² hébergé par le journal "Le Monde" : https://www.lemonde.fr/blog/huet/


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