14/12/2015
Droit de l’environnement et Société. Réaction à la revue de presse du 8 décembre 2015.
Mots-clés: OGM

"Si je m’intéresse davantage à une politique de petits pas, il n’est pas inutile de penser la rupture". Publication originale. 14 décembre 2015

Le Tribunal Monsanto constitue-t-il vraiment une "rupture" ? La Mission Agrobiosciences a demandé sa réaction à Marie-Angèle Hermitte en lien avec la parution, il y a à peine quelques jours, d’une revue de presse portant sur la future création d’un tribunal international. Ce dernier viserait une modification du droit en vigueur avec en ligne de mire, la condamnation de la firme Monsanto pour "écocide".
Alors, penser la rupture, certes. Mais rompre radicalement, pas si facile... Il s’agit selon elle d’une "parodie de justice" car le futur procès semble déjà fragilisé par de multiples carences et contradictions, à l’instar du non-respect du "cœur du phénomène juridictionnel", de l’absence de valeur juridique ou de "pouvoirs d’instruction".
Pas question cependant de nier les lacunes du droit actuel. Et assurément, "il ne faut pas s’empêcher de rêver". Mais au buzz médiatique, la juriste préfère les "petites réformes" pour lesquelles elle œuvre d’ailleurs depuis longtemps.

Êtes-vous étonnée de la création de ce tribunal ? Est-ce une première ?

Je ne suis pas spécialement étonnée de la création de ce "tribunal" ou plutôt de ce projet de création, car le site dédié au projet de tribunal dit fort peu de choses et les articles de journaux font état d’intentions plus que de réalisations. L’idée d’un tribunal est donc mise en avant. Mais pour qu’il y ait tribunal, il faut qu’il y ait des juges, et l’on nous annonce des "vrais magistrats". L’affirmation est étrange, ou alors les magistrats en question seront sans doute à la retraite, faute de quoi ils seraient en contradiction avec leurs obligations déontologiques : indépendance, et quelle serait la leur s’ils étaient amenés ensuite à juger une « affaire Monsanto » ? Impartialité, et l’on peut poser la même question. Enfin, « discrétion et réserve » : comment un « procès » destiné à être public pourrait-il être compatible avec la discrétion et la réserve ?
Cette affirmation liminaire pose donc plus de questions qu’elle n’apporte de réponse. Il faudrait d’autre part trouver des magistrats sans liens d’intérêts ni matériels, ni intellectuels, que ce soit avec Monsanto ou plus largement le milieu des pesticides, industrie chimique, grandes entreprises liées à l’agriculture, etc., ou avec les opposants à Monsanto. Or, tous les parrains de l’opération sont des opposants historiques à la personne morale accusée, ce qui laisse mal augurer de l’impartialité du tribunal en question.
Il faudrait donc oublier les vrais magistrats – mais alors qui ? -, et s’attacher à ce que l’ensemble de l’opération soit organisée par un Comité de pilotage composé d’un nombre égal de partisans et d’opposants à la multinationale et au type d’agriculture qu’elle propose. Il faudrait enfin que l’accusé soit représenté par des avocats attachés à sa cause. Trouver des avocats pour défendre Monsanto ne serait sans doute pas difficile, mais je doute que Monsanto accepte de les désigner, ce qui impliquerait qu’il participe à l’opération.

Dès lors, le fait de choisir le procès comme instrument suscite le doute : que signifie le fait de se donner un objectif qu’il est impossible d’atteindre ? Le doute se renforce quand on considère le texte que les organisateurs veulent appliquer, en l’occurrence "les Principes directeurs relatifs aux entreprises et droits de l’homme" adoptés le 16 juin 2011 (Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU). Or ce texte, extrêmement intéressant et remarquablement bien fait, qui articule des obligations en direction des Etats et en direction des entreprises, n’a évidemment aucun caractère contraignant et il n’a pu exister, difficilement, que parce qu’il n’était pas contraignant. Engager de vraies victimes à soumettre leur situation à un faux tribunal chargé d’appliquer des objectifs souhaitables laisse rêveur.

En revanche, faire plancher des étudiants pour qu’ils rassemblent la documentation et soumettent les cas à différents systèmes de règles, ceux qui existent déjà et ceux qui pourraient exister un jour, pourrait être intéressant à titre d’exercice académique. Dans un tel cadre, des avocats pourraient participer et, s’il y avait un comité de pilotage indépendant, des magistrats pourraient même peut-être encadrer les étudiants. Il ne faut pas s’empêcher de rêver.

Bien sûr, il y a eu des précédents. Des précédents très malheureux sous la forme de tribunaux populaires, qui ont condamné et exécuté leurs ennemis, depuis l’élite bulgare par les communistes jusqu’à Georges Besse. Si l’on ne veut pas remonter à l’Antiquité pour en faire l’histoire, le plus célèbre et le plus sérieux de l’époque moderne fut le tribunal Russel s’attachant aux "crimes de guerre". C’est un précédent intéressant, quoique les organisateurs de l’opération Monsanto le récusent, car ses sentences restent intéressantes aujourd’hui encore et que, malgré ses faiblesses procédurales, il fut (peut-être ou sans doute) pour quelque chose dans la constitution de la Cour pénale internationale. Tout récemment, le procès du « loup » fut initié par des partisans de son éradication. Il faisait effectivement intervenir des magistrats à la retraite évidemment.


Que peut-on en attendre ?

Si les organisateurs actuels sont à la manœuvre, ce sera une condamnation de Monsanto sans aucun doute ; pas très crédible puisque la multinationale ne sera probablement pas enthousiaste pour participer à l’opération, ce qui ruinera une grande partie de l’intérêt potentiel de cette opération. Cette condamnation, si le pseudo-tribunal travaille bien, aura peut-être le mérite de faire une liste de faits contestables attribuables à Monsanto et d’apporter des faisceaux de preuves (sans preuve contraire, ce qui fragilise le dispositif). On peut attendre surtout un impact médiatique. Est-ce que cela sera très novateur par rapport aux multiples outils critiques ayant fait la même dénonciation, type films de MM Robin ? Peut-être un peu mais sans doute pas de manière considérable. Comment, par exemple, auraient-ils des éléments de preuve nouveaux puisqu’ils n’ont pas de pouvoirs d’instruction ?
La question posée ainsi, me semble surtout insuffisante. Une question plus intéressante serait plutôt : que peut-on attendre du fait qu’il s’agisse d’un "tribunal", plutôt que d’un autre instrument ? Sur ce point, la dimension symbolique et théâtrale, si importante dans le phénomène juridictionnel, peut avoir un impact médiatique intéressant. Toutefois, ce n’est qu’une parodie de justice puisque je ne vois vraiment pas comment les droits de la défense et l’égalité des armes pourraient être respectés, alors que c’est le cœur du phénomène juridictionnel.

Est-il susceptible d’ébranler Monsanto ?

Dans la mesure où de vrais procès dans de vrais tribunaux avec de vraies condamnations ne me semblent pas avoir affaibli Monsanto, je vois mal comment cela pourrait être autre chose qu’une action de plus contre l’entreprise. Celle-ci sera peut-être ébranlée par le CIRC qui a porté un coup dur au Round up en le déclarant cancérogène probable. Elle pourrait être ébranlée par l’évolution du droit de l’expertise qui traque mieux qu’avant les conflits d’intérêts, par une amélioration de la qualité des publications scientifiques sur les dangers de certains produits, par la traque de la manière dont les entreprises achètent des études scientifiques, etc. Des journalistes s’adonnent à cette tâche et leur travail est important. Dans la mesure où ces attaques de nature très différente s’accumulent, le procès Monsanto pourra jouer son rôle, sûrement modeste.

A votre avis, y-a-t-il aujourd’hui des manquements (des vides juridiques ou des lacunes en termes de reconnaissance de termes) dans le droit (droit pénal international et droit de l’environnement) qui permettent aux grandes firmes d’échapper aux recours ?

Certainement et la liste serait longue. La première serait de former suffisamment les magistrats, objectif en soi puisque la plupart d’entre eux n’ont jamais fait de droit de l’environnement. Il faudrait qu’ils poursuivent davantage en ne cédant pas au chantage à l’emploi ; qu’ils comprennent que les petites amendes qu’ils infligent trop rarement sont ridicules au regard des bénéfices que le non respect du droit permet d’engranger : cette demande est faite depuis les années soixante, sans succès. Il faut atteindre a minima les montants infligés lorsqu’il y a atteinte du droit de la concurrence et qui peuvent aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial du groupe tout entier. On pourrait imaginer aussi une interdiction de participer au marché concerné par l’infraction.
De multiples "petites réformes" sont nécessaires : je demande depuis longtemps que l’on réfléchisse à l’exemple du droit boursier qui connaît un délit de fausse nouvelle et un délit de manipulation de cours. Depuis que l’on connaît le détail des manipulations qui ont affecté et affectent les résultats scientifiques en matière de tabac, amiante, changement climatique, effets des perturbateurs endocriniens, les pouvoirs politiques devraient avoir pris le problème à bras le corps. Ils sont probablement trop occupés pour le faire. Des réformes plus difficiles devraient permettre d’en finir avec l’irresponsabilité organisée par le phénomène des sociétés écrans, obstacle que le droit de la concurrence, là encore, a su franchir. Des réformes non moins difficiles devraient permettre d’envisager une extension du droit du dumping, reconnaissant les dumping environnemental et social, ce que l’OMC interdit aujourd’hui.
Pour aller plus loin et passer au droit pénal international de l’environnement comme le propose le rapport Neyret, pourquoi ne pas y travailler. Mais il faut avoir à l’esprit que la Cour pénale internationale a déjà beaucoup de mal à fonctionner et que son activité, pourtant approuvée et soutenue, ne débouche que sur un nombre limité de condamnations et que son aspect dissuasif, préventif, reste à démontrer. Je ne crois donc pas que ce soit la première urgence. Mais, si je m’intéresse davantage à une politique de petits pas, il n’est pas inutile de penser la rupture. Sur ce point, il est donc préférable d’interroger plus utopiste que moi.


Par Marie-Angèle Hermitte, Directeur de recherches honoraire au CNRS, directeur d’études honoraire à l’EHESS

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