25/09/2009
Agriculture et société. Les revues de presse commentées de la Mission Agrobiosciences
Mots-clés: Elevage

Entre désespoir et recomposition du paysage syndical, une lecture sociologique de la grève du lait (entretien original)

Jacques Rémy. Copyright Philippe Assalit

Après quinze jours de grève marqués par des refus de livraisons, des épandages massifs ou encore des distributions gratuites, les producteurs de lait ont décidé de suspendre leur mouvement jusqu’au 5 octobre, date de la réunion extraordinaire des ministres européens de l’agriculture. Lancée par l’APLI, l’association des producteurs laitiers indépendants, le 10 septembre dernier, ce mouvement visait à « attirer l’attention des autorités sur la menace très grave [pour les éleveurs laitiers] que fait peser le niveau historiquement bas du cours du lait » comme le rappelle le Nouvel Observateur [1].
Reste ceci : la baisse des prix de 2009 au regard de ceux de 2008 suffit-elle à expliquer à la fois le malaise des éleveurs laitiers et l’ampleur prise par ce mouvement ? Au-delà des aspects économiques, quelles sont les tensions et les recompositions sociales qui se jouent avec cette « grève du lait » ? Des questions que la Mission Agrobiosciences a posé à Jacques Rémy, sociologue, chercheur au sein de l’unité de recherche sur les paysanneries, territoires, environnement, marchés et politiques publiques (MONA) [2], de l’Inra.

MAA : En quoi cette « grève du lait » est-elle singulière ?

Jacques Rémy  : La première chose sur laquelle j’aimerais revenir est la façon dont ce mouvement de protestation s’est développé, dès la fin du printemps et tout au long de l’été, pour aboutir à sa récente radicalisation : il n’est pas le fait du syndicalisme majoritaire mais de deux syndicats minoritaires, la Confédération paysanne et la Coordination rurale, qui ont mené depuis plusieurs mois divers types d’action - manifestations, marche, blocage de laiteries, etc - et d’un nouveau venu, l’Association des producteurs laitiers indépendants, l’APLI. Or ce basculement est lourd de sens car le mouvement s’inscrit dans une logique différente des précédents : d’une part, il n’est pas initié par le syndicat majoritaire, d’autre part, il semble aujourd’hui fédérer des producteurs de tous bords. Il dépasse, d’une certaine manière, les oppositions traditionnelles entre les syndicats agricoles et même les convictions politiques. C’est quelque chose de nouveau et de très étonnant duquel pourrait émerger - le conditionnel importe - une nouvelle forme de configuration du paysage syndical, en tout cas de nouvelles alliances.
Il faut dire que la FNSEA n’a absolument pas pris en main ce problème, en dépit du fait que nombre de ses adhérents, producteurs laitiers, souffrent eux-mêmes de cette pression sur les prix. Alors que, depuis plusieurs mois, les signes annonciateurs s’accumulent, que les médias se font écho des manifestations de plus en plus fréquentes, des formes d’action nouvelles des producteurs et de leur menace de faire « grève », c’est le silence radio aussi bien du côté de la FNSEA que des pouvoirs publics. Tous deux, semble-t-il, s’étaient résignés à l’idée d’une disparition des quotas laitiers. J’ai le sentiment que ce mouvement a pris cette ampleur en raison de la lenteur de réaction et des pouvoirs publics et de la FNSEA, voire même d’une politique du silence de ces derniers, comme s’ils espéraient que les réactions épidermiques passent avec le temps. Les plus gros producteurs laitiers, bien représentés à la tête de la FNSEA, penseraient-ils tirer leur épingle du jeu de la restructuration en cours ?

La grève du lait n’a donc rien de surprenant, selon vous.

Nul ne peut dire qu’il n’avait pas vu le mouvement s’amplifier jusqu’à aboutir à cette grève ! Et ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas, loin de là, de la première crise du lait. Je suis d’ailleurs très surpris que personne ne semble replacer cet événement dans une perspective historique. Depuis les années 50 et jusqu’à la mise en place des quotas laitiers en 1984, le secteur laitier a connu des crises à répétition du fait de la surproduction. Et à ce titre, je m’étonne que l’on ne fasse pas le parallèle entre ce mouvement et celui qui a mené à la grève de 1972 avec laquelle il partage certaines caractéristiques. Lancée, elle aussi, dans un contexte de surproduction laitière et de chute des prix, cette grève a été marquée par des blocages de laiteries ou encore une contestation de la position des syndicats majoritaires [3]. En outre, cette grève de 1972 a été particulièrement bien étudiée par des chercheurs tels que Danièle Barrès ou François Colson.
Alors que nous sommes en train de vivre des situations similaires par certains aspects aux crises antérieures, il conviendrait de ne pas oublier l’histoire et, singulièrement, cette crise de 72. Il conviendrait également de s’interroger sur l’absence ou le manque de chercheurs, politistes ou sociologues, susceptibles d’étudier sur le terrain, au plus près des acteurs, cette grève du lait comme sur la faiblesse dont font preuve les instituts de recherche publics sur ces questions que l’on semble n’aborder que dans leur dimension économique, en raison du manque de recrutements dans d’autres disciplines. Les agriculteurs sont-ils toujours dans le champ... des préoccupations des instituts de recherche ? Je me pose la question.

Quelle lecture faites-vous des actions menées dans le cadre de cette grève du lait ? Ne témoignent-elles pas d’un réel malaise de la profession ?

On assiste à l’émergence d’une nouvelle forme d’expression du malaise et du mal-être : aux actions traditionnelles menées contre la puissance publique - grilles de Préfectures arrachées, sous-préfectures généreusement arrosées de lisier et autres (on se souvient à ce titre du saccage du bureau de la ministre de l’Environnement Dominique Voynet en 1999) -, succèdent des formes de transgression qui s’étaient estompées ces dernières décennies. C’est le produit lui-même, la raison d’être du métier donc, qui est détruit. Ainsi, que voit-on depuis plusieurs jours ? Des images chocs, prises d’hélicoptère, montrant des citernes, en rangs serrés, en train de déverser des milliers de litres de lait dans des champs. Voilà un symbole fort à même de susciter l’intérêt des médias - et il me semble, à ce titre, que les producteurs de lait ont très bien saisi qu’en captivant ces derniers, ils pourraient sensibiliser et alerter l’opinion publique.
Mais l’action de déverser ainsi le fruit de son labeur témoigne également d’une autre particularité du mouvement : la négation de la représentation de son métier comme acte productif, nourrisseur de la population dont sont porteurs les agriculteurs. Il y a donc une grande souffrance pour arriver à un tel déni de soi. On se demande même jusqu’à quel point ces producteurs vont se faire mal ; ils se mutilent eux-mêmes pour en appeler à la nation et obtenir une prise en considération de leurs problèmes. C’est quelque chose de terrible, une forme de désespoir comparable à celle du monde ouvrier aujourd’hui, lorsqu’il est conduit à menacer de détruire ses outils de production, comme on l’a vu récemment. Un désespoir qui traverse les professions face au « Moloch » de la raison économique et de la rationalité managériale (on pense aussi aux suicides d’agents de France Télécom).

Préfigure-t-elle dans sa genèse et son développement, un changement au sein du paysage syndical agricole ?

Certains indicateurs semblent le suggérer. Où en sommes-nous aujourd’hui ? La FNSEA, syndicat majoritaire, représentant de la profession établie, et acteur de la cogestion avec l’Etat (cogestion qui avait retrouvé des couleurs sous le ministère de Dominique Bussereau) est traversée par de fortes contradictions. Ainsi, la montée progressive depuis vingt ans des conflits entre les agriculteurs et les éleveurs en fonction de leurs orientations productives et de leur situation géographique a failli faire exploser la FNSEA à la veille de son dernier congrès, du fait de la réorientation (encore timide cependant) des aides européennes de la céréaliculture vers l’élevage sous le ministère de Michel Barnier. Peut-être vous souvenez-vous aussi des frictions entre les producteurs porcins et céréaliers au moment de la flambée du prix des céréales. Même si ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils sont néanmoins plus fréquents qu’auparavant, mettant à mal le mythe fondateur de la FNSEA, celui de l’unité syndicale rassemblant tous les agriculteurs au-delà de la diversité des productions et des régions. Mais avec le récent conflit du lait, un pas de plus est franchi : c’est au sein d’un même système de production que les contradictions s’aiguisent. La régulation par les quotas laitiers avait pourtant établi une certaine stabilité lors de leur mise en place à partir de 1984 et, ce, en dépit des protestations d’usage qui l’avaient précédée comme de l’« écrémage » des petits producteurs qu’elle aura induit [4].
Face à la mise au jour de ces failles et contradictions internes au syndicat majoritaire, la Coordination rurale et la Confédération paysanne, pourtant très différentes, et que l’on n’aurait pas imaginé s’épauler ainsi en raison d’orientations politiques souvent fort éloignées, se rejoignent sur certains points, au-delà de ces différenciations idéologiques. Je dirais que, derrière les appartenances ou plutôt les affinités partisanes des uns et des autres, existent des représentations parfois voisines ou convergentes sur ce qu’est (ou devrait être) le métier d’agriculteur ou d’éleveur. Même remarque en ce qui concerne les pratiques productives qui, d’une certaine façon, conduisent à engager un dialogue (par exemple entre producteurs biologiques et praticiens du non labour, même si ces derniers utilisent des désherbants) ou une critique commune de « l’agriculture conventionnelle », selon le terme qu’ils utilisent les uns comme les autres. On est en droit de se demander s’il n’y aurait pas là une éthique de la production et du métier partiellement partagée, se réclamant d’un fond paysan ancien sans doute hétéroclite et largement réinventé mais peut-être moins archaïque que ce que la modernité (qui a pris en agriculture la forme de la modernisation intensive que l’on sait, souvent dénoncée comme productiviste) a pu laisser croire. Il y a là, à mon sens, quelque chose à creuser.

Propos recueillis par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences, jeudi 24 septembre.

Jacques Rémy est sociologue, chercheur au sein de l’équipe MONA - unité de recherche sur les paysanneries, territoires, environnement, marchés et politiques publiques, de l’Inra. Il est président de la Société française d’économie rurale.

De Jacques Rémy, on peut lire également sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :

Entretien avec Jacques Rémy, sociologue, chercheur au sein de l’équipe MONA, Inra

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[1Lait : les éleveurs européens suspendent la grève, le Nouvel Observateur, 24 septembre 2009.

[3En Bretagne, les contestataires de la FNSEA sont les plus mobilisés en 1972 et exigent la définition du prix de revient du lait de façon à garantir la rémunération du travail. En savoir plus

[4Nombre de petits producteurs ont été alors conduits à abandonner un système devenu trop complexe pour eux

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