28/02/2014
Alimentation et société. 28 février 2014

Alimentation : gardons-nous de toute tentative normative (Entretien)

J-M Lecerf / lemangeur-ocha.com

Taxer les produits trop gras, trop sucrés ou trop salés dans un objectif de santé publique et de lutte contre l’obésité. Adoptée au Danemark ou en Hongrie, l’idée semble faire son chemin en France. Elle figure ainsi parmi les mesures proposées par le Professeur Serge Hercberg en janvier 2014, pour relancer le volet prévention des politiques nutritionnelles. Plus précisément, cette modulation de la TVA serait adossée à l’établissement d’un score nutritionnel, calculé pour chaque aliment en fonction de son nombre de calories et de ses teneurs en graisses saturées et en sel. L’atout de ce score ? Outre la fiscalité, il pourrait se traduire par un code couleur, vert pour les aliments peu caloriques et peu lipidiques, rouge pour ceux dont les taux sont à l’inverse trop élevés. Censé aiguiller les mangeurs dans les linéaires mais aussi pénaliser financièrement les produits jugés nutritionnellement incorrects, ce système sera-t-il efficace pour prévenir l’obésité ? Ou risque-t-il de produire l’effet inverse ? La Mission Agrobiosciences a posé la question à Jean-Michel Lecerf, médecin nutritionniste à l’Institut Pasteur de Lille.

MAA. Projets de "taxes nutritionnelles", apposition d’un code couleur sur les emballages... Pensez-vous que ces mesures, proposées en France, adoptées par certains pays membres de l’Union européenne, s’avèreront efficaces pour prévenir les pathologies métaboliques ?
Jean-Michel Lecerf. J’approuve bien des positions de Serge Hercberg, fin expert en santé publique et en nutrition. Pour autant, de mon point de vue, l’établissement d’un code couleur pose problème pour plusieurs raisons.
La première d’entre elles est d’ordre scientifique. Attribuer telle ou telle couleur à un aliment suppose qu’il y ait un consensus quant à son impact sur la santé. Exception faite du sel pour lequel une telle entente existe, il n’est pas évident que la communauté scientifique puisse s’accorder sur l’effet des autres nutriments, pour la simple raison que ce n’est pas l’aliment en soi qui est bon ou mauvais, mais bien l’alimentation dans son ensemble. En outre, les connaissances scientifiques évoluent. Ce qui était vrai hier n’est plus tout à fait exact aujourd’hui. Ainsi, on ne considère plus les graisses saturées comme responsables des maladies cardio-vasculaires. C’est leur consommation excessive qui peut poser problème dès lors qu’elle s’inscrit dans une alimentation inappropriée de type western diet (alimentation occidentale).
Par ailleurs, ce type de mesure va nécessiter l’établissement de seuils limites au-delà desquels on considère les teneurs en lipides, en sucres ou la charge calorique comme trop importantes. Problème : quel seuil choisir ? Prenons les graisses. Qu’elles soient saturées ou non, toutes les graisses ont le même pouvoir énergétique – 9kcal/g. En conséquence, tous les aliments gras devraient être taxés : le beurre (82% de matières grasses), les huiles (100%) mais aussi la mayonnaise voire le chocolat, riche en beurre de cacao, et tous les produits qui en contiennent. Même son de cloche pour les produits sucrés. Taxons les boissons sucrées sans omettre de la liste les jus de fruits ; n’oublions pas les bonbons, les pâtes de fruits, ou encore la confiture. On voit bien que cela n’a pas de sens. On introduit un biais dans le rapport à l’alimentation, suggérant que certains aliments sont bons, d’autres pas. Pire, on laisse de côté deux messages importants, la modération et la variété. Mangez de tout en quantités raisonnables.
La deuxième raison tient aux effets comportementaux que peuvent induire ces mesures. Que la couleur apposée sur l’emballage soit rouge et c’est toute la chaîne des représentations qui est modifiée. L’aliment devient mauvais, tout comme celui qui l’a produit, celui qui le vend et in fine celui qui le mange. On va diviser les mangeurs en deux catégories : ceux qui achètent des produits verts et les autres. Plus qu’aiguiller les acheteurs, on risque de faire de l’alimentation un enjeu sociétal exagéré.
Troisième et dernier point : on va mettre en difficulté la filière agroalimentaire. Industriels, fabricants de viennoiseries, de charcuteries et autres fromagers vont devenir à leur tour de mauvais artisans. Certes, il y a fort à parier que l’on fasse quelques exceptions, au regard par exemple de la forte teneur en calcium des fromages, ou de leur appartenance à un patrimoine culturel, brouillant un peu plus le message.
En définitive, ce système n’est pas pertinent d’un point de vue nutritionnel, guère éducatif sur le plan comportemental et très probablement nocif pour l’économie agroalimentaire. Sans compter que l’on peut douter de son impact en terme de santé publique. Exception faite des personnes d’ores et déjà obsédées par leur nourriture, lesquelles vont l’être encore plus, les ménages les plus modestes vont être marginalisés parce qu’ils n’auront pas l’argent nécessaire pour acheter les "bons" produits. Imaginez une mère contrainte de donner à ses enfants, faute de moyens, des produits étiquetés rouge. Elle va nécessairement culpabiliser et finalement se détourner des recommandations nutritionnelles, celles-ci devenant un objectif inaccessible.

MAA. Quels sont dès lors les leviers pour penser une politique de santé publique en matière d’alimentation ?
Jean-Michel Lecerf. De mon point de vue, il est préférable d’agir sur la qualité des produits. Ensuite, intéressons-nous aux déterminants psychologiques, culturels et socio-économiques des comportements alimentaires. L’éducation au goût, l’organisation d’atelier cuisine ou de jardinage dans les milieux les moins aisés, sont des choses à développer. Enfin, il faut encourager l’activité physique.
Mais j’insiste. Ce n’est pas en catégorisant les mangeurs ou les aliments, en bon ou mauvais, que l’on fera avancer les choses.

A vous entendre, on se demande finalement si l’on n’en fait pas un peu trop, en ce sens que l’on surinvestit le rôle de l’alimentation dans la santé. Faudrait-il lever le pied ?
Au train où vont les choses, les gens vont finir soit par ne plus croire en rien, soit par être saturés de messages. Que penserez-vous de cet hôte qui ne vous sert à dîner que des aliments "rouges", vous qui faites justement très attention à ce que vous ingérez ?
Tout ceci ne va faire que mettre à mal la sociabilité en érigeant de plus en plus d’interdits alimentaires, et renforcer les inquiétudes et les doutes, déjà forts. En d’autres termes, accentuer le caractère obsessionnel de notre rapport à l’alimentation. Dans une interview publiée dans le Figaro [1], j’expliquais craindre le jour où l’on nous obligera à manger droit. Imaginez ce que cela donnera, demain, lorsque vous serez à la caisse de votre supermarché : « Monsieur vous venez d’acheter pour 150€ de produits alimentaires. Parmi eux, la moitié présente une pastille rouge. Vous ne devriez pas en acheter tant, c’est bien trop. Vos remboursements de soins vont être allégés d’autant. »
On assiste à une ingérence excessive des pouvoirs publics dans les pratiques alimentaires alors même que les causes de l’obésité comme des maladies cardio-vasculaires sont multifactorielles. Elles impliquent de nombreux facteurs qui interagissent entre eux. Certes, l’alimentation joue un rôle. Mais elle ne fait pas tout, loin s’en faut. Certains individus se nourrissent très mal et vivent longtemps. D’autres surveillent attentivement leur assiette et ont pourtant d’énormes problèmes de santé sans que l’on en connaisse les causes. Prétendre que l’alimentation peut guérir tous les maux est une hypothèse dangereuse. Car elle suppose que le malade est fautif, coupable d’avoir mal mangé. Pourquoi dès lors prendre en charge les soins des obèses ? Après tout, ils ont avalé n’importe quoi toute leur vie…
Gardons-nous de toute tentative normative, de tout glissement vers une société intolérante, avec ses diktats alimentaires et comportementaux. Dans cette perspective, je trouve regrettable l’orientation des politiques publiques. Au lieu de faire passer des messages de diversité, de variété alimentaire, elles jettent l’opprobre sur certaines catégories d’aliments, au risque de médicaliser notre rapport à l’alimentation. Celle-ci n’a pourtant pas la santé pour seule finalité. Le plaisir comme le partage sont deux fonctions toutes aussi essentielles. Ne l’oublions pas.

Propos recueillis par Lucie Gillot et Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences, le 21 février 2014.

Spécialiste en endocrinologie et maladies métaboliques, Jean-Michel Lecerf est médecin nutritionniste à l’Institut Pasteur de Lille.

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Entretien avec Jean-Michel Lecerf, médecin nutritionniste à l’Institut Pasteur de Lille.

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[1« Je crains le jour où l’on nous obligera à manger droit », Soline Roy, Le Figaro, 3 février 2014.

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