06/01/2023
Revue de presse du 08/12/2022
Nature du document: Revue de presse

Déforestation importée : l’Union européenne touche du bois

La COP27 vous a peut-être laissé amer. Mais voici une éclaircie dans le paysage, qui survient à l’orée de la Conférence des Nations Unies sur la biodiversité (COP15) : boire son café ou son chocolat, avaler sa tartine de pâte à tartiner ou se vêtir en étant assuré de ne pas contribuer à la déforestation qui dévaste les écosystèmes et les habitats des peuples autochtones à l’autre bout du globe, c’est la promesse d’un texte législatif adopté par le Parlement, la Commission et le Conseil européen dans la nuit du lundi 5 au mardi 6 décembre 2022. Un accord «  sans équivalent à ce jour » (France 24, 06.12.2022) qui méritait bien un passage en revue de la presse, et un tour d’horizon des enjeux mais aussi des failles ou des effets pervers pointés ici et là.

Plantons le décor : selon l’Agence des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), 420 millions d’hectares de forêts auraient été déboisés en l’espace de quarante ans, soit entre 1990 et 2020. La déforestation serait par ailleurs responsable de 11 à 17% des émissions de gaz à effet de serre dues aux activités humaines, révélait Libération le 08.11.2018, en plus d’être une cause majeure de perte de biodiversité. Autre signe notable d’inquiétude : en ayant déjà perdu 22% de sa surface initiale, la forêt amazonienne ne pourrait plus jouer son rôle de « poumon vert », émettant dorénavant plus de carbone qu’elle ne contribue à en séquestrer (Le Monde, 25.11.2022). Parmi les grands responsables désignés en 2017 par le Fonds mondial pour la nature (WWF), citons l’Empire du milieu, responsable à lui seul de 24% de la destruction des forêts tropicales. La deuxième place du classement revient à l’Union européenne (16%), loin devant l’Inde (9%) et les États-Unis (7%). En cause ? Le commerce international qui encourage notamment la conversion des forêts primaires et naturelles en terres agricoles. Au total, analyse le Cirad (02.07.2021), ce dernier serait responsable d’environ la moitié de la déforestation liée à l’exploitation agricole (soit environ un tiers des surfaces forestières perdues). Illustration : selon les calculs de l’ONG Envol Vert, « chaque année, pour couvrir ses besoins en volailles, œufs, produits laitiers, agrocarburants, cuir, café ou chocolat, chaque Français « consomme » en moyenne 352 mètres carrés de forêt  » importés, soit, à l’échelle de la population française, l’équivalent de 2,4 millions d’hectares de forêts détruits (Libération, 08.11.2018). Mais, sur le sol du Vieux Continent, désormais, tout produit - ou presque - issu de la déforestation ou de la dégradation des espaces boisés - ou presque - sera refoulé aux portes de son marché commun.

« Une première dans le monde »

Rappel des faits, déjà suivis de près par la Mission Agrobiosciences-INRAE dans une précédente revue de presse (février 2022) : forte d’une consultation publique lancée en 2020 et ayant recueilli les avis de plus 1,2 million de personnes (Le Monde, 17.11.2021), c’est en novembre 2021 que la Commission européenne pose les premiers jalons d’un texte de loi visant à lutter contre cette déforestation importée. L’ambition ? Exclure du marché européen le bœuf, le bois, l’huile de palme, le soja, le café et le cacao liés à la déforestation, qu’elle soit légale ou non dans le pays de production, ou à la dégradation des forêts. En clair, comme le souligne à l’époque le vice-président de la Commission Frans Timmermans, il s’agit d’« agir aussi bien chez nous qu’à l’étranger  » (Le Monde, 17.11.2021). Une nouvelle étape est franchie en septembre 2022, par le Parlement européen, où les eurodéputés entérinent leur position sur le projet de la Commission (par 453 voix contre 57, et 123 abstention), tout en renforçant significativement le texte : ils proposent notamment d’inclure le caoutchouc - issu des cultures d’hévéas – et des produits dévirés comme le cuir, les meubles ou le papier imprimé à la gamme des produits concernés et réclament également d’étendre le texte à d’autres écosystèmes boisés menacés, comme la savane du Cerrado. Ils en appellent enfin à soumette les institutions financières à des «  exigences supplémentaires  » afin que « leurs activités ne contribuent pas à la déforestation » (Géo, 13.09.2022). Le verdict tombe ce 6 décembre 2022, avec l’adoption du texte par les États membres de l’UE, qui se ménagent toutefois quelques ajustements - nous y reviendrons. Il y a de quoi se réjouir car, d’après les estimations de la Commission, la mise en œuvre de cette décision entraînerait une réduction d’au moins 31,9 millions de tonnes d’émissions de carbone dans l’atmosphère chaque année (Le Monde, 17.11.2021). « C’est une première dans le monde  », abonde le journal La Croix (06.12.2022) : « Avec cette nouvelle réglementation, l’Union européenne utilise la force de son marché unique pour peser sur la mondialisation, a salué Pascal Canfin, président de la commission environnement au Parlement européen. Ce que l’on exige des producteurs européens, on l’exige aussi des importateurs ». Dans les colonnes de l’Opinion (07.12.2022), on y voit aussi le signe que l’UE entend utiliser son marché « comme levier pour exporter ses ambitions environnementales  ». Une bonne nouvelle pour Anke Schulmeister-Oldenhove, du WWF, qui caresse par exemple l’espoir que cette décision de l’UE « crée une incitation énorme pour les autres pays à changer leurs pratiques » (France 24, 06.12.2022). En tout cas, cela provoque déjà des remous Outre-Atlantique : l’ambassadrice du Canada auprès de l’Union européenne, Ailish Campbell, s’inquiète en effet que cette réglementation « des barrières commerciales significatives pour les entreprises canadiennes exportant de l’UE », rapporte le Courrier International (06.12.2022).

Importateurs à l’amende

Que prévoit le texte, en pratique ? Sa pierre angulaire, c’est l’obligation des « diligences raisonnées » faite aux entreprises importatrices : avant de mettre un produit sur le marché européen, chacune d’elles sera tenue de fournir un certificat garantissant qu’il n’est pas issu d’un territoire ayant été déboisé après le 31 décembre 2020, en mettant en place un système de traçabilité, données GPS à l’appui. En face, c’est-à-dire du côté des pays exportateurs, un classement sera mis en place, « à risque élevé », « standard », ou « faible » de déforestation, occasionnant des contrôles adaptés à leur statut. Concrètement, au moins 9% des volumes importés depuis les pays où le risque de déforestation est jugé « élevé » devront être contrôlés, contre 1% seulement pour ceux où le risque est le plus faible. Une non-conformité, et c’est une amende - calculée selon les dommages environnementaux - pouvant aller jusqu’à 4% du chiffre d’affaires européen de l’entreprise importatrice concernée qui tombe. Reste à savoir si les moyens déployés pour la mise en œuvre de tels contrôles, comme le renforcement des effectifs des autorités douanières, suivront. Quoiqu’il en soit, la nouvelle réglementation a de quoi inquiéter certains grands groupes, comme Carrefour et Casino, qui sont de longue date pointés du doigt pour leur rôle dans la déforestation amazonienne : « La législation européenne sur la déforestation importée devrait contribuer à mettre fin à ces pratiques », tranche Novethic (06.12.2022).

Un accord semé d’embûches

En 2021, Alain Karsenty, socioéconomiste au Cirad, analysait les ressorts du texte initial – dont les dispositions évoquées ont été conservées dans sa version finale. Malgré l’enthousiasme déjà patent à l’époque, il émettait quelques réserves : tout d’abord, cette date du 31 décembre 2020 ferait d’après lui office de «  large « amnistie » de la déforestation récente ». Explications : « La date proposée par la Commission est clairement un geste envers les industriels importateurs (…). Et cela « amnistie » beaucoup de déforestations récentes au sein de pays gros producteurs, comme le Brésil, alors que des pays à faible déforestation qui, comme le Gabon, souhaitent développer leur agriculture maintenant, feront remarquer qu’ils s’en trouvent plus pénalisés  ». Et le chercheur de craindre un autre effet pervers : pour proportionner le niveau de « diligence raisonnée en fonction du risque-pays  », des critères comme la qualité de la gouvernance pourront en effet être retenus. Ceci étant susceptible de « décourager les importateurs voulant s’approvisionner dans des pays comme le Cameroun, le Cambodge ou la République Démocratique du Congo, vu l’effort qu’ils auront à fournir en termes de garanties  ». Sa conclusion ? A travers les critères retenus pour sa classification, la Commission risque de de pénaliser «  les producteurs ‘’propres’’ dans des contextes de ‘’gouvernance difficile’’  » (La Tribune, 07.12.2021). Sans compter que l’accord final fait l’impasse sur les banques et institutions financières européennes, alors même que le Parlement européen avait poussé en faveur de leur prise en compte. L’idée ? Ainsi que le soulignent Les Échos du 06.12.2022, « éviter de se retrouver dans une situation où une entreprise ne peut pas acheter un produit issu de la déforestation, alors qu’une banque peut continuer à financer des projets responsables de déforestation » ; ajoutant au passage qu’aucun des États membres n’aurait soutenu cette proposition. Dommage, car « selon l’ONG Global Witness, les banques basées dans l’UE ont accordé entre 2016 et 2020 près de 35 milliards d’euros de financement aux principaux groupes responsables de déforestation, principalement dans l’agroalimentaire », relayent Euractiv le 05.12.2022.

Comme une épine dans le pied

Là n’est pas tout. Car, si elles saluent de concert un accord « historique », les associations et ONG environnementales pointent elles aussi un certain nombre de failles, regrettant des « opportunités manquées » (WWF dans La Croix, 06.12.2022) et une «  réglementation ambitieuse mais imparfaite  » (Greenpeace, communiqué du 06.12.2022). Les premières pierres d’achoppement sont d’abord d’ordre sémantique : dans cette décision de l’UE, qu’entend-on justement par le terme de « forêt » [1], lequel conditionne d’ailleurs celui de « déforestation » ? Anke Schulmeister-Oldenhove, du WWF, déplore par exemple que la définition de cette dernière se limite à la « ‘’conversion’’ en terres cultivées, sans inclure tous les dommages au sein d’aires forestées » (France 24, 06.12.2022). Quant à la forêt, on touche là à un point épineux : dans sa publication du 02.07.2021, le Cirad estimait que la définition technique de la forêt repose « grosso modo sur deux notions : l’usage du sol et le couvert arboré. Un terrain peut avoir un usage forestier en ayant un couvert arboré nul et, inversement, un terrain peut avoir un couvert fermé sans avoir d’usage forestier  ». Reste à en identifier les proportions, par exemple le pourcentage de couvert arboré admis pour pouvoir qualifier tel milieu de « forêt ». Dans la décision de l’UE, c’est la définition de la FAO qui fait foi, soit 10% de couvert arboré, sur une surface minimale de 0,5 hectares. D’où cette critique majeure qui émane des associations : le texte ne couvre pas les « autres terres boisées », alors qu’il serait plus simple, estime Pierre Canet (WWF), « d’appliquer un texte intégrant l’ensemble des terres boisées, plutôt que de distinguer l’arbre d’une forêt et l’arbre ou arbuste d’un autre terrain  ». Dans le cas contraire, « le texte ne ferait que protéger un écosystème au détriment des autres  » (Euractiv, 05.12.2022), entraînant dès lors un risque de «  report de la pression sur d’autres milieux naturels. A l’instar de la savane du Cerrado » (WWF dans La Croix, 06.12.2022)… Laquelle se trouve bien en dessous du seuil de 10% de couvert arboré ( La Tribune , 07.12.2021).

«  Ne soyons pas naïfs »

Cette région grande comme la moitié de l’UE, à cheval entre le Brésil, le Paraguay et la Bolivie, «  est une des plus riches en biodiversité, et est cruciale pour son rôle de puits de carbone. Elle a pourtant déjà disparu de moitié, au profit de l’agriculture » alertait Greenpeace en amont des négociations, dans un communiqué du 28.11.2022. En 2018, 23% des importations de soja de l’UE en provenance d’Amérique du Sud étaient en effet issues de ces prairies arborées du Cerrado (Le Monde, 17/11/2022). Las, pour Klervi Le Guenic, chargée de campagne à Canopée Forêts Vivantes, la France avait pourtant «  bien saisi l’enjeu : elle l’a [ndlr : la protection des savanes arborées] inclue dans sa Stratégie Nationale de lutte contre la Déforestation Importée, elle s’était engagée à la défendre dans ces négociations. Mais dans ce moment clé, elle a choisi le silence radio. » Concernant le Cerrado, signalons qu’un réexamen de la loi est prévu dans un an ; deux ans pour ce qui est de la protection des autre savanes et terres humides. Dernier point de vigilance, le respect des droits des peuples autochtones, auquel sont désormais tenues les entreprises importatrices. Car pour Eric Moranval, chargé de compagne Forêts à Greenpeace France, il n’y pas de quoi s’enorgueillir trop vite : « Ne soyons pas naïfs : ce règlement n’offrira qu’une protection médiocre aux peuples indigènes qui paient de leur sang pour défendre la nature ». C’est que ce dernier « n’exige le respect du droit au consentement préalable, libre et éclairé des populations autochtones que si le pays producteur garantit ce droit » (Greenpeace, communiqué du 06.12.2022).

Laura Martin-Meyer

Le Monde, Euractiv, La Tribune, France 24...

[1Pour la revue Sesame, Valérie Péan explorait déjà les ressorts de cette définition floue : « La forêt : entre espoirs et embûches », 2021.


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