Mission Agrobiosciences. Comment réagissez-vous aux événements qui se déroulent actuellement en Tunisie et en Egypte ?
Slimane Bedrani. Avec optimisme ! Cela prouve que l’aspiration à la liberté finit toujours par l’emporter, même si les peuples ou certains groupes sociaux subissent, longtemps, une oppression. Je pense quand même, particulièrement, aux femmes qui restent dans une situation de soumission très forte, dans les pays musulmans. J’espère qu’un jour, elles aussi, seront libérées du patriarcat, du moins sous sa forme actuelle.
J’ai l’impression que nombre de mes concitoyens, moi le premier, sont étonnés. Nous pensions que, comme en Algérie, il pourrait y avoir des manifestations à cause du manque de logements, pour telle injustice. Mais nous ne pensions pas que les populations tunisiennes et égyptiennes se soulèveraient pour des raisons politiques. Pour changer de dirigeants.
Ma crainte : est-ce que cela va vraiment durer ? Regardons la géopolitique de la région. Je crois beaucoup à la puissance du lobby israélien, fortement soutenu par les Etats-Unis. Franchement, la démocratie dans les pays arabes arrange-t-elle, à moyen et long terme, Israël et les Américains ? Je n’en suis pas sûr. Des pays arabes démocratiques défendraient les Palestiniens de façon beaucoup plus vigoureuse.
Quel est le climat actuel en Algérie ? Il y a eu, il y a, des émeutes, des immolations, des grèves, des manifestations…
C’est vrai, il y a eu en début d’année des manifestations et des émeutes dans de nombreuses villes algériennes, des grandes et des petites, certes plus importantes que les précédentes. Mais je me permets de relativiser ce phénomène, qui n’est pas vraiment nouveau, en Algérie.
Car ce qui différencie vraiment notre pays du Maroc et de la Tunisie, par exemple, c’est que, depuis la fin des années 80, des émeutes et des manifestations se tiennent quasiment toutes les semaines, dans un coin ou un autre du pays. Pourquoi ? C’est un effet « positif » de la décennie noire que nous avons connue : la population algérienne n’a plus peur du pouvoir, comme les Tunisiens craignaient Ben Ali et sa police. Supposons que, chez nous, des logements soient construits pour les classes démunies et que la population constate qu’il y a eu des magouilles dans l’attribution des logements. Ils font immédiatement une manifestation, bloquent les routes, enflamment des pneus, caillassent les infrastructures publiques, etc. Et cela dure depuis les années 90.
Cependant, l’influence, le souffle des révoltes voisines est-il palpable ? Auprès des jeunes, des élites ?
L’influence, oui, mais pas la contagion comme on a pu l’entendre, qui fait penser à une maladie. Là il n’y a pas de maladie, au contraire ! Alors oui, bien sûr, l’influence se fait sentir, en particulier sur la jeunesse et les élites qui aspirent à une plus grande liberté, même si la liberté d’expression écrite a toujours été beaucoup plus importante en Algérie, qu’elle ne l’était en Tunisie. Reste que la télévision et la radio publiques [1] continuent de fonctionner comme sous Ben Ali. Elles sont étroitement surveillées, aux ordres des dirigeants.
Et puis, nos élites trouvent que le niveau atteint par la corruption freine le développement du pays. D’un autre côté, il y a deux ou trois mois, le salaire des enseignants du supérieur a été doublé en Algérie. Les élites profitent, donc, de la redistribution de la rente pétrolière, ce qui les rend moins revendicatives.
Pour continuer la comparaison avec la Tunisie, les classes moyennes n’étaient pas si mal loties que cela sur le plan économique. Par exemple, jusqu’à aujourd’hui, les enseignants tunisiens ont toujours été bien mieux payés que leurs collègues algériens. Reste qu’une fois atteint un certain niveau de revenus, les gens aspirent à autre chose qu’à se remplir le ventre. A parler. A ce propos, je vais vous raconter une blague qui circule en Tunisie et en Algérie depuis au moins une trentaine d’années, depuis l’époque de Boumediene et de… Ben Ali. C’est l’histoire du chien algérien, qui va en Tunisie, et du chien tunisien, qui se rend en Algérie, qui se rencontrent à la frontière... Le chien algérien demande au chien tunisien ce qu’il vient faire en Algérie : « Tu es bien gras. Ici, tu vas crever de faim. » Le chien tunisien lui répond : « Je suis peut être en bonne santé, un peu gras, mais je viens en Algérie pour aboyer un peu. ». Les Tunisiens avaient un grand besoin de s’exprimer…
Le contexte est donc différent. Et puis, en Tunisie, la révolte est partie du monde rural. Sans oublier de rappeler, que les revenus des énergies fossiles rapportent quelque 174 milliards d’euros à l’Etat algérien. Le problème n’est donc peut-être pas tant l’argent que la redistribution des richesses ?
Oui, et je crois que la situation est particulière à la Tunisie, et je ne pense pas que le même schéma puisse se reproduire en Algérie ou dans un autre pays arabe. En Egypte par exemple, les émeutes sont urbaines ce qui, sociologiquement, est beaucoup plus compréhensible, les ruraux étant, en général, plus conservateurs.
Mais je crois que la grande faillite du régime algérien, c’est son incapacité à produire un développement qui réponde aux demandeurs d’emploi. Alors, certes, il y a de l’argent et le régime algérien est suffisamment responsable pour redistribuer une partie de cette rente, qui ne part pas uniquement dans des comptes en Suisse et de pays occidentaux. Elle a d’ailleurs été relativement bien redistribuée en milieu rural. Malgré la suppression des subventions des prix à la production pour un certain nombre de produits, sauf les céréales et le lait, au cours des vingt dernières années, l’agriculture a été quand même relativement subventionnée, surtout pour des investissements dans des infrastructures comme les routes, les dispensaires, le creusement de puits, les forages, l’outillage et les machines agricoles, les chambres froides, les équipements d’irrigation localisée ou d’aspersion… même si c’est encore insuffisant, à mon avis. Et puis, l’électricité est quasiment généralisée sur l’ensemble du territoire rural.
Dans le moindre coin perdu des campagnes d’Algérie, on trouve des lignes électriques. Sauf, qu’elles ne pas rentabilisées. C’est flagrant ! Quand une quinzaine de poteaux électriques alimentent les trois ou quatre pièces d’une petite ferme dans un coin perdu, on se demande pourquoi ce gaspillage ?
Alors certes, il existe une redistribution de la rente pétrolière par différents canaux, mais de façon générale elle n’est pas investie de façon très productive. Par exemple, nous sommes en train de dépenser des milliards de dollars pour réaliser l’autoroute Est-Ouest. Cette infrastructure est utile, mais au lieu de profiter de cette opportunité pour créer des industries et des services dédiés à la réalisation de ce grand ouvrage, nous importons tout de l’étranger, du fer, une partie du ciment, y compris de la main-d’œuvre. Nous en avions parlé aux Controverses de Marciac l’été dernier. L’Algérie importe de la main d’œuvre chinoise, pour construire les logements. Ce n’est pas normal.
Je pense que cette façon de procéder est due en grande partie au fait qu’un régime autoritaire s’entoure de personnes qui ne sont pas les plus compétentes. Avec une telle rente pétrolière, n’importe qui, et surtout des amis, peuvent être mis en place à des postes de responsabilités, même s’ils sont incompétents. Et cela retarde énormément le pays.
Propos recueillis par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences
Lire les autres entretiens réalisés par la Mission Agrobiosciences sur la révolution tunisienne et sa possible contagion :
- Qui sème le vent, récolte l’émeute, la revue de presse de la Mission Agrobiosciences à propos du retour des émeutes de la faim, du 6 janvier 2011
- Tunisie : Pourquoi c’est à Sidi Bouzid que tout a commencé.... Entretien avec Mohamed Elloumi, agro-économiste à l’Institut national de la recherche agronomique de Tunisie (INRAT). 18 janvier 2011.
- "La société civile algérienne est en colère mais épuisée. Ses élites ont été décapitées.". Entretien avec Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier dans le domaine des « Sociétés rurales et ingénierie du développement. 24 janvier 2011.
- De la Tunisie vers l’Egypte, la Jordanie ou la Syrie ? La perspective d’une « contagion » révèle le lien arabe mais ne saurait masquer les différences. Entretien avec Pierre Blanc. Rédacteur en chef de « Confluences Méditerranée » et enseignant-chercheur en géopolitique. 27 janvier 2011.
- Les révoltes au sud de la Méditerranée au prisme de la sécurité alimentaire. Quelles perspectives pour l’Europe et l’Union pour la méditerranée ?. Entretien avec Sébastien Abis, Administrateur au Secrétariat Général du Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM). 7 février 2011.
Accéder à toutes nos publications sur la Méditerranée
A propos des lignes de tensions qui traversent le bassin méditerranéen, on peut lire les publications de la 16ème Université d’Eté de Marciac "La Méditerranée au coeur de l’Europe : sonder les fractures, dévoiler les failles, révéler les accords" :
- Sécurité alimentaire du bassin méditerranéen : un deal gagnant-gagnant est possible entre les pays du Sud et ceux du Nord. Par Slimane Bedrani, économiste algérien
- Union pour la Méditerranée : comment les inacceptables communs des opinions publiques sont aussi de puissants facteurs de cohésion. Par Emmanuel DUPUY, chercheur Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM), chargé de mission Secrétariat d’Etat à la défense et aux Anciens combattants.
- Le pourtour des regards : de quelle Méditerranée se réclame-t-on ?. Une table ronde avec Selma Tozanli, Omar Bessaoud, Mohamed Elloumi et Jean-Sylvestre Mongrenier. Télécharger le document PDF
- Méditerranée : le pourtour des fractures. Par Barah Mikail, directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques. Télécharger le document PDF
- Le rêve méditerranéen, une vision aveuglante ? Une table ronde avec Henry Laurens, historien, et Salam Kawakibi, chercheur en sciences politiques. Télécharger le document PDF
- Le bréviaire géographique de la Méditerranée. Par Michel Foucher, Professeur à l’école normale supérieure de Paris.