11/10/2024
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Les compensations écologiques sous tensions

Quel rapport entre le projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, celui de l’A69 reliant Castres à Toulouse ou le parc photovoltaïque Horizeo dans les Landes ? Ces projets vont impacter des espaces naturels ou semi-naturels avec l’obligation d’engager une action de compensation écologique. Les adeptes de cette mesure y voient une manière de corriger une perturbation d’aménagement environnemental alors que ses détracteurs estiment qu’il s’agit d’une manière de se donner une bonne conscience écologique à peu de frais sans que les promesses de compensation soient réellement tenues et réalisées, voire de se doter d’un droit à détruire. Le point sur les arguments et les ressorts d’une approche controversée.

Par Valéry Rasplus, Mission Agrobiosciences-INRAE.

« Gagnant-gagnant » ?

Commençons par une définition. Une compensation écologique est une démarche de politique publique environnementale dont l’objectif est de corriger, par équivalence en nature, l’ensemble des impacts (socio)écologiques jugés négatifs engendrés par un projet d’aménagement (autoroute, voie ferrée, lotissement, zone d’activité commerciale ou industrielle, parc d’attraction…) en vue d’atteindre l’idéal de zéro perte nette (no net loss) en biodiversité. Dans l’absolu, il s’agit de gagner autant que l’on a perdu en termes d’espèces, d’habitats, de fonctionnalités, de services écosystémiques, de perception de bien-être [1] … A quel moment doit-on la mettre en place ? Cette démarche intervient quand des mesures d’évitement et de réduction d’impacts sur un environnement donné n’ont pu aboutir et qu’il reste des traces significatives d’impacts désignés comme « résiduels », c’est-à-dire d’impacts qui n’ont pas pu être évités ou réduits d’une manière jugée satisfaisante. Une compensation cherche donc à concilier, dans une optique « gagnant-gagnant », une démarche économique d’aménagement avec une démarche socio-écologique de conservation de l’environnement (biodiversité, paysage…). Une fois que l’on a posé le cadre, comment cela s’opère concrètement sur le terrain ? Généralement tout commence à se mettre en place en amont (ex ante) de l’activité impactante, quand on sait que cette dernière va perturber, d’une manière directe ou indirecte, permanente ou temporaire, l’environnement immédiat. C’est le cas de la destruction d’une zone humide sur le lieu même du projet d’aménagement. Mais cette mise en place peut aussi être activée à la suite (ex post) d’un évènement imprévu qui aura un fort impact sur l’écosystème. C’est le cas par exemple d’un accident terrestre ou maritime causant une pollution pétrolière. Avant de savoir si l’on peut se passer des compensations écologiques, regardons brièvement quand et comment elles sont apparues dans le champ environnemental.

Une timide mise en place

Si la première mention de compensations apparaît dès 1971 lors de la Convention internationale de Ramsar, les Etats-Unis font figure de pays pionnier en matière de compensation d’impacts résiduels. Cette mesure est portée dès 1972 par la loi sur l’eau (Clean Water Act), mais son opérationnalité effective ne rentrera en vigueur que vingt ans plus tard. Les zones humides furent les premiers espaces concernés. Au début des années 1980 plusieurs initiatives privées, comme celle de la Tenneco Oil Company, commencèrent à mettre en place des banques de compensation comme instruments de gestion des impacts environnementaux, dont les leurs. Ces banques ont une double casquette : elles sont à la fois des organisations économiques, publiques ou privées, et les terrains achetés exprès en vue de compenser des zones impactées. Instruments de marchés de la nature et du vivant, investissant dans le capital naturel, ces banques répondent aux demandes de permis d’impacter en offrant un service de vente de crédits compensatoires d’actifs naturels. Cette mise en économie de l’environnement a favorisé l’émergence dans les années 2000 de près de 1 200 banques de compensation de surfaces variables. Traversons maintenant l’Atlantique. En France il faudra attendre 1976 pour que le principe de compensation écologique commence à être questionné à partir de la loi portant sur la protection de la nature (encadré 1) et être réellement appliqué sur le terrain à partir des années 2000, instituant dans la foulée les premiers sites naturels de compensation (encadrés 2 et 3) à l’image des banques de compensation dont la finalité est de vendre aux aménageurs des unités de compensation. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de mise en œuvre car « pour la majorité des projets de compensation le préfet de région est l’acteur décisionnaire. Or, il est chargé à la fois de faire appliquer les règlementations environnementales et d’assurer le développement économique de sa région, ce qui peut poser des problèmes de gouvernance » [2].

Quand le juridique donne un cadre aux compensations

La loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, indique que « La protection des espaces naturels et des paysages, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la protection des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent sont d’intérêt général. Il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel dans lequel il vit. Les activités publiques ou privées d’aménagement, d’équipement et de production doivent se conformer aux mêmes exigences. La réalisation de ces objectifs doit également assurer l’équilibre harmonieux de la population résidant dans les milieux urbains et ruraux ».

Le Code de l’environnement stipule à l’article R122-13 que « Les mesures compensatoires mentionnées au I de l’article L. 122-1-1 ont pour objet d’apporter une contrepartie aux incidences négatives notables, directes ou indirectes, du projet sur l’environnement qui n’ont pu être évitées ou suffisamment réduites. Elles sont mises en œuvre en priorité sur le site affecté ou à proximité de celui-ci afin de garantir sa fonctionnalité de manière pérenne. Elles doivent permettre de conserver globalement et, si possible, d’améliorer la qualité environnementale des milieux. » (Version en vigueur depuis le 01 avril 2019).

Zoom sur la compensation écologique en France

Le site Géoportail de l’IGN recense plus de 6 000 « mesures compensatoires prescrites des atteintes à la biodiversité » en France, hors Outre-Mer en 2024. Ce chiffre global lisse le caractère très inégal selon les régions.

Carte de France du nombre de mesures compensatoires par régions
Carte de France du nombre de mesures compensatoires par régions
Crédit : Valéry Rasplus / Source : Géoportail

Cette accumulation de chiffre peut se traduire autrement : le Nord-Ouest (4 régions) arrive en tête avec 2308 mesures pour 128 347 km², puis le Sud-Est (2 régions) avec 1198 mesures pour 101 111 km², le Sud-Ouest (2 régions) avec 1150 mesures pour 156 533 km² et enfin le Nord-Est (3 régions) avec 1039 mesures pour 137 030 km², mis à part l’Ile-de-France et la Corse.

Les mesures compensatoires, qui sont des indicateurs de perturbations environnementales, sont plus importantes dans le Nord-Ouest (1 pour 56 km²) et le Sud-Est (1 pour 84 km²) que dans le Nord-Est (1 pour 132 km²) et le Sud-Ouest (1 pour 136 km²).

Les sites de compensation en France

Selon la base de données GéoMCE, du commissariat général au développement durable, la France est dotée de 2 840 sites de compensation, inégalement répartis et renseignés selon les régions, pour une surface totale de seulement 10 364 ha [3]. A quoi il faut ajouter, dès 2008, l’existence de site naturels de compensation (SNC) et de réserves d’actifs naturels (RAN).

Il existe actuellement quatre SNC en France : « Cossure » dans les Bouches-du-Rhône, « Yveline-Seine-Aval » en région Île-de-France, « Combe Madame » dans les Alpes, « Sous-bassin versant de la Vallée de l’Aff » en Bretagne, avec des gains écologiques plus ou moins significatifs selon les derniers retours d’expériences [4].

Alors que deux projets de SNC ont été abandonnés en 2016, « Gorges de l’Hérault » près de Montpellier et « Alsace-Grand Hamster » près de Strasbourg, trois projets sont actuellement en cours de réflexion : « Poitou-Charentes-Avifaune de plaine » non loin d’Angoulême, « Val de Loire » près de Nantes, et « Nord-Pas-de-Calais ».

Changeons d’échelle et élargissons la focale. Dans les autres parties du monde, les pays mettant en pratique les mesures compensatoires sont plutôt situés en Amérique du Nord, en Europe, puis en Asie et en Amérique du Sud. Le Moyen-Orient et l’Afrique en sont inégalement dotés [5]. A défaut de lois et de règlementations, les compensations écologiques peuvent prendre la forme de compensations volontaires. Encore faut-il que les compétences humaines soient présentes et les moyens disponibles. Dans tous les cas, les méthodes d’évaluation peuvent être très différentes d’un pays à l’autre et les résultats, en termes d’objectifs atteints, peuvent être très inégaux et plutôt modérés comme l’a montré une étude comparative portant sur 29 pays à travers le monde [6].

Carte des Pays mettant en œuvre un mécanisme de compensation dans le monde
Pays mettant en œuvre un mécanisme de compensation dans le monde
Source : BIODIV’2050, n° 3, mai 2014

Et en pratique ?

Si, pendant des décennies, les pertes environnementales (nettes et résiduelles) n’étaient pas ou très peu sujettes à des mesures compensatoires, l’environnement et la biodiversité ne peuvent plus être ignorés par les porteurs de projets ni les sous-traitants qui se voient contraints de respecter toute une série de réglementations. En partant du principe du pollueur-payeur (1972), « les entreprises réalisant des projets ayant un impact négatif sur les écosystèmes participent aux opérations visant à restaurer ou recréer le milieu naturel en contrepartie du dommage écologique » [7] . Ainsi, lors de la conception d’un projet d’aménagement, les maîtres d’œuvres – que ce soit l’Etat, des collectivités territoriales, des organismes publics ou des sociétés privées, des particuliers – sont contraints de respecter la séquence ERC, c’est-à-dire de chercher à Eviter, Réduire, Compenser les impacts négatifs sur l’environnement ciblé, le lieu de l’aménagement du projet.

Dans la chronologie des actions possibles, en amont du projet d’aménagement, à défaut d’avoir pu obtenir l’évitement et la réduction des impacts, la recherche de compensation est mise en œuvre afin d’éviter une perte nette de la biodiversité au niveau local. Contrairement aux mesures de réparations primaire, souhaitant idéalement ramener un environnement à son état initial – proche de sa trajectoire historique – avant toute perturbation d’aménagement, les mesures compensatoires doivent pouvoir gagner en quantité autant qu’en qualité environnementale, c’est-à-dire disposer d’un gain (net-gain), une plus-value, par rapport à la situation de départ de la zone impactée, et éventuellement anticiper l’évolution de sa trajectoire future. Par un tour de passe-passe, l’aménagement du projet n’est plus associé à une perturbation environnementale, plus ou moins importante, mais à une démarche de conservation et d’amélioration assistée de l’environnement et de la biodiversité. Dans cette optique, la compensation peut être utilisée comme argument de communication par certaines entreprises afin de publiciser leur projet misant sur une moindre empreinte environnementale associé à un gain écologique. Toutefois, si l’aménageur ne peut pas assurer de mesures compensatoires, le projet est normalement à l’arrêt. Ainsi la doctrine de 2012 relative à la séquence ERC indique que « Dans le cas où il apparaîtrait que les impacts résiduels sont significatifs et non compensables, le projet, en l’état, ne peut en principe être autorisé » [8] .

Que valent les études d’impact ?

L’étude des impacts environnementaux sur une zone donnée consiste d’abord à évaluer l’état initial de l’espace de référence qui va être touché par l’aménagement, à partir d’inventaires et d’indicateurs sélectionnés (surfaces, habitats, espèces, fonctions, services écosystémiques…), puis à se projeter sur les effets potentiels que ce dernier va subir et enfin à proposer des mesures d’évitement (l’impact est complétement supprimé), sinon de réduction (l’impact est supprimé en partie) ou si les deux premières mesures n’ont pu aboutir à engager une mesure d’ingénierie de compensation avec comme objectif de réaliser une plus-value écologique sur ce qui a été perdu sur le terrain impacté. Sans oublier d’évaluer le coût de chaque partie de la séquence ERC. Ces études d’impacts sont placées sous la responsabilité de l’aménageur qui est accompagné de partenaires experts comme des bureaux d’étude spécialisés en environnement, des associations de protection de l’environnement, des naturalistes... avec lesquels il négocie les compensatoires envisagées.

Mais évaluer ne va pas de soi. Il peut exister une mauvaise évaluation des impacts résiduels. Ceux-ci peuvent être considérés comme non significatifs et donc finalement être non compensés. Il peut exister aussi une qualification biaisée des mesures ERC où ce qui est considéré comme un évitement est en réalité une réduction (on surestime le premier et on sous-estime le second) [9] . La standardisation des méthodes d’évaluation peut être jugée trop uniformisatrice et abstraite. Ce qui aurait tendance à simplifier les niveaux d’équivalence (entre la biodiversité impactée et compensatoire) et à lisser les spécificités, l’histoire ainsi que la complexité et la dynamique des écosystèmes engagés.

Pas d’évaluation des compensations

Qu’en est-il au niveau des résultats des évaluations, concernant, cette fois, les sites de compensation ? Selon Sébastien Desbureaux, chercheur en économie de l’environnement, il existait en 2022 « plus de 12 000 programmes de compensations de biodiversité dans le monde. Moins de 0,05 % d’entre eux ont été évalués. » Ce qui laisse une large part d’incertitude quant aux résultats globaux des mesures de compensation. Le chercheur précise que « les évaluations sont difficiles à mener car elles impliquent de comparer les résultats observés à ce qui se serait passé sans l’intervention ». Malgré cet avis, les défenseurs de la compensation y voient un instrument écoresponsable efficace capable d’atténuer des perturbations environnementales négatives et de renforcer la conservation de la biodiversité tout en sauvegardant une activité de développement économique. Ainsi, pour Martial Gerlinger, directeur général d’Atosca, concessionnaire de l’A69 « ce projet d’autoroute est clairement le plus vertueux jamais lancé en termes d’environnement. Qu’il s’agisse d’évitements, de compensations, de continuité écologique ou de prise en compte des risques hydrauliques » [10] associé à un souhait de « désenclavement économique » du territoire. Parmi les opposants à l’A69, l’Alliance écologique et sociale voit dans ce projet « la promotion du tout routier, l’artificialisation des sols, [qui] sont tout l’inverse de ce qu’exige l’urgence environnementale » [11] . Ses détracteurs l’associent à une sorte de vernis écologique, une fausse solution, qui laisserait penser que tout environnement -comme objet marchand - est compensable et substituable à souhait, et qu’il servirait à justifier l’empreinte environnementale de l’homme sur le milieu sans fixer des limites toujours bien définies. Ce qui se traduit parfois par une comparaison entre compensations écologiques et droit à détruire la nature [12].

Des tensions récurrentes

Être arrivé au niveau des compensations peut être vu comme un aveu d’un échec manifeste pour ne pas avoir su trouver une solution alternative à la séquence ERC ni avoir pu consolider les mesures d’évitement sinon de réductions des impacts. D’où les pressions afin de favoriser, dans la séquence ERC, les parties évitement (en priorité) et réduction (faute de mieux), évitant ainsi une compensation qui pourrait s’avérer à la fois incertaine et incomplète, mais aussi inadaptée face aux enjeux écologiques. De fait, certains scientifiques, issus de l’Atelier d’écologie politique de Toulouse, jugeant son principe fallacieux, en demande l’interdiction [13]. Pour ces derniers il importe de « réduire les interactions excessives et restaurer ce qui peut encore l’être ».

Une critique majeure souligne le caractère illusoire « de proposer de compenser une dégradation avérée au présent par des mesures aux effets futurs dont l’efficacité et la permanence ne sont jamais garantie » [14]. En effet, comment être sûr de compenser pleinement en nature ce qui a été perturbé sur le site impacté et de retrouver sur le site compensé une équivalence, une juste compensation, au niveau des espèces, des habitats, des fonctionnalités, des connectivités et des relations complexes ? L’espace aménagé peut également perturber les interactions et le fonctionnement d’espaces mitoyens qui ne feront pas œuvre d’attentions particulières car situés hors zone d’impact. Pour des auteurs, la notion d’équivalence « correspond à une vision mécaniste et simpliste de la biosphère dans laquelle un rouage pourrait être remplacé par un autre » [15]. A défaut, on chercherait à se rapprocher de cette équivalence, sans être identique. Dans les faits, la littérature consultée indique que les démarches de compensation sont relativement incomplètes en termes de biodiversité : le taux de réussite se situe autour d’un taux de 70%, à des échelles de temps longues calculées en décennies. Les pertes de biodiversité ne sont jamais compensées à 100% [16] . Au final « les évaluations observées, tant dans les textes que dans les pratiques et les connaissances, ne permettent cependant pas de conclure à une amélioration significative de la situation en matière d’atteinte de l’objectif d’absence de perte nette, comme stipulée dans la loi de 2016 » [17] . Engager une démarche de compensation c’est accepter des pertes socio-environnementales (les pertes seront le plus souvent supérieures au gain) et la substitution d’un espace initial par un autre de remplacement. D’où les tensions récurrentes lorsqu’un projet d’aménagement est annoncé même accompagné de mesures compensatoires.

Parmi les autres difficultés rencontrées, on peut citer l’épineuse question de l’accès au foncier du site d’accueil, et ce d’autant que ce site devra avoir, outre des caractéristiques biogéographiques et bioclimatiques identiques ou proches, une surface au moins supérieure à celle impactée, ce qui n’est pas toujours le cas. Selon Benoit Dauguet, historien des sciences et des techniques, auteur d’une thèse portant sur la question des compensations écologiques, « les opérations de compensation tendent à être réalisées en fonction des opportunités foncières qui se présentent et non des enjeux écologiques » [18] . Pour Fanny Guillet, sociologue au Muséum national d’histoire naturelle, « les exploitations agricoles intensives ne vendent pas leurs parcelles, et personne ne veut mettre l’argent nécessaire pour désartificialiser un ancien site d’usine. Cela coûterait trop cher » [19] . Interrogé par le quotidien Sud-Ouest, Thierry Charlemagne, directeur environnement chez Vinci concessions, note qu’« il est très difficile de convaincre des propriétaires et des agriculteurs de racheter leur terre ou de signer des conventions avec eux pour faire de la compensation. Cela dépend de la sensibilité écologique de chacun » [20] . Sauf à détenir déjà le foncier, la recherche d’un site compensatoire d’un seul tenant peut se transformer en recherche d’une myriade de petits sites de compensation. Outre que l’aménageur peut se trouver dans l’impossibilité d’acquérir un terrain privé de compensation et en vient à rechercher un accord avec un établissement public afin de lui trouver un foncier public pour débloquer la situation [21] , il peut arriver que « la distance entre site compensatoire et site impacté est parfois définie en fonction du coût et de la disponibilité du foncier pour la compensation et non pour sa cohérence écologique » [22] . Cet accroissement de la distance entre la zone impactée et la zone compensatoire peut entraîner un phénomène d’inégalité d’accès environnemental.

Soulignons un paradoxe : faciliter l’accès au foncier c’est d’une certaine manière faciliter la phase de compensation au détriment de la phase d’évitement des impacts qui devrait être privilégiée. De son côté, l’aménageur peut préférer investir dans la réduction de l’impact, en intensité et en durée, plutôt que s’engager dans une phase d’évitement pensée comme trop contraignante ou dans la phase de compensation jugée couteuse et soumise à une obligation de résultat sur le long terme (alors que l’impact est basé plutôt sur du court ou moyen terme). Les stratégies d’acteurs ne suivront pas forcément l’alignement hiérarchique ERC. Pour l’écologue Brian Padilla et l’économiste Coralie Calvet « En s’appuyant sur les analyses empiriques de l’efficacité de la compensation dans son ensemble, nous pensons qu’il est nécessaire de faire évoluer le débat non pas vers les modalités de mises en œuvre des compensations, mais davantage vers les modalités qui justifient la mise en œuvre des activités humaines qui entraînent un effondrement de la biodiversité ». [23]

D’autres difficultés peuvent s’ajouter à la liste, comme la pérennité de l’espace compensatoire impliquant une sanctuarisation du terrain, la possibilité d’un financement et d’un suivi à long terme – administratif, écologique, de contrôle - qui peut atteindre au moins une trentaine d’années… Sachant qu’au-delà du délai de prescription de la mesure compensatoire, si aucune mesure de conservation n’est prise, un terrain compensé peut accueillir un projet d’aménagement qui génèrera des impacts environnementaux et engagera la recherche d’un terrain de compensation.

Un manque de moyens

Pour Harold Levrel, professeur d’économie écologique à AgroParisTech et spécialiste des compensations écologiques, la démarche doit affronter la difficulté de disposer de suffisamment de personnel - formé aux questions environnementales - pour gérer « l’augmentation du nombre de dossier à traiter, et des contrôles à réaliser, dans un contexte de stagnation des ressources humaines et d’accroissement, depuis le début des années 2000, du nombre de lois et de règlementations environnementales en vigueur ».
Enfin, un point important concerne les sanctions judiciaires à la dégradation environnementale (Sesame n°14). Celles-ci vont plutôt de l’abandon de poursuite au simple rappel à la loi, si ce n’est à des amandes assez peu dissuasives. Harold Levrel précise que « la France est l’Etat membre de l’Union européenne qui a le plus de précontentieux avec l’Europe pour manquement à l’application du droit communautaire en matière de conservation de la biodiversité ». Et de constater « qu’il existe un manque de volonté politique à faire appliquer de manière stricte la réglementation relative à la séquence ERC, comme le montre le faible taux de sanctions pour manquement à la loi sur ce sujet en France. Cela pourrait, dans les années à venir, conduire à une multiplication des contentieux, tant le décalage entre les exigences mentionnées dans la loi et la traduction de ces dernières sur le terrain semble important (…) Il est cependant évident que les objectifs de neutralité écologique ne sont pas atteints – ni vraiment recherchés – dans la majorité des pays où la loi y fait référence ». La tendance est à la prévention et moins à la sanction et les poursuites sont plutôt administratives que judiciaires.

En complément :
Stéphane Thépot, Les outardes, le grand hamster et les compensations « à la française », Sesame, n° 7, 2020.
Laura Martin-Meyer, Protection des milieux : a-t-on perdu le contrôle ?, Sesame, n° 14, 2023.
Par Valéry Rasplus, Mission Agrobiosciences-INRAE

[1La perception de bien-être peut être visuelle, olfactive, auditive… A ce titre, on peut utiliser une carte cognitive floue. Uygar Özesmi, Stacy L. Özesmi, « Ecological models based on people’s knowledge : a multi-step fuzzy cognitive mapping approach », Ecological Modelling, vol. 176 (1–2), 2004.

[2Coralie Calvet, Harold Levrel, Claude Napoleone et Thierry Dutoit, « La réserve d’actifs naturels. Une nouvelle forme d’organisation pour la préservation de la biodiversité en France ? », Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement : Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Editions Quae, 2015.

[3Brian Padilla, Salomée Gelot, Adrien Guette et Jonathan Carruthers-Jones, « La compensation écologique permet-elle vraiment de tendre vers l’absence de perte nette de biodiversité ? », Cybergeo : European Journal of Geography, Environnement, Nature, Paysage, document 1060, 2024.

[5Morgane Guérin et Philippe Thiévent, Compensation écologique, une maturité hétérogène, Espaces naturels, n° 54, 2016.

[6Ministère du développement durable, Commissariat général au développement durable. « La compensation des atteintes à la biodiversité à l’étranger – Etude de parangonnage », Etudes et Documents, n°68, août 2012.

[7Pierre Jacquemot, Le dictionnaire encyclopédique du développement durable, Sciences Humaines Editions, 2017.

[8Doctrine relative à la séquence éviter, réduire et compenser les impacts sur le milieu naturel, Ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement), 2012.

[9Charlotte Bigard, Baptiste Regnery, Sylvain Pioch et John D. Thompson, « De la théorie à la pratique de la séquence Éviter-Réduire-Compenser (ERC) : éviter ou légitimer la perte de biodiversité ? », Développement durable et territoires, vol. 9, no. 1, 2018.

[11Alliance écologique et sociale, « Un moratoire est indispensable pour l’A69 comme pour tous les projets écocidaires », Basta, septembre 2024.

[13ATelier d’ÉCOlogie POLitique, Pourquoi il faut interdire la compensation, avril 2022.

[14Adriana Blache, Frédéric Boone et Étienne-Pascal Journet, "Compensation. Notre impact sur la biosphère peut-il être l’objet d’un jeu comptable ?", in Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), « Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public », Seuil, 2022.

[15Ibid.

[16Magali Weissgerber, Samuel Roturier, Romain Julliard, Fanny Guillet, Biodiversity offsetting : Certainty of the net loss but uncertainty of the net gain, Biological Conservation, n° 237, 2019.

[17Harold Levrel, Les compensations écologiques, La Découverte, 2024.

[18Benoit Dauguet, Mesures contre nature. Mythes et rouages de la compensation écologique, Grevis, 2021.

[21Harold Levrel, Fanny Guillet, Julie Lombard-Latune, Pauline Delforge et Nathalie Frascaria-Lacoste, « Application de la séquence éviter-réduire-compenser en France : le principe d’additionnalité mis à mal par 5 dérives », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 18, n° 2, 2018.

[22Camille Ollivier, Thomas Spiegelberger et Stéphanie Gaucherand. « La territorialisation de la séquence ERC : quels enjeux liés au changement d’échelle spatiale ? », Sciences Eaux & Territoires, vol. 31, n° 1, 2020.


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