24/05/2011
Note de lecture

Confessions d’une mangeuse de viande

Confessions… Dès le titre, le mot résonne comme l’aveu d’un péché. Eh oui, Marcella Iacub l’avoue dans ce livre très personnel : une pièce de bœuf, une cuisse de poulet, une brochette de canard l’ont longtemps fait saliver. Une passion carnée qu’elle décrit jusqu’à l’écoeurement, pour mieux souligner son intense culpabilité et sa récente conversion au végétarisme. De nouveau, donc, une réflexion sur la consommation de viande. Rien d’étonnant dès lors que l’on relève des analogies entre cet ouvrage et « Apologie du carnivore » de Dominique Lestel, deux livres totalement à rebours l’un de l’autre. Partant de son cheminement– elle dit s’être voilé la face pendant des années en se persuadant que sa côte de bœuf était « consentante » - Marcela Iacub développe bel et bien le point de vue du « meurtre en série » des animaux que provoquerait notre alimentation carnée. Si l’humour est parfois au rendez-vous, on peut regretter que le registre du pathétique – celui qui « prend aux tripes » - soit également convoqué, comme si l’émotionnel devait impérativement venir en appui des arguments.
Le résumé des arguments du livre, par Eva Vignères, étudiante à l’IEP de Toulouse et stagiaire à la Mission Agrobiosciences, sachant que c’est au lecteur de trancher !

L’animal « abstrait »

C’est à la suite d’une étrange anecdote, la condamnation d’un individu pour pénétration sexuelle sur son poney, que Marcela Iacub raconte avoir formulé ses premières interrogations : pourquoi condamne-t-on cet homme alors que le poney n’a sûrement pas subi de « sévices » sexuels au sens du droit ? Et pourquoi tolère-t-on parallèlement l’horreur de l’élevage industriel ? A fortiori, qu’est-ce qui pousse les individus à continuer à manger de la viande produite dans de telles conditions ? Cette consommation relèverait tout d’abord d’une sorte de compulsion, d’un « plaisir de la chair ». Les règles appliquées en boucherie ou l’art culinaire, en sublimant les animaux et en modifiant leur aspect, viseraient à obtenir cette viande « abstraite » qui inhibe notre imagination. Et par conséquent, toute forme de culpabilité et de dégoût suscités par l’acte de tuer un animal « concret » pour manger. Quant à notre cerveau, il opérerait volontairement une « déconnexion » pour ne percevoir que l’abstraction. M. Iacub nous indique notamment le drame qui, selon elle, se produit durant l’enfance lorsqu’on s’aperçoit que manger de la viande équivaut à tuer un animal qui ne veut pas mourir. Puis, peu à peu, la certitude socialement construite selon laquelle il serait « sain et nécessaire de manger de la viande » s’immisce en nous. Fort heureusement, l’animal consommé est désormais anonyme. Une distance nécessaire pour rendre supportable la consommation de sa chair. D’où le fait que les abattoirs seraient des milieux si confinés. Sans quoi, « un cadavre dans notre assiette nous confronterait à chaque fois à notre cadavre à venir ».

« Les tuer pour les manger, c’est comme se servir de la Joconde pour faire du feu alors que l’on a chez soi des morceaux de bois qui feraient l’affaire ».

Le principal argument des « personnes sensibles » - que l’on peut rapprocher des « végétariens éthiques » de Lestel et que M. Iacub distingue aussi des « végétariens philosophiques » ou « politiques » - consiste à comparer les corps des humains à ceux des animaux. Un procédé guère convaincant, comme en convient l’auteur. De même, la question du cannibalisme, qui hante jusqu’aux mangeurs de viande, n’aurait guère de lien avec le fait d’ingérer un cadavre, mais bien plutôt de tuer pour manger. Là est le tabou. D’où le fait qu’on ne consomme pas la chair des animaux de compagnie. Attardons-nous sur notre rapport à ces derniers. On doit aujourd’hui, dit-on, « traiter son chien comme un chien » en raison de la « frontière politique » qui nous sépare de lui. Chacun à sa place, donc ; mais pour avoir un chien, il faudrait faire une sorte de contorsion mentale consistant à se détacher de l’idée d’« amour inconditionnel » qu’il nous porte. En d’autres termes, devenir le « chien de son chien » en prenant conscience de notre dépendance à l’égard des animaux, des services qu’ils nous rendent. Et l’auteur de déclarer en parlant de sa chienne : « Nous étions deux êtres ayant chacun une puissance à laquelle l’autre, quoi qu’il fasse, ne pourra jamais accéder ». Cette puissance, c’est l’intelligence de l’homme et l’odorat du chien. Il y a donc bien une différence effective entre les deux mais pas de hiérarchie. Mieux, l’animal nous permettrait de voir notre vie avec d’autres yeux, de la relativiser – par exemple lorsqu’il se désintéresse de ce qui nous inquiète - « et nous jouons le même rôle pour lui ». Il est alors possible de se servir du regard des animaux pour enrichir notre perception de l’humanité. Bref, pour Marcela Iacub, le chien, notamment, est un membre à part entière de l’humanité, comme le sont tous autres animaux "avec lesquels nous entretenons des relations signifiantes réciproques et stables" quand bien même l’appareil législatif ne suit pas cette règle, n’y voyant qu’une forme de « sous-humanité ». Il n’y a donc pas de véritable rupture entre le statut de chien et le statut d’animal d’abattoir. La vie animale n’a toujours aucune valeur.

Humanisme, unité et frontière

Cette appréhension différentielle de la vie de l’homme et de l’animal serait le fait de l’humanisme sous-jacent dans nos sociétés. L’homme aurait en effet remplacé Dieu et il mettrait en exergue sa supériorité intellectuelle sur les animaux. Tout le monde reconnaîtrait de nos jours l’« hégémonie » - voire la « tyrannie » - de l’intelligence, alors qu’elle est seulement « un don congénital aussi arbitraire que la beauté ». La création d’une population de seconde zone serait donc inévitable et l’exemple des handicapés mentaux particulièrement frappant. Selon l’auteur, ces derniers sont traités comme des animaux car ils constituent une « offense à la légitimité des fondements » de la frontière homme-animal. De la même manière, l’humanité entière s’accorderait sur le fait qu’il y ait des « races » animales mais pas des « races » humaines. Car la supériorité d’une race impliquerait, comme pour les animaux, de tenter de tuer - d’exterminer - la race inférieure. On se préserve donc de dérives comme le nazisme. Ce qui est compréhensible. Mais l’humanisme revient ainsi à nier toutes les différences entre les hommes pour créer l’espèce la plus uniforme possible. On court après une « égalité de fait » pour atteindre la « solidarité » absolue, socle de l’homogénéité de l’espèce humaine.
Cette unité reposerait-elle alors seulement sur une unité esthétique ? Des « classes d’apparence » existent pourtant mais les mettre en avant pourrait être dangereux. Car c’est sur elles que repose la majorité des discours racistes.
Si les différences s’appuient uniquement sur les inégalités et les injustices, on peut donc toujours « guérir » les gens alors qu’on ne guérira jamais un animal de son animalité. Cela justifie le fait qu’on dénigre d’autant plus les espèces animales les plus éloignées de l’homme « dans leur apparence et leur comportement ». Comme chez Dominique Lestel donc, l’homme a un « statut d’exception », il rejette son « animalité » en s’appuyant sur cette frontière humaniste. De plus, tuer un animal est qualifié de « nécessaire » alors même que nous pouvons vivre sans viande. En manger, c’est seulement un surplus de bien-être, et relève avant tout d’un acte « symbolique ». Lestel, lui, nous aurait parlé de « communion » avec l’animal, de célébration de notre « animalité ». Pour Marcela Iacub, c’est le contraire : un « rite » humaniste de « traçage des frontières ». Mais comment peut-on parler de rite ou de commémoration alors que la mise à mort de l’animal est actuellement « cachée » ? La théorie du traçage des frontières serait donc « politique » - elle nous renvoie à la structure et au fonctionnement de la société humaine – mais elle serait aussi et surtout « artificielle » et « imposée ».

Le lion, la gazelle et la loi

Une autre théorie à laquelle l’auteur a cru durant des années : celle du « lion et de la gazelle ». Selon cette théorie, il ne serait pas normal d’intervenir dans les rapports que les animaux entretiennent entre eux, même les plus cruels. Si l’on empêche l’homme d’être un prédateur, il faut aussi s’interposer entre le lion et la gazelle et empêcher toute forme de prédation. En respectant le cochon, je discrimine donc la gazelle. Manger de la viande serait ainsi la seule manière d’être antispéciste. A cette théorie, Marcela Iacub rétorque désormais que les animaux tuent pour manger alors que nous n’avons pas besoin de viande pour survivre. De surcroît, l’homme s’immisce dans les rapports à l’animal depuis toujours. On peut penser notamment à ses relations aux animaux d’élevage et aux animaux domestiques. Si l’être humain n’intervient pas entre le lion et la gazelle, c’est seulement parce qu’il l’a décidé. Non pas parce qu’il laisse faire la nature ou qu’il cherche à s’en rapprocher. Les places de l’homme et de l’animal sont en effet clairement définies tant socialement que juridiquement. Mais il est aisé de relever quelques paradoxes. La loi sanctionne notamment les « sévices graves » et « actes de cruauté » envers les animaux mais autorise les corridas, les combats de coqs ou le gavage pour la production du foie gras. Pour l’affaire du poney par exemple, la loi sanctionne la déviance sexuelle, le « délit de bestialité » mais ce poney aurait pu être tué en France à des fins alimentaires, il n’y aurait eu aucun problème ! On pénalise plus la souffrance voire l’éventualité de la souffrance pour le poney que l’acte de tuer. « On peut jouir de la mort d’un animal, mais on ne doit pas jouir de sa vie ». La législation reconnaît en effet à l’animal le statut d’être sensible mais pas le « droit à la vie ». Alors que, pour l’auteur, la seule certitude que nous ayons est la suivante : le plus important pour un être sensible est de continuer à sentir, donc de vivre. Et si l’intelligence permet à l’homme d’immortaliser ses empreintes, l’animal, lui, ne possède que la vie biologique. Marcela Iacub estime par conséquent que le droit à la vie est une prérogative du vivant lui même, pas seulement de l’homme. Il faut envisager une nouvelle inscription de l’animal dans l’humanité qui protègerait sa sensibilité et sa vie. Reste à savoir quels animaux et comment les intégrer correctement ?

Manger l’agneau qui gambade dans mon jardin ?

Selon une justification de carnivore, les animaux seraient « coupables par anticipation ». Il n’est pas rare d’entendre en effet : « ils auraient fait la même chose s’ils avaient eu le pouvoir » pour justifier le fait de croquer à pleine dent dans une côte de porc. Les arguments carnivores sont abondants mais, à l’inverse, selon Plutarque, il a surtout fallu un énorme courage – ou une immense folie - au premier homme qui a mis dans sa bouche la « chair meurtrie » d’un animal sans pouvoir « séparer le fait de manger de la viande des animaux du fait qu’il venait de les voir vivre et être mis à mort ». Il n’y avait alors pas de frontière entre le savoir et le voir, entre le passé et le présent. Une telle situation serait-elle envisageable aujourd’hui lorsque nous mangeons de la viande ? L’auteur affirme que nous ne sommes pas indifférents au sort des animaux, au fait qu’on leur ôte la vie. Manger de la viande serait contraire à nos intuitions morales comme à notre sensibilité. Les mangeurs de viande doivent donc se confronter au caractère insoutenable de leur pratique, à l’aspect « politique » de la consommation de viande qui a faussé leurs représentations au cours du temps et qui a mis à l’index la valeur de la vie de l’animal. Pour cela, il suffirait de se demander : comment me sentirais-je si je mangeais les animaux vivants et non plus morts ? Et si je devais tuer moi-même un animal après l’avoir élevé ? Continuerais-je alors à manger de la viande ?
De la même manière que la lecture de « Manger de la viande » de Plutarque a constitué l’« événement tragique » de sa vie qui lui imposa la « vérité », Marcela Iacub souhaite que nous prenions conscience de « l’absurdité, de la gratuité et du coût de la mise à mort » des animaux. « Confessions d’une mangeuse de viande » nous explique somme toute comment la majorité des gens arrive à passer sa vie « avec un tee-shirt taché de sang sans même s’en rendre compte ». Bon appétit !

IACUB Marcela, « Confessions d’une mangeuse de viande », Fayard, 149 pages, 2011 – 14€

Note de lecture d’Eva Vignères, étudiante à l’IEP de Toulouse, pour la Mission Agrobiosciences, mai 2011

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De Marcela Iacub (Fayard, 2011)

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