L’agriculture de conservation, une technicité désavouée
Mission Agrobiosciences (MAA) Quels sont les fondements, les grands principes de l’agriculture de conservation ?
Que cherche-t-on donc à « conserver » en pratiquant l’agriculture de conservation ? Son objectif premier est de préserver, sur le long terme, la fertilité des sols, voire même de l’améliorer, au regard de l’actuelle dégradation qu’ils connaissent.
Il existe plusieurs définitions de l’agriculture de conservation, qui se traduisent par des pratiques quelque peu différentes. A l’APAD, nous nous inscrivons dans la définition portée par la FAO [1], qui considère que l’agriculture de conservation se caractérise par l’application simultanée de trois pratiques. Tout d’abord, la présence, permanente, d’un couvert végétal (avec des couverts d’interculture) afin que les sols ne soient jamais nus. Ensuite, la gestion des rotations avec des rotations longues et des cultures ou des couverts aussi diversifiés que possible. Enfin, l’absence de perturbation du sol, c’est-à-dire la suppression si possible complète du travail du sol. Cette pratique, qui vise à favoriser la vie de tous les organismes vivants du sol tels que les bactéries, les champignons, les protozoaires ou des macro-organismes comme les lombrics ou les micro-arthropodes, est également appelée "semis direct".
Tous ces principes sont décrits dans une brochure de la FAO - « Produire plus avec moins. Guide à l’usage des politiques publiques pour l’intensification durable de la production des agricultures paysannes » -, nourrie de références scientifiques [2]. Plus généralement, cette organisation met actuellement en place une stratégie « d’intensification durable » de la production agricole et de « développement de l’agriculture ».
MAA. Quels sont les résultats obtenus ?
J’évoquerai les résultats observés chez les agriculteurs français ou européens pratiquant l’agriculture de conservation telle que je viens de la présenter. Lors de la première journée des Controverses européennes de Marciac, il a été dit qu’il nous faudrait choisir entre production et environnement. L’agriculture de conservation a l’énorme avantage de concilier les deux.
D’un côté, couvrir les sols en permanence permet de réintégrer en leur sein du carbone et, ainsi, d’accroître la fertilité. En moyenne, nous avons constaté que le taux de matière organique augmente de 1% en dix ans. De l’autre, ne plus travailler la terre préserve les écosystèmes des sols. Par exemple, l’absence de perturbation du milieu associée à la présence de couverts végétaux permet d’augmenter de 5 à 10 fois le nombre de vers de terre. Il en va de même pour toute la biodiversité à laquelle Etienne Hainzelin faisait référence hier - bactéries, champignons, etc. Ces écosystèmes sont d’autant plus stimulés que les sols sont riches en carbone. On se trouve d’une certaine manière dans un cercle vertueux.
Outre favoriser la fertilité et la vie des sols, l’agriculture de conservation présente également des atouts en terme de gestion de l’eau. Le premier d’entre eux porte sur la réduction de la consommation. Par exemple, dans un département comme le Gers, où l’on cultive le maïs sous forme irriguée, l’agriculture de conservation permet de gagner un ou deux tours d’eau. Le second élément notable concerne la propreté de l’eau. Les sols étant couverts, ceux-ci sont moins vulnérables à l’érosion et au ruissellement des eaux de pluies. Conséquence : en sortie de parcelles, les eaux sont exemptes de matières en suspension, ou encore d’excédents de nitrates, de phosphore ou de pesticides. Ceci s’explique, d’une part, par le fait que la couverture végétale supprime le ruissellement et, d’autre part, par le rôle d’éponge et de filtre biologique joué par les sols : les nutriments comme les molécules sont recyclés et biodégradés.
Parallèlement, ce mode d’agriculture affiche un bilan carbone positif. Deux raisons à cela. Le poste "travail du sol" étant le plus gourmand en énergie fossile, sa suppression permet de faire des économies importantes. Ensuite, l’accroissement de la matière organique va permettre de séquestrer du carbone dans le sol et, donc, de le soustraire à l’atmosphère. En outre, l’activité biologique, intense, va recycler les éléments nutritifs. Des mécanismes biologiques qui vont accroître la fertilité des sols et réduire la quantité d’engrais nécessaire. En définitive, on produit mieux avec moins d’énergie, moins d’engrais, moins d’intrants.
Les coûts sont réduits et les revenus d’autant plus augmentés, ce qui s’avère être un élément important pour les agriculteurs. Par ailleurs, les sociologues qui se sont penchés sur l’agriculture de conservation ont montré que les agriculteurs qui pratiquaient celle-ci en retiraient une certaine fierté. Ils se sentaient plus concernés, plus impliqués dans leur métier.
L’ensemble de ces résultats, et d’autres, ont été décrits et documentés par deux références : l’étude SoCo [3] et le rapport parlementaire « Agriculture de l’UE et changement climatique » [4] dont le rapporteur était le député européen Stéphane Le Foll.
MAA. A vous entendre, on se dit qu’il s’agit d’une pratique pleine de promesses. Et pourtant, l’agriculture de conservation reste bien confidentielle… Comment l’expliquer ? Quels sont les freins, les difficultés que vous rencontrez ?
A l’échelle mondiale, l’agriculture de conservation représente 120 millions d’hectares, chiffre non négligeable. La situation française et européenne est particulière. C’est une tâche blanche dans le monde, comme le sont pour d’autres raisons certains pays africains. Nous avons tenté, à l’APAD, avec l’appui d’experts de la communauté internationale de l’Agriculture de Conservation d’analyser les raisons de ce blocage en Europe. Plusieurs éléments peuvent être avancés.
Citons, en premier lieu, le savoir. La plupart des agriculteurs et des techniciens agricoles ne savent pas ce qu’est l’agriculture de conservation. Elle est souvent assimilée à la pratique du non labour, à la technique du semis direct [5] et aux techniques culturales simplifiées [6]. Or, pour obtenir les résultats détaillés plus haut, il faut respecter les trois principes de l’agriculture de conservation. En outre, de nombreux acteurs – associatifs, institutionnels, privés – communiquent autour de ce type d’agriculture, chacun prônant sa méthode. Des querelles de chapelle qui ne font qu’alimenter les confusions.
On peut mentionner ensuite le problème des outils. Que l’on songe aux semences, aux engrais, aux machines, tous sont pensés et conçus pour les systèmes conventionnels. Dans ce contexte, l’agriculture de conservation avec son faible pourcentage de surfaces cultivées ne constitue pas un marché suffisamment conséquent pour que les fournisseurs s’y intéressent.
Dans la même veine, on peut revenir sur le rôle des experts et des savoirs scientifiques. Ceux qui pratiquent l’agriculture de conservation ont besoin de la science pour comprendre les interactions à l’œuvre dans le sol, saisir les relations de cause à effet, etc. Or les données disponibles ne sont pas accessibles aux agriculteurs, ou alors très difficilement. De notre point de vue, les chercheurs passent énormément de temps à juger de la pertinence des modèles, et trop peu à écouter les paysans pour les aider à perfectionner leurs systèmes. Dès lors, ces chercheurs qui sont également les experts sollicités par les pouvoirs publics, n’ont pas véritablement de données de référence sur l’agriculture de conservation. Leurs recommandations se résument à ceci : « on ne sait pas ; on ne connaît pas les effets que pourraient générer ces pratiques. Il faut être prudent. ». Pourtant, notre référence, notre point de départ est le système conventionnel, système largement majoritaire, mais qu’il est impératif d’améliorer, puisqu’il ne répond pas plus aux besoins actuels de préservation de l’environnement, d’autonomie énergétique, ou même simplement d’équilibre économique.
En outre, toutes les normes de bonnes pratiques adoptées, les règlements et directives votés sont pensés pour les systèmes conventionnels. Conçus pour les corriger, ils sont totalement inadaptés à l’agriculture de conservation. Un exemple parmi d’autres. Bien des espèces de couverts végétaux que nous souhaiterions utiliser, ou que certains utilisent en dépit des risques, ne sont pas autorisées pour la simple raison qu’elles ne sont pas référencées… D’autres sont prohibées, à l’instar des légumineuses. Dans le cadre de la Directive Nitrates [7], la culture de ces végétaux est interdite puisqu’ils fournissent de l’azote. Reste ce paradoxe : cette même directive recommande de labourer les couverts, alimentant ainsi le phénomène d’érosion et de lessivage des sols, qui accroît le relargage de nitrates dans l’environnement. Depuis la mise en place de cette directive censée réduire les taux de nitrates dans l’eau, leur proportion s’est accrue.
Bonnes pratiques, directives et règlements... Globalement, les politiques publiques sont pensées à l’attention du modèle dominant. Les aides de la PAC comme les mesures agro-environnementales (MAE) sont formatés pour des systèmes normés, connus, standardisés, certifiés, qui sont privilégiés. Dans ce contexte, l’agriculture de conservation n’existe pas ; elle n’a droit à rien. De ce point de vue, elle partage le sort de l’agroforesterie, dont les principes convergent en partie avec les nôtres. Le système actuel a ce redoutable écueil : il engendre des agricultures orphelines.
MAA. Comment améliorer le sort de ces agricultures orphelines, dont fait partie l’agriculture de conservation ? Quels sont les leviers pour, finalement, faire exister une diversité des pratiques agricoles ?
La question posée nous convie finalement à aborder celle des conservatismes. Où se nichent-ils ?
Lorsque nous rencontrons des individus qui ne sont pas européens, ceux-ci insistent souvent sur le rôle pionnier joué par les agriculteurs. Ce sont ces derniers qui innovent, qui avancent. Ce ne sont pas les agriculteurs qui sont réfractaires à l’innovation mais le cadre dans lequel ils évoluent qui est contraignant. Soyons clairs : la norme bloque le changement ; elle n’est pas compatible avec l’innovation. Les conservatismes ne situent pas du côté de la profession, mais des institutions.
Pour libérer l’innovation, nous suggérons d’explorer les deux pistes suivantes.
Tout d’abord, il nous semble important de faire exister un droit à l’expérimentation, afin que les agriculteurs puissent tester les innovations in situ, sur leurs fermes, et non sur des parcelles expérimentales. Ce droit à l’expérimentation comprend une évaluation a posteriori des résultats et, selon ces derniers, l’autorisation finale. Actuellement, on interdit certaines pratiques utiles ou indispensables à ces systèmes, au motif qu’on ne les connaît pas. Mais, paradoxalement, on ne peut pas les expérimenter ! Citons comme exemples les limitations d’usage de l’azote, celle de certaines espèces ou variétés de couverts soumises à autorisation, ou l’obligation de destruction mécanique des couverts.
La deuxième piste porte sur la constitution de groupes de travail sur le terrain, à l’image des Centres d’Etudes Techniques Agricoles (CETA), une formule efficace. Ces associations gérées par des exploitants permettent aux agriculteurs, moyennant une cotisation, de bénéficier des conseils d’un technicien et d’un ingénieur. Ainsi, ils gardent la main sur l’orientation comme le fonctionnement de leurs exploitations.
Pour conclure, je dirai ceci. Il y a, dans cette assemblée, des agriculteurs qui pratiquent l’agriculture de conservation. Si cette dernière vous intéresse, prenez contact avec eux pour visiter leur ferme. Voir et toucher la réalité remplace toujours les longs discours.
Intervention réalisée le 2 août 2012, dans le cadre des 18es Controverses européennes de Marciac L’agriculture a-t-elle le droit d’être moderne ?.
Dans le cadre des 18es Controverses européennes de Marciac, on peut lire :
- L’agriculteur moderne doit passer de la figure du prolétaire à celle de l’"amateur". Dialogue entre l’économiste Hélène Tordjman et le philosophe Olivier Assouly.
- L’agriculture et les sciences, un couple inavouable ?. Exposé d’Etienne Hainzelin, conseiller du Président-directeur général du Cirad.
- Peut-il y avoir une modernité raisonnable ?. Exposé du socio-économiste Gilles Allaire.
- Les droits de l’agriculteur en questions. Témoignage du Groupe Local de Réflexion, composé d’acteurs locaux de la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers et des territoires voisins. Réflexion rapportée par Jean-Luc Bongiovanni, éleveur dans les Hautes-Pyrénées, Eliane Crépel, infirmière scolaire, et Gérard Coutant, agriculteur dans le Gers, tous trois membres du groupe local de réflexion.