Agression guerrière
Qu’est-ce donc que ce « végétarien éthique », différent du « végétarien politique » ou encore du végétarien seulement préoccupé par l’aspect sanitaire ? Selon l’auteur, le végétarien éthique se pose aujourd’hui en entrepreneur de morale. A la manière d’un intégriste, il tente d’imposer aux autres sa « vision simpliste et ingénue » du monde du vivant en les culpabilisant. Autant dire que dès le début de l’ouvrage, le ton est donné : Lestel ne fera pas de cadeau à cette « espèce » de mangeur qui légitime son discours grâce à un argumentaire « faussement basé » sur la morale et l’éthique. L’auteur s’appliquera donc, avec un goût prononcé pour la provocation, à mettre à mal les fondements du végétarisme éthique et à relever toutes ses contradictions, au point parfois - et c’est regrettable - d’apparenter son raisonnement et a fortiori son livre entier à une sorte de catalogue à la Prévert.
Dans cet ouvrage, donc, est dit végétarien éthique tout fervent défenseur du « bien-être animal » au sens large. Il milite logiquement en faveur d’un abandon de la consommation de viande dans le but d’éviter toute cruauté envers les animaux. Les tuer relèverait pour lui d’une agression guerrière et leur mise à mort, même pour la consommation humaine, serait un meurtre. Notre homme revendique en outre l’égalité entre espèces. Résultat : si l’animal est un être sensible et qu’il éprouve des émotions, il est en droit de ne pas être mangé. Et ce d’autant plus que l’homme ne serait pas intrinsèquement carnivore. N’y aurait-il alors que des avantages à être végétarien et que des inconvénients à manger de la viande ? La seule bonne façon d’interagir avec les animaux serait-elle de ne pas les manger ?
Nier l’ensauvagement ?
Dès lors, Dominique Lestel va s’évertuer à montrer que le végétarisme éthique est loin de ne présenter que des avantages. Et de mettre en avant d’emblée les incohérences de la position « éthique » du végétarien au travers notamment de questionnements tels que « Fais-je du tort à l’animal si je le tue et le mange ? » « Est-il gagnant à être tué par un autre prédateur que l’homme ? » « Que préférerait l’animal ? » Surtout, aimer les animaux signifie-t-il nécessairement ne pas vouloir les tuer ? Pas si sûr, puisque le végétarien ne mange pas non plus les animaux morts naturellement. De fait, ce végétarisme s’appuierait sur un dégoût de la chair, de la viande, de l’animal et par extension de l’homme lui-même. Il s’agirait toujours d’un choix négatif – le refus de la viande - justifié par l’amour qu’il porte à l’animal, dûment idéalisés puisque le végétarien « hait la nature telle qu’elle est et lui préfère une nature telle qu’il l’imagine ».
Par ailleurs, en tenant l’animal à distance, ce type de mangeur chercherait à s’extraire du cercle du vivant et de l’animalité. Le végétarien éthique refuse de « s’exposer à l’animal », de le faire entrer en lui. Et ce faisant, il attribue bel et bien un « statut d’exception » à l’homme. Une exception morale qui doit le pousser à nier toute forme d’ « ensauvagement ». C’est sur cette volonté de différenciation que s’appuie Lestel pour qualifier d’arrogante la position morale du végétarien.
Entends-tu crier les carottes ?
Le végétarien éthique rejette pourtant théoriquement toute forme de hiérarchie entre espèces, y compris en termes de souffrance, mais il n’arrive pas à extraire son raisonnement de ce gradualisme ambiant. Dans un premier temps, il réactiverait la frontière humaniste désuète qui fut établie jadis entre l’homme et l’animal. Le végétarien éthique est donc définitivement spéciste, à l’inverse de ce qu’il peut prétendre. D’ailleurs, il distingue aussi l’animal du végétal. Or, les plantes ne sont-elles pas aussi des êtres vivants sensibles ayant des intérêts à défendre ? Et Lestel cite avec un grand plaisir J.B.S Haldane : « le végétarien est celui qui n’entend pas crier les carottes qui sont dans son assiette ».
En outre, il existe une échelle des êtres vivants malgré tout chez les végétariens éthiques en fonction des cultures. Ces derniers tolèrent notamment beaucoup mieux de tuer un insecte qu’une vache. Cette hiérarchie dans la souffrance est-elle alors légitime ? Et « pourquoi le plaisir de l’animal à ne pas être mangé serait-il supérieur au plaisir qu’a l’homme à le manger ? » En poussant le raisonnement à l’extrême, si l’on veut éviter la souffrance, pourquoi vouloir priver l’homme de viande alors que cette privation de plaisir entraîne à son tour une souffrance ? Le végétarien éthique est donc là encore spéciste puisqu’il est prêt à refuser à certains membres de sa propre espèce la capacité de poursuivre ses intérêts – carnivores - alors qu’il l’accorde à d’autres espèces. Une différenciation qui repose sur une évaluation purement morale et subjective. Mais aussi naïve.
La prédation, facteur d’évolution
Le végétarisme éthique se nourrirait donc de douces illusions qui lui permettent de trouver des réponses à ses incertitudes et de nier la cruauté du vivant. C’est pour cette raison que l’auteur va se lancer dans un vrai plaidoyer pour la cruauté et la souffrance dans le monde. Il définit tout d’abord la prédation comme un facteur évolutif majeur, rejoignant la théorie de l’évolution de Darwin qui implique qu’une espèce s’affine et se complexifie sous cette pression. De surcroît, l’acte de manger un animal permet de partager le fardeau de l’animalité avec ces derniers. « Je ne peux pas être un animal et refuser de tuer pour vivre comme les autres animaux. » La cruauté serait la substance du monde, et la souffrance la clé de la complexité naturelle. Autrement dit, une existence sans souffrance serait stérile et sans saveur. Et vouloir imposer une telle existence à tous en se basant seulement sur ses propres préférences serait une autre forme de cruauté. On ne peut pas donc pas décemment envisager de l’éradiquer ! Le souhait du végétarien est-il réellement qu’à terme aucun animal ne puisse en tuer un autre ? La souffrance servirait en outre à éprouver son existence et constituerait un indicateur psychophysiologique de nos limites. C’est seulement parce qu’elle existe qu’on arrive aujourd’hui à discerner par exemple l’altruisme ou l’empathie. Comme le lien intime qui unit le bien et le mal, le principe de cruauté est, dans la nature, complémentaire de celui de coopération. Les deux étant nécessaires au vivant. Pour D. Lestel, l’être humain doit par conséquent demeurer un carnivore… mais un « carnivore éthique ».
Un carnivore éthique
Si manger de la viande relève d’un impératif carnivore, pourquoi a-t-on tendance de nos jours à culpabiliser cette consommation ? Et bien parce que l’argumentaire des mangeurs de viande est inconsistant et parce que leur position est difficile à défendre. Pourtant, selon l’auteur, le « carnivore » n’aurait aucun mal à trouver quelques arguments pour répondre aux accusations incessantes.
Première attaque : l’homme n’est pas obligé de manger de la viande - il serait en fait plus proche des herbivores - et on lui reproche d’être spéciste. Or, il l’est sans l’être. En effet, si le carnivore ne va pas jusqu’au bout de sa démarche - en mangeant d’autres individus de son espèce – c’est parce que les animaux refusent eux-mêmes « de manger leurs congénères ». Etre spéciste comme tous les êtres vivants est donc paradoxalement la meilleure façon de ne pas l’être.
Reste un problème : comment revendiquer une dépendance dans une société qui s’évertue à prôner sans cesse l’autonomie ? De fait, manger de la viande peut être perçu comme une leçon d’humilité : l’homme accepte son animalité et reconnaît la dépendance réciproque sur laquelle repose sa relation à l’animal. « Ce n’est que dans une transaction qui implique mon existence et celle des autres que je peux vivre et que les autres peuvent vivre. » L’homme doit ainsi devenir un carnivore éthique qui considère l’acte de manger de la viande comme une commémoration et une connexion métabolique, une continuité avec l’animal.
La prédation doit alors être distinguée de l’agression : elle constitue bien plutôt l’un des principes de l’harmonie du vivant, voire « le principe constitutif de la vie ». La dépendance qu’elle engendre est positive, c’est une « addiction constructive ». Les herbivores eux-mêmes sont des prédateurs dépendants des plantes, de l’herbe, etc. En revanche, Lestel insiste sur le fait que le système ne doit jamais être mis en danger. La « dette » contractée vis-à-vis des animaux doit engager l’homme à protéger l’espèce, à lui permettre de se reproduire suffisamment en amont.
Le végétarisme politique
Par ailleurs, la mort étant le principe du vivant, manger de la viande n’est pas qu’une simple pratique alimentaire : c’est un acte chargé de signification. Il faudrait donc continuer à tuer mais en rendant la mort acceptable. Lestel pose deux conditions : éviter la souffrance inutile et le gaspillage. L’auteur accorde ainsi du crédit à la posture du « végétarien politique » en reconnaissant les nombreux travers des sociétés modernes où l’homme est un « hypercarnivore » déconnecté des démarches de commémoration ou de communion avec le vivant. L’élevage industriel entretient cette surconsommation, maltraite le cheptel et détériore l’environnement. L’idée consiste ici à réduire la consommation de viande plus qu’à la supprimer. La situation du carnivore actuel s’avérant intenable, le végétarisme politique serait désormais une « nécessité vitale ». « La solution est-elle de devenir un végétarien politique qui serait occasionnellement et rituellement carnivore ? » Une conclusion nuancée qui prend la mesure des problèmes actuels, mais on peut tout de même se demander jusqu’où les préconisations de Dominique Lestel sont recevables dans le schéma de pensée occidental ? Comment orienter les gens vers des pratiques alimentaires de « carnivore éthique » ? Comment étendre ce positionnement aux nouveaux pays industrialisés ou aux pays en développement pour lesquels l’accès à la viande est aussi synonyme de statut social ? Quels rôles doivent jouer les initiatives individuelles et les incitations politiques dans cette conversion ? Autant de questions auxquelles l’auteur aurait peut-être pu tenter de répondre pour ne pas nous laisser sur notre « faim »…
Lestel Dominique « Apologie du carnivore », Fayard, 134 pages, 2011, 12 euros
Sur ce thème, on peut lire aussi la note de lecture sur l’ouvrage Confessions d’une mangeuse de viande de Marcela Iacub (Fayard, 2011).
Lire sur le magazine web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Alimentation et société. "Viande le nouveau péché de chair ?"(intégrale PDF, janvier 2010)
- "Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ? Et même de lait ?" (billet, novembre 2008)
- Conflits ou complémentarités entre valeurs éthiques et finalités économiques ? Conséquences pour les éleveurs et les productions animales. (Table ronde, mai 2006)
- Bien-être animal : l’Europe veut chasser les pratiques douloureuses (Revue de presse, 2 avril 2009)
- Bien-être animal et travail en élevage (parution, 2004)
- Bestial, c’est humain ? (Le sens des mots)
- Quel avenir pour l’omnivore de 2050 ? Serons-nous tous végétariens ? (Interview, décembre 2007)
- Steaks options : L’homme, l’animal et la viande en questions (Entretien dans "ça ne mange pas de pain !", juin 2009)