18/03/2014
Alimentation et société. Mars 2014.

Nous avons besoin de symboliser la nourriture (Entretien)

Nous avons faim de symboles. Comprenez : on ne pourra pas réduire la dimension symbolique et affective de l’alimentation. Dans son dernier ouvrage, « Pourquoi cette peur au ventre ? » (JCLattès Editions), le Professeur de Psychologie Interculturelle Patrick Denoux en fait la démonstration minutieuse en analysant ces nouveaux traits culturels que sont par exemple l’orthorexie, le refus de vieillir ou la pratique du fast food.
Que révèlent ces comportements des évolutions de notre rapport à l’alimentation ? Sur quels représentations et systèmes de valeurs s’appuient-ils ? Pour le savoir, la Mission Agrobiosciences a posé la question à l’auteur. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas peur des mots.

Mission Agrobiosciences. A l’occasion de la parution de votre ouvrage, on a beaucoup parlé de l’orthorexie. Il est vrai que cette pathologie y tient une place de choix. Vous avez été l’un des premiers à vous intéresser à cette « névrose culturelle ». Pourriez-vous brièvement nous la décrire ?
Patrick Denoux. L’orthorexie n’est pas à proprement parler une pathologie. En effet, personne n’a pu, à ce jour, l’avérer par des études de prévalence ou des enquêtes épidémiologiques suffisantes. Pour autant, on assiste à un ensemble de comportements anxieux à l’endroit de l’alimentation consistant à focaliser l’attention sur la composition de la nourriture, son origine, les mécanismes de traçabilité. Ainsi, le mangeur orthorexique passe un nombre considérable d’heures à réfléchir à son alimentation pour d’un côté privilégier les aliments qu’ils jugent sains, et à l’inverse, retirer ceux perçus comme malsains. Ces comportements peuvent nous apparaître aberrants ou anormaux eu égard à nos propres comportements alimentaires quotidiens moyens. En même temps, ils répondent à une volonté de retrouver la santé par l’alimentation.

MAA. Cette volonté de retrouver la santé par l’alimentation est un élément caractéristique de l’orthorexie. Il s’agit aussi d’une préoccupation grandissante de nos sociétés, de plus en plus tournées vers l’alimentation-santé. Comment l’expliquer ?
Patrick Denoux. Pour le Professeur de Psychologie Interculturelle que je suis, l’explication est nécessairement psychoculturelle, de toute évidence. Plusieurs éléments doivent être pris en considération.
Il y a d’abord une mutation culturelle importante dans notre rapport à l’alimentation de plus en plus teinté de méfiance, voire de défiance frisant parfois la crainte panique. Il s’agit d’un mouvement historique important et récent. Deuxième élément : le brassage culturel. Des valeurs extrêmement différentes provenant de cultures autres que la nôtre s’implantent à l’intérieur de nos pratiques alimentaires. Les individus sont quelque peu perdus dans ce brassage. Troisièmement, sans en égrainer ici la longue liste, nos sociétés ont été confrontées ces dix dernières années à plusieurs crises alimentaires, lesquelles ont attisé les peurs. Enfin, les politiques publiques nutritionnelles en matière de prévention ont, par endroit, été fort maladroites. Loin de prévenir certaines pathologies liées à l’alimentation, elles ont eu pour effet, totalement contre-productif, de dramatiser l’acte alimentaire, générant de l’anxiété alors même qu’elles étaient censées proposer une option rassurante.
Tout ceci correspond parfaitement au comportement psychique de l’orthorexique. Ce dernier s’impose volontairement un ensemble de contraintes, véritable carcan réglementaire, pour se protéger. Ne pas manger de fruits cueillis depuis plus de 15 minutes, mâcher chaque bouchée cinquante fois, en sont quelques illustrations. Une forme de traçabilité, pourrait-on dire, réduite à l’économie du sujet.
Tout ceci correspond en outre à un mouvement culturel d’autocontrôle, de modelage. Notre système culturel nous amène à être à soi-même son propre mentor, voire son propre médecin. Situation pour le moins paradoxale. D’un côté, les messages nous enjoignent à prendre en main notre santé par l’alimentation, à faire attention à ce que l’on mange. De l’autre, alors que les individus, fort de ces injonctions, tentent de construire leur menu sur la base des représentations qu’ils ont de leur alimentation, on leur explique qu’ils se trompent, que ce n’est pas comme cela qu’il faut manger mais comme ceci. Il est facile d’enjoindre et de critiquer plutôt que d’accompagner. De ce point de vue-là, le chemin est encore long. Certes, nous pouvons nous dire que les individus sont d’ores et déjà saturés d’information. Oui, bien sûr, ils le sont. Reste que s’ils sont informés, ils ne sont pas formés.

MAA. Peut-on faire pour autant de tout un chacun un spécialiste de son alimentation ? Est-ce d’ailleurs souhaitable compte-tenu du contexte actuel marqué à la fois par la forte évolution des connaissances en matière de nutrition et le caractère obsessionnel de notre rapport à l’alimentation ? A cet égard, bien des nutritionnistes sont revenus des bienfaits de l’information nutritionnelle, censée nous permettre d’opérer les bons choix…
Patrick Denoux. Evidemment qu’ils en sont revenus. Celle-ci s’est traduite, pour les nutritionnistes, par la mise en œuvre de régimes. Je ne parle par d’information nutritionnelle mais d’éducation alimentaire. La différence se situe dans la prise en compte, dans le second cas, de la forte dimension symbolique de l’alimentation. Nous avons besoin de symboliser la nourriture, d’y attacher des valeurs.
Il m’a été récemment demandé, lors d’une interview, quel était mon menu idéal. Idée saugrenue que celle de réduire l’alimentation à un menu et qui montre bien combien nos sociétés sont marquées par le comportement orthorexique, lequel restreint effectivement la vie à la santé, puis la santé au menu. Que voulez-vous répondre à une telle demande ? Sinon rappeler que ce menu serait sans nul doute celui d’un omnivore attaché à des valeurs, empreintes de convivialité, qui harmonise un certain nombre d’ingrédients et procure bien évidemment du plaisir. Il n’est pas possible de réduire la dimension symbolique, la part représentationnelle et affective de l’alimentation. La phrase de Claude Lévi-Strauss, souvent citée dès lors qu’est évoquée l’alimentation, est on ne peut plus vraie : « il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser ».

MAA. Au risque d’être un peu "provoc", il y a comme une incapacité, dans nos sociétés, à penser autrement les questions alimentaires. Les actions mises en œuvre depuis une dizaine d’années peinent à inverser la tendance. Ainsi, au gré des crises alimentaires, les systèmes de traçabilité se font de plus en plus pointus, sans pour autant apaiser les craintes. Du côté de l’information, les individus sont en perte de repères alors même que les connaissances en matière de nutrition et d’alimentation n’ont jamais été aussi abondantes. En outre, vous l’avez dit : les campagnes de prévention ont eu pour effet d’accroître l’obsession pour le manger sain.
Dans ce contexte, tout le monde parle aujourd’hui de l’éducation alimentaire comme de LA solution sans que l’on sache véritablement de quoi il en retourne. Comment se sortir de la nasse ?

Patrick Denoux. Soyons précis : mon but n’est pas de faire l’apologie d’une potentielle éducation alimentaire. Ce que m’enseigne la psychologie interculturelle, c’est que notre rapport à l’alimentation se déploie autour de trois systèmes de valeurs, trois modèles, qui entrent en compétition. La difficulté, et c’est là que réside de mon point de vue le cœur du problème, consiste à articuler ces trois systèmes, à générer de l’interculturalité. Quels sont-ils ? Le premier est celui de l’ancrage, de la tradition, des nourritures héritées des générations passées. Dans ce système, chacun se place très clairement dans une logique d’appartenance, avec un risque réel d’enfermement, de "verrouillage" des cultures par une stricte observance de la tradition.
Le deuxième modèle prend racine dans le système industriel, avec sa nourriture à bas coût en quantité importante. Dégagement de profits, standardisation des aliments, planétarisation sont d’autres éléments qui lui sont associés. Ses représentants sont les fast food et la restauration collective, l’alimentation pour les collectivités. Là nous quittons la sphère de l’ancrage pour entrer dans le règne de la norme. Tout l’enjeu consiste à se conformer, véritablement, aux standards.
Le troisième modèle a pour maître mot, la santé. S’y retrouvent l’obsession du manger sain, les comportements orthorexiques, les compléments alimentaires et autres alicaments, dont nous avons déjà parlé. Pour moi, les problèmes surgissent dès lors qu’un individu s’enferme dans un modèle, peu importe lequel.
Comment se sortir de la nasse ? En promouvant des expériences qui vont permettre d’articuler ces trois modèles, d’associer ce qui relève du traditionnel, de l’industriel et du nutritionnel. Toute expérience qui ira dans ce sens évitera nombre de difficultés liées aux discours monovalents. Car le risque est bien de se réfugier dans un seul et même système de valeurs. Il n’y a pas plus simple que l’orthorexie qui, en s’abritant dans le modèle sanitaire, offre une lecture binaire de l’alimentation : soit les aliments sont bons, soit ils sont mauvais. Dans le premier cas on peut les consommer, dans le second cas, on les supprime de son répertoire alimentaire. Ce, jusqu’à la prochaine catégorisation, qui réduira toujours et encore le nombre des denrées jugées saines.
Il est aisé de réduire ainsi la complexité du monde, bien plus aisé que d’appréhender les choses dans leur globalité. Pour ma part, fort des perspectives qui sont celles de la psychologie interculturelle, je reste convaincu que la clé réside dans l’articulation entre modèles traditionnel, industriel et nutritionnel, dans la gestion et la signification de ce contact culturel.

MAA. Comment les choses vont-elles évoluer selon vous ?
Patrick Denoux. Je vous ai présenté trois systèmes de valeurs. Ces derniers ne sont pas hermétiques : ils peuvent se combiner. Ainsi, l’une des orientations possibles du débat réside dans le rapprochement entre l’industrie (la planétarisation) et la santé, qui risque de générer des abus considérables avec des alicaments à tous les niveaux et un développement massif des comportements de repli orthorexique.

MAA. Avez-vous des exemples d’expériences qui ont réussi cette articulation interculturelle ?
Patrick Denoux. Bien sûr. Je citerai cette expérience menée en EHPAD [1]. La problématique de l’alimentation de la personne âgée est extrêmement simple : elle ne peut ni mâcher ni déglutir correctement. Pour éviter les fausses routes – le passage d’aliment dans les poumons, on leur mixe la nourriture. Quel que soit le plat que l’on vous sert, il se présente sous la forme d’une bouillie. En règle générale, une grande partie part à la poubelle.
Comment renouer avec le goût et la convivialité des repas ? Une entreprise a mis au point un système permettant de reconstituer les différents composants d’un plat traditionnel. Le principe est simple. Prenons l’exemple d’un pot-au-feu. Chaque ingrédient (viande, légumes…) est destructuré. Puis, à l’aide d’algues et de moules adaptés, par des techniques spécifiques, chacun des ingrédients dans sa forme naturelle et traditionnelle est reconstitué sans aucun ajout. Au final, l’assiette ressemble en tout point à celle d’un pot-au-feu classique avec son morceau de bœuf, ses carottes, ses navets. De même que le goût. Reste qu’une fois en bouche, plus aucune difficulté de mastication de goût ou de déglutition ne vient entraver le plaisir de manger et la commensalité du repas autour de plats comme les autres et comme toujours.
Cela change tout pour une personne du troisième âge. Elle retrouve les plats de son enfance, peut identifier le goût de chaque produit, sans risque de fausse route. On recrée de la convivialité autour du repas, tout en garantissant les apports nutritionnels spécifiques à cet âge et la capacité de produire en quantité. Ce système permet en outre de réduire nombre de mesures palliatives : comme les individus se nourrissent convenablement, les supplémentations en micronutriments sont réduites d’autant. Voilà un exemple où se mêlent harmonieusement traditionnel, industriel et le nutritionnel.

Propos recueillis par Lucie Gillot et Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences, le 28 février 2014

Pourquoi cette peur au ventre ? Nouvelles obsessions alimentaires, note de lecture de l’ouvrage de Patrick Denoux. "Pourquoi cette peur au ventre ? Cultures et comportements face aux crises alimentaires" JCLattès éditions, 245 pages.

Patrick Denoux est Professeur de Psychologie Interculturelle à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Accéder à son portrait et à l’ensemble de ses interventions

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Entretien avec Patrick Denoux, Professeur de Psychologie Interculturelle, Université de Toulouse-Le Mirail

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[1Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD)


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