Risques et peurs alimentaires : les leçons des crises alimentaires contemporaines
Jocelyn Raude. Sociologue : "Quand j’ai commencé à travailler sur les phénomènes de peur alimentaire, j’ai été frappé par le fait que les comportements d’évitement ou de rejet de produits alimentaires potentiellement dangereux étaient largement considérés comme des phénomènes irrationnels. En réalisant des entretiens avec des mangeurs, j’étais pourtant face à un discours intelligent et argumenté. J’ai en fait le sentiment que les personnes appliquent un principe de précaution à l’échelle individuelle. Cette idée se heurte à l’approche dominante très présente dans la presse et chez un certain nombre d’experts qui consiste à désigner des phénomènes irrationnels de peurs paniques et d’hystérie collective.
Les phénomènes de peurs alimentaires ont-ils toujours existé ?
J’ai mis longtemps à comprendre les fondements cognitifs d’une telle approche. Une révolution intellectuelle s’est en fait opérée à l’époque des Lumières, notamment par l’intermédiaire de Pascal, dégageant un principe de proportionnalité. Pour les mathématiciens-philosophes de l’époque, un comportement rationnel est un comportement qui est proportionnel au risque. C’est exactement le même type d’argument qui est aujourd’hui mobilisé par les experts pour qualifier ces phénomènes collectifs de peurs irrationnelles. Les experts ont souligné qu’il existe un paradoxe dans les peurs actuelles. Objectivement, notre nourriture est de moins en moins dangereuse. Alors que l’alimentation était une cause majeure de mortalité dans les siècles passés, l’espérance de vie s’est allongée de manière considérable. Pourtant, la perception dominante au sein des populations occidentales est que les risques alimentaires sont aujourd’hui plus élevés qu’hier et qu’ils le seront encore plus demain. Nous observons donc une distorsion entre le risque ressenti et le risque objectif. C’est ce discours qui est mobilisé par les experts pour parler des phénomènes de crise comme des phénomènes irrationnels.
Je crois que pour dépasser ce paradoxe, il faut faire appel aux sciences humaines qui apportent des réponses assez claires sur ces sujets. Tout d’abord, nous pouvons nous demander si les phénomènes de peur sont spécifiques aux mangeurs contemporains ou s’ils ont toujours existé. Il est certain que des périodes de crises alimentaires ont eu lieu à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Ce rapport constitutif de l’homme à l’alimentation a été très bien analysé par un psychologue américain qui s’appelle Paul Rozin. Ce dernier a proposé un paradoxe intitulé « le dilemme de l’omnivore ». Les hommes, en tant qu’omnivore, sont en effet confrontés à une double contrainte. Ils sont d’abord confrontés à une contrainte de sécurité car ils ne disposent pas comme la plupart des animaux d’instincts leur permettant de discriminer le poison de la nourriture. Ils sont ensuite confrontés à une contrainte de diversité. Nous ne pouvons en effet pas tirer notre subsistance d’un seul aliment comme c’est le cas pour de très nombreuses espèces. Cette double contrainte est génératrice d’angoisse. Nous n’avons en effet pas intérêt à consommer des aliments que nous ne connaissons pas.
Les sociologues expliquent que cette contrainte est dépassée dans la plupart des sociétés par l’émergence de cultures culinaires. Toutes les sociétés ne consomment qu’une très faible partie des espèces et appliquent des règles de sélection, d’approvisionnement et de préparation alimentaire qui forment une culture culinaire. Lorsqu’un individu se situe dans un système culinaire donné, il ne ressent pas forcément d’inquiétude. Lorsqu’il en sort, en allant à l’étranger par exemple, la méfiance réapparaît.
Y a t-il un contexte favorable aux crises alimentaires ?
Nous nous trouvons dans une période marquée par un nombre très important de crises. La question qui se pose est donc de savoir si les phénomènes de crise alimentaire sont plus fréquents dans certains contextes historiques, dans certaines conditions sociologiques. La réponse est oui. Les sociologues ont montré que la plupart des communautés humaines étaient organisées autour de la production et de la consommation des ressources alimentaires. Il a été mis en évidence que, le plus souvent dans l’histoire, les crises alimentaires émergeaient dans des contextes spécifiques, en particulier des contextes d’urbanisation ou de division sociale du travail. Les éléments de confiance interpersonnelle qui dominaient dans les systèmes traditionnels disparaissent au profit de relations à des organisations ou des institutions. Or, la confiance en ces dernières est beaucoup plus fragile que la confiance envers les personnes. On l’a bien vu pendant la crise de la vache folle, lorsque les consommateurs se sont massivement reportés sur leurs boucheries de quartier plutôt que sur leur supermarché.
La première crise alimentaire documentée dans notre histoire s’est déroulée sous Saint Louis. Avec le développement du commerce et de la bourgeoisie, les premières boucheries ont émergé dans les grandes villes. Suite à une toxi-infection collective, un édit royal a réglementé les usages des bouchers. Autre exemple, les premiers abattoirs sont apparus à Chicago au début du XXème siècle. Des rumeurs ont donné lieu à un boycott très important des produits qu’ils transformaient. Il semble donc que les contextes d’innovation sociale ou techniques soient favorables à l’émergence des phénomènes de crises ou de peurs alimentaires.
Quelles sont les raisons de l’angoisse ?
Nous pouvons nous demander si le système alimentaire contemporain ne serait pas générateur d’angoisses. Globalement, on peut distinguer trois facteurs générateurs d’anxiété. D’une part, la mondialisation de l’offre et de la demande court-circuite les systèmes de protection locaux. D’autre part, les produits agricoles ont tendance à se banaliser et à devenir des produits comme les autres. Les denrées alimentaires deviennent des matières premières non spécifiques soumises aux phénomènes de marchés : c’est la fin de l’exception agricole. Enfin, nous ne savons plus ce que nous mangeons. Le consommateur a du mal à connaître l’origine et la nature de ce qu’il mange, notamment la composition des aliments. A chaque crise, nous constatons un retour significatif d’une partie de la consommation vers des produits auxquels les personnes attribuent des caractéristiques traditionnelles, les produits biologiques par exemple, et une diminution des produits mal identifiés vendus dans la grande distribution et les fast-food.
Une dernière tendance sociologique, bien documentée depuis quelques années, est l’émergence du mythe de la nature qui est paradoxalement associée à l’urbanisation croissante des sociétés. Selon cette représentation, la nature est fondamentalement saine, sûre, bonne et généreuse. Les produits naturels seraient donc substantiellement supérieurs aux produits industriels. Ce point de vue présent notamment dans les classes favorisées est discutable puisque la nature contient beaucoup de substances dangereuses et cancérigènes comme le radon. Il existe notamment un grand nombre de produits naturels au moins aussi toxiques que les pesticides de synthèse les plus controversés !"
Cette intervention de Jocelyn Raude s’est déroulée lors de la journée du 14 octobre 2008 consacrée à « Eclairages de la société, éthique et force des représentations », dans le cadre du séminaire des personnels de direction de l’enseignement technique agricole public français intitulé « Entre peurs et espoirs,comment se ressaisir de la science et la faire partager à nouveau ? ». Séminaire organisé par la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche (DGER). Prochainement, l’ensemble des actes de ce séminaire sera diffusé par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences qui a participé à sa conception et son animation.
Visiter le site du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche
Visiter le site d’Information et de Promotion des Etablissements Publics d’Enseignement Agricole, éducagri
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Quand les crises alimentaire réveillent les utopies. Une conférence de Claude Fischler, sociologue. Dans le cadre de la 6ème Université d’Eté de Marciac, "Biotechnologies : fascinations... interpellation" et "Être de son temps à la campagne "
- Les crises sont-elles nécessaires au progrès de la sécurité sanitaire des aliments ? Analyse de l’exemple de l’ESB, par Philippe Baralon, cabinet Phylum.
- PROSPECTIVE : Quatre scénarios pour le futur des politiques publiques de l’alimentation dans un contexte de crise, par Jean-CLaude Flamant, Président de la Mission Agrobiosciences
- Crise alimentaire : Complexité de la décision et de la gestion publique, Par Marion Guillou, alors Directrice Générale de l’Alimentation.
- "Réflexions adventices" sur les conditions culturelles d’émergence d’une crise à propos des pesticides, par Patrick Denoux, Professeur des Universités en Psychologie interculturelle, Université de Picardie Jules Verne , dans le cadre de la Conversation de Midi-Pyrénées "Pesticides ? Même pas peur !". (Accéder à l’intégralité de la restitution)