09/11/2015
Alimentation et société. En réaction à l’actualité. 9 novembre 2015
Mots-clés: Viande

Boeuf en Inde, porc en France : à propos d’une bien illusoire et trompeuse identité alimentaire nationale (publication originale)

En octobre dernier, la Mission Agrobiosciences publiait « Consommation de viande en Inde : les vacheries des nationalistes. ». Cette revue de presse revenait sur l’histoire d’un indien de confession musulmane battu à mort par des villageois pour avoir, selon une rumeur, stocké et consommé de la viande de bœuf. Un acte jugé « barbare » par certains qui vient révéler les fortes tensions communautaires se jouant autour de la consommation de viande, principalement celle de bœuf.
Pour mieux comprendre ce qu’il se joue en la matière au sein de ce sous-continent, où cohabitent hindouistes, musulmans et chrétiens, la Mission Agrobiosciences a demandé à Michaël Bruckert, géographe à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste des cultures alimentaires en Inde, de nous éclairer sur l’évolution de la consommation de viande et du végétarisme en Inde, et sur la politisation du débat sans oublier de jeter un œil sur la place du porc dans notre société laïque…

Pour faire suite à la revue de presse « Consommation de viande en Inde : les vacheries des nationalistes. » publiée par la Mission Agrobiosciences, le 12 octobre 2015.
Boeuf en Inde, porc en France : à propos d’une bien illusoire et trompeuse identité alimentaire nationale
Un entretien avec Michaël Bruckert, géographe à l’Université Paris-Sorbonne.

Mission Agrobiosciences. Où en est concrètement la réglementation indienne en matière d’abattage et de consommation de viande bovine ?
Michaël Bruckert. En matière d’abattage des bovins, le gouvernement central énonce de grandes orientations qui sont ensuite soumises à l’application des Etats locaux. Il est difficile d’établir une typologie précise des législations locales tant elles sont soumises à des contextes politiques qui évoluent en permanence, notamment avec les récents succès électoraux des nationalistes hindous. Certains Etats ne formulent aucune restriction (le Kerala, certains Etats du Nord-Est…), d’autres Etats soumettent l’abattage à certaines conditions, comme l’improductivité économique (vaches taries, bœufs âgés…) du bétail abattu (c’est le cas notamment du Bengale occidental), d’autres interdisent l’abattage des vaches et des veaux (la plupart des Etats du Sud et de la plaine du Gange), nombreux incluant aussi les bœufs (les Etats du Nord et de l’Ouest du pays). Le Chhattisgarh quant à lui est le seul Etat à interdire l’abattage de l’ensemble des bovins, buffles inclus. La législation ne concerne parfois pas seulement l’abattage : le Gujarat interdit également l’achat et le transport de viande de bœuf et le Madhya Pradesh sa consommation. Les peines encourues par les coupables sont variables, allant de la simple amende aux sept années d’emprisonnement. Généralement, les Etats gouvernés par les nationalistes hindous sont les plus stricts au sujet des règles et des peines énoncées.

On voit bien que la viande de bœuf est clairement associée aux communautés musulmanes. Qu’en est-il des autres viandes comme le poulet : quel statut ? Quelle mobilisation ?
La viande de bœuf est principalement associée aux communautés musulmanes, bien que toutes n’en consomment pas. Elle est aussi souvent associées aux groupes chrétiens et Dalits (ceux qu’on appelait autrefois les intouchables).
Le poulet est à l’évidence une viande bien moins problématique. Si cette viande a longtemps été rejetée par les hindous des castes moyennes et hautes qui lui préféraient le mouton, elle est aujourd’hui acceptée par la très grande majorité des non-végétariens. C’est aujourd’hui la viande la plus consommée en Inde : son élevage est en majorité intensif et les filières, fortement intégrées, appartiennent à de grands groupes nationaux. Le poulet est relativement bon marché et est prisé pour ses qualités sanitaires et sa facilité de cuisson : il devient la viande générique par excellence, de plus en plus souvent vendue découpée, transformée, emballée, réfrigérée. Elle est très rarement mobilisée dans des rhétoriques identitaires et politiques. Mais des voix s’élèvent contre l’usage massif d’antibiotiques par les éleveurs.

Le végétarisme n’est-il que religieux et identitaire, ou bien connaît-il d’autres ressorts ?
Le végétarisme a de nombreuses dimensions. Historiquement, il est principalement religieux, même s’il ne faut pas en négliger la composante sociale : les castes supérieures sont végétariennes en partie par souci de distinction vis-à-vis des autres castes considérées comme étant inférieures. Certaines castes ont abandonné de la sorte leur consommation de viande dans une optique d’ascension sociale. Depuis longtemps, le végétarisme est également mobilisé dans des stratégies identitaires, notamment contre les colons anglais et contre les musulmans. On assiste aujourd’hui à l’accentuation et à la politisation de ce phénomène. Dans l’Inde actuelle, on constate également une recrudescence d’une forme de végétarisme rituel : par l’abstinence, temporaire ou permanente de viande, on cherche à être plus pur face à la divinité priée. Le végétarisme peut aussi être médical : de nombreuses personnes âgées arrêtent de manger de la viande en cas de syndromes métaboliques (obésité, hypercholestérolémie, diabète de type 2, hyper-tension…). Au sein des classes moyennes et supérieures se développe en outre un végétarisme plus cosmopolite, associant des préoccupations éthiques, sanitaires et environnementales. Quelles qu’en soient ses formes, le végétarisme est très souvent associé à une forme de respectabilité morale.

En France, la cristallisation communautaire se joue autour de la viande de porc. Voyez-vous des points communs entre les deux situations, des points aveugles ?
Il y a évidemment certaines similitudes, du moins dans la façon dont certains groupes politiques dénoncent le « comportement carné » d’une certaine minorité afin de la stigmatiser et de redéfinir ce qui serait une – bien illusoire et trompeuse – identité alimentaire nationale à laquelle tous devraient se conformer sous peine d’être encore plus marginalisés. Il faut cependant pointer des différences : en France, on dénonce l’exclusion d’une certaine viande (le porc) dans l’alimentation d’un groupe religieux ; en Inde, c’est au contraire l’inclusion d’une viande (le bœuf) qui est pointée. Ce sont alors non seulement les consommateurs qui sont les victimes de ces politiques identitaires, mais également toute une filière : les marchands de bestiaux, les abatteurs, les bouchers ainsi que les éleveurs qui voient disparaître l’opportunité de la réforme de leurs bovins. A cela il faut ajouter le fait que les conceptions de l’articulation de l’Etat et de la religion diffèrent dans les deux pays : la France ne jure que par une laïcité qui tend à vouloir effacer dans l’espace public les marques d’appartenance religieuse (on s’en est d’abord servi contre l’Eglise catholique et aujourd’hui contre l’Islam), alors que l’Inde indépendante s’est construite sur l’idée d’un « sécularisme » qui accorderait à chaque groupe religieux une place égale et équilibrée. Cette belle idée héritée de Nehru et de Gandhi est aujourd’hui bafouée par des nationalistes hindous (rappelons qu’un des membres de cette nébuleuse a assassiné Gandhi) : leur relecture de l’Histoire indienne, à visée principalement électorale, mobilise les masses contre l’Islam, vu comme un facteur de décadence de la civilisation hindoue. Si en France certains invoquent la laïcité pour dénoncer les musulmans, mauvais citoyens qui refusent obstinément le « porc républicain », en Inde on invoque une « indianité » réduite à une certaine « hindouité », afin de faire de ces mêmes musulmans des ennemis dont la consommation de bœuf est la marque de leur barbarie et de leur allégeance à des puissances extérieures.

Michaël Bruckert est l’auteur de "Tous carnivores ? Pas si sûr !" (in Alternatives internationales, Hors-série, 2014) ; "La transition alimentaire de l’Inde : une hypothèse erronée ? Le changement alimentaire au prisme de la consommation de viande" (in Les Cahiers d’Outre Mer, 2014/4 - n° 268) ; « Changing Food Habits in Contemporary India. Perspectives from the middle class in Chennai (Tamil Nadu) » in Jacobsen Knut A. (dir.), Routledge Handbook of Contemporary India, Routledge, Londres (2015).

A propos de la notion de transition, voir sur AgrobiosciencesTV la vidéo de Jean-Pierre Poulain (11’) : Transition, une notion en sur-régime


Un entretien avec Michaël Bruckert, géographe à l’Université Paris-Sorbonne.

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