Le rural, objet indéfini ?
V. Péan : "Quelle est la définition officielle du rural pour les instances communautaires ?
Jean-Charles Lollier : Je vais vous étonner, mais il n’y a pas de définition européenne du rural. Disons qu’il en existe plusieurs, spécifiques à chaque type de politiques. Au niveau des instances européennes, l’idée commune que nous avons toutefois du rural, c’est qu’il désigne des territoires à faible densité, des espaces à activités agricoles dominantes et des paysages. Cela dit, chacun de nous a en tête des exemples où cette définition à trois entrées ne convient pas. Aussi, des travaux de statisticiens, de bureaucrates ou de chercheurs nous aident-ils à affiner cette approche.
Nous avons ainsi une première série de définitions basées sur la population. Celle d’Eurostat (2), notamment, qui qualifie le rural en termes de populations denses, intermédiaires et faibles, soit 100 habitants au km2. Dans le même ordre d’idées, l’OCDE prend pour critère les communautés locales de moins de 150 habitants, elles-mêmes classées comme « essentiellement rurales », « intermédiaires » et « essentiellement urbaines ». Selon cette logique, 92% du territoire communautaire est majoritairement rural, mais 56% seulement si on se limite à la notion d’ « essentiellement » rurale. Pour la France, nous obtenons respectivement 95% et seulement 47%. Une différence qui relativise ce type de définition. Par exemple, la région Poitou-Charentes est à 73% essentiellement rurale, alors que pas moins de cinq régions françaises (l’Ile-de-France, la Picardie, la Haute-Normandie, le Nord-Pas de Calais et l’Alsace) affichent 0% de leur territoire en « essentiellement rural » !
Existe-t-il d’autres logiques que celles de la démographie ?
Oui. Prenez l’Insee : il distingue les villes des campagnes au regard de l’emploi. Pour être classé comme pôles urbains, avec leurs couronnes, il faut offrir au minimum 5 000 emplois, alors que les pôles ruraux offrent au maximum 1 500 emplois.
D’autres pays ont une approche par taille de villes : certains différencient les communes urbaines à partir de 2000 habitants, d’autres vont jusqu’à 5 000 voire beaucoup plus. Au Japon, une communauté de moins de 50 000 habitants n’est pas considéré comme une ville !
Enfin, s’appliquant plutôt aux pays les moins avancés ou en voie de développement, les méthodes de la FAO et de la Banque mondiale privilégient les critères d’accessibilité ou de handicap. Critères que nous retrouvons en matière de politique rurale européenne ou nationale avec les Indemnités compensatoires pour handicaps naturels (ICHN), destinées aux zones défavorisées « simples » ou à handicap spécifique.
Il y a donc pluralité des définitions du rural à l’échelle communautaire. Qu’en est-il au niveau des Etats membres ?
Eh bien, chaque pays a sa propre définition du rural, ce qui prouve que celles faites à l’échelon supérieur ne conviennent pas ! Pour asseoir sa politique rurale, l’Italie retient les zones d’agriculture intensive spécialisée, alors que l’Espagne privilégie les zones rurales susceptibles de revitalisation, et que l’Autriche prend en considération les zones à fort potentiel touristique. Et je pourrai continuer : en Roumanie, ce sont les zones rurales d’accès difficile ; au Portugal, les zones intérieures ; en Irlande, les zones d’intérêt culturel...
La fonction d’usage est-elle encore de mise pour dresser une typologie des espaces ruraux ?
C’est l’objet, en partie, des travaux de Philippe Perrier-Cornet (3) qui distingue la campagne résidentielle, la campagne ressource et la campagne nature. Là encore, d’autres approches existent : celle adoptée par le Conseil de l’Europe (4) en matière de dynamiques des territoires classe les zones rurales selon qu’elles sont intégrées, intermédiaires ou isolées. Le Schéma de Développement de l’Espace Communautaire définit quant à lui les espaces ruraux qui sont parvenus à maîtriser leur mutation structurelle, ceux qui n’y sont pas encore arrivés et ceux qui subissent de nouvelles contraintes telles que la pression urbaine.
Encore faut-il mentionner la définition de Jean-Claude Bontron, directeur de la Société d’études géographique et sociale appliquées (Segesa), qui s’appuie sur le canton - du canton urbanisé à l’ouvrier en passant par l’économie touristique et le rural en attraction - ou encore les classifications issues des travaux de prospectives de Armand Frémont et de bien d’autres pour l’ancienne Datar, aujourd’hui Diact.
Au final, on n’y voit pas plus clair ! Pourriez-vous nous indiquer quels sont, selon vous, les critères les plus pertinents pour mesurer les dynamiques à l’œuvre ? Car l’important, ce n’est pas tant la cartographie d’espaces ruraux figés. Il s’agit de rendre compte de lieux de vie plus que d’espaces zonés.
Personnellement, pour avoir été animateur d’un « pays » en Bretagne, ces définitions ne me conviennent pas du tout. Quelle ruralité voulons-nous et quelle politique rurale mener ? Voilà ce qui m’intéresse. Surtout, par rapport aux enjeux qui se posent à nous à court et moyen terme - la crise alimentaire, les nouvelles sources d’énergie...- il convient de déterminer les territoires aptes à y répondre et, à la limite, peu importe qu’ils soient situé dans le rural, le rural isolé ou le péri-urbain".
(1) Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles. Cette structure gère, en France, l’ensemble des aides dites du second pilier de la Politique agricole commune, dont les mesures en faveur du développement rural.
(2) Eurostat est l’office statistique des Communautés européennes. Basé au Luxembourg, il fournit les indicateurs clés de l’Europe. Accéder au site
3) Ingénieur agronome et économiste, professeur associé à l’Institut agronomique méditerranéen de Montpellier (IAMM), Philippe Perrier-Cornet a exposé ces fonctions d’usage dans deux ouvrages, Repenser les campagnes (éd. de l’Aube, 2002) et A qui appartient l’espace rural ?
4) Le Conseil de l’Europe, qui est à différencier du Conseil européen (réunion des chefs d’Etat et de Gouvernement des Etats membres de l’Union européenne, pour orienter la politique communautaire), a été créé en 1949 et se tient à Strasbourg. S’organisant autour de textes fondamentaux, dont la Convention européenne des droits de l’homme, il dépasse le cadre communautaire : il rassemble en effet à ce jour 47 Etats. Son rôle : favoriser un espace démocratique et juridique commun. Il comprend notamment un Conseil des ministres et une Assemblée parlementaire.
Entretien réalisé par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, dans le cadre de la 14ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale, le mardi 6 août 2008
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- "Territoires ruraux, comment débattre des sujets qui fâchent ?", les Actes de la 12ème Université d’Eté de l’Innovation rurale
- Agriculture et territoires ruraux : quelle politique agricole européenne voulons-nous ?, Les Actes de la 13ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale.
- L’alimentation en bout de course " Les raisons de la flambée des prix agricoles mondiaux, l’intégrale de l’émission radiophonique "Ça ne mange pas de pain !" avec Lucien Bourgeois, économiste, directeur de la prospective à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, Marcel Mazoyer, économiste, ingénieur agronome, ancien directeur du comité des programmes de la FAO et Steven Laurence Kaplan, historien, spécialiste du pain et des révoltes frumentaires.
- Agriculture et mondialisation. Pourquoi est-il vital pour les agriculteurs d’ici et d’ailleurs de comprendre les agricultures du monde ?, le cahier du café-débat avec Marcel Mazoyer, économiste, ingénieur agronome
- Le loup à la fois révélateur de l’histoire des hommes et de l’histoire de la ruralité, entretien avec Jean-Marc Moriceau, Professeur d’Histoire moderne
- Marchés agricoles et Territoires ruraux, par Philippe Lacombe, dans le cadre de la 4ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale