Terroir en deçà... Terroir au-delà... (chronique originale)

Chronique "Le ventre du monde"

Bertil Sylvander. Mai 1994. Coteaux du Layon, Sud-Ouest d’Angers. Avec quelques autres collègues, me voici en train de construire le premier grand programme de recherches intégré de l’INRA sur les Appellations d’Origine Contrôlées, avec la participation de plusieurs représentants de la profession locale, régionale et nationale.

Chercheurs et professionnels, nous travaillons sur le fameux « effet terroir ». Nous commençons par visiter les vignobles des « coteaux du Layon » (affluent de la Loire) : bien exposés et ventilés, avec un ensoleillement étonnant pour des vins aussi septentrionaux. Ils couvrent une superficie d’environ 1 400 hectares.

On y produit un vin blanc moelleux (272g de sucre par litre en moyenne), nommé « quarts-de-Chaume », en vendanges tardives, exploitant le Botrytis cinerea. Le vin est assez homogène : robe jaune soutenu avec des reflets verts pour les vins jeunes à jaunes ambrés pour les vins âgés. Arômes caractéristiques de coing, poire et miel.

A Rochefort-sur-Loire, le viticulteur qui participe au projet (vinificateur comme presque tous ses collègues) a vinifié les vendanges de 8 parcelles conduites de manières très différentes, en fonction de l’exposition et de l’altitude, mais ayant bien sûr le même cépage (le Chenin appelé aussi Pineau de la Loire). En revanche, la vinification, elle, est exactement la même pour toutes les parcelles.

A la dégustation, il est donc question d’identifier un éventuel « effet terroir », déterminé par la diversité des parcelles et des conduites viticoles, donc aussi bien les facteurs naturels que ceux liés aux savoir-faire humains.
La dégustation en double aveugle de vins issus de parcelles qui ne sont distantes que de quelques dizaines de mètres montre de nettes différences. C’est là que naît une définition fine du terroir, élaborée par le groupe de recherche INRA-INAO …

L’effet terroir est donc scientifiquement établi et concerne ici des parcelles de 5 ares en moyenne !

J’ai nettement conscience que, jusqu’ici, ma chronique est bien sérieuse. Cela va-t-il durer ?

Non, car à peine quelques semaines plus tard, je suis à Manhattan, dans un restaurant français de la quarantième rue. Michael, mon collègue américain, géographe renommé, qui m’a invité, veut me faire plaisir et, à la fin du repas, commande en secret du « fromage de terroir ».
Et je vois arriver un Brie, avec sur l’étiquette la mention : « Brie from Old Europe  ». Eh, oui ! Pour l’importateur de Brie (ou peut-être tout simplement pour le fromager industriel américain), le terroir, c’est l’Europe ! Soit 1 milliard d’hectares. Et en plus, Michael tombe mal, car le Brie est un fromage générique, que n’importe quelle laiterie au monde a le droit de produire… Pauvre collègue, qui croyait me faire plaisir…

Il aurait pu m’offrir du Brie de Meaux, fromage français de la région de la Brie et bénéficiant d’une AOC depuis 1980. Son aire de production (500 ha !) s’étend des plaines briardes jusqu’à la Meuse. Son nom vient de la région de la Brie et de la commune de Meaux et son cahier des charges est extrêmement précis.

Cette simple anecdote, qui a duré deux mois en tout, résume bien à mon sens tout l’abîme culturel creusé par l’océan atlantique… et que même la meilleure volonté des chercheurs a du mal à combler.

Chronique "Le ventre du monde" de Bertil Sylvander, économiste et sociologue. Emission de novembre 2011 de "ça ne mange pas de pain !" : Produits typiques, rustiques, authentiques : comme un ordre de repli ?.

Accéder au portrait de Bertil Sylvander et retrouver toutes ses chroniques "Le ventre du monde"

Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement)  :

• Pourra-t-on défendre et promouvoir les appellations d’origine à l’OMC ? Le cahier du café-débat de Marciac avec Bertil Sylvander, économiste et sociologue. 13 pages, novembre 2004. Télécharger le cahier PDF
• Quel avenir pour les appellations d’origine en Europe ? Le cahier du café-débat de Marciac avec Ana Soeiro, déléguée du Portugal, au Comité européen de réglementation des appellations des produits agricoles et agroalimentaires. 20 pages, mai 2005. Télécharger le cahier PDF.
• Les appellations d’origine sont-elles prémunies contre la standardisation mondiale ? Table ronde animée par Bertil Sylvander, directeur de recherches Inra, avec Léo Bertozzi, directeur général du consortium Parmegiano-Reggiano, et Arño Cachenaut, producteur fermier, co-fondateur de l’AOC Ossau-Iraty. Août 2004. Dans le cadre de la 10ème Université d’Eté de l’Innovation rurale (Controverses de Marciac). Télécharger les Actes PDF (55 pages)
• Quel futur alimentaire pour l’humanité au-delà du modèle agro-industriel contemporain ? Un essai de prospective à l’horizon 2050 L’intervention enrichie et complétée de Jean-Louis Rastoin, ingénieur agronome et économiste, dans le cadre des 15èmes Controverses de Marciac : L’Europe et le monde. De crises en déprises... L’alimentation à couteaux tirés. 11 pages, novembre 2009. Télécharger l’intervention PDF
  
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