De quoi le territoire est-il le nom ? (publication originale)
"Pour des territoires vivants... Faut que ça déménage !" Tel était l’intitulé des 20èmes Controverses européennes de Marciac co-organisées les 30-31 juillet et 1er août derniers par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers. Une édition qui affichait très clairement sa volonté de rompre avec les lectures habituelles de l’espace territorial.
Mais avant de faire les cartons et de plier bagages, encore fallait-il s’accorder sur ce que le terme de territoire désigne. En ouverture de cette 20ème édition, la Mission Agrobiosciences avait convié l’économiste Gilles Allaire à jouer les étymologistes. Dans cette courte introduction, il montre comment nous sommes passés du territoire au sens écologique, celui des rapports entre une communauté et des ressources, au territoire entendu au sens de réseau.
De quoi le territoire est-il le nom ?
Gilles Allaire Si l’on regarde dans le dictionnaire, la notion de territoire peut avoir au moins trois sens. Géographique, c’est l’étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain. Ecologique, le territoire désigne la zone qu’un animal fait sienne et dont il interdit l’accès à ses congénères. Juridique, puisqu’elle fait référence, en droit, à la limite de compétence d’une collectivité.
Le territoire, les ressources et la communauté
En sciences sociales, le terme a été introduit de différentes manières. L’une d’elles opère un parallèle avec l’écologie animale, en rappelant notamment que les territoires se construisent dans la rivalité. Le débat autour de la nouvelle carte des régions en est une illustration récente… Ce parallèle introduit également l’idée de communauté. A cet égard, il est intéressant de noter qu’en français, on parle de territoire tandis que les anglais (et plus généralement les anglophones) préfèrent le terme de communauté pour désigner, sous un angle différent, la même réalité. Ces derniers, comme les québécois d’ailleurs, parlent ainsi de développement communautaire, tandis que les français parlent de développement territorial.
La référence à l’écologie renvoie aux relations entre communauté, territoire et ressources, thème classique par ailleurs de la sociologie rurale. Prenant comme terrain d’étude une vallée alpine, le sociologue Placide Rambaud fut un des premiers à montrer comment une communauté, avec l’immigration, régule la population de son territoire en fonction des ressources. Les ressources dont il est question sont naturelles et humaines, mais aussi sociales ou institutionnelles (l’expérience collective, les valeurs éthiques).
L’organisation selon les principes coopératifs est ainsi une autre illustration du rapprochement territoire/communauté. Historiquement, dans leur fondement, les premières coopératives du 19ème siècle en Angleterre, à l’instar de celle des tisserands de Rochdale, avaient pour mission le développement d’une communauté sur un territoire.
Cette notion de territoire intéresse également les économistes, en ce sens qu’elle représente l’une des bases de l’Etat moderne et qu’elle pose la question du rapport entre population et ressources. Hier, les états entraient en guerre pour conserver ou acquérir des ressources. Aujourd’hui, ils prennent en charge ou contrôlent, pour reprendre les termes de Foucault, les populations. En ce qui concerne le fonctionnement de l’état, nous sommes passés avec les Etats du 20ème siècle d’une régulation territoriale à une régulation sectorielle, par grand domaine d’activité de l’Etat, qui met en place des politiques dédiées – en matière d’agriculture, de santé, de transport, etc…
Pensons réseaux et enchevêtrement
Où se situe dès lors le territoire aujourd’hui ? De mon point de vue, les territoires ne se définissent plus selon la dimension écologique, c’est-à-dire par le rapport entre une communauté et des ressources. Ce qui ne veut pas dire que cette question n’existe plus ! Mais elle n’absorbe plus ou n’est plus absorbée par la notion de territoire.
Aujourd’hui, le territoire est la superposition de plusieurs réseaux qui se déploient et s’organisent à différentes échelles. Une multitude d’organisations ayant des fonctions de concertation et de coordination ont été créées ; chacune possède son territoire et œuvre dans différents domaines de l’action publique : l’éducation, la santé, la gestion de l’eau, la biodiversité, la vie culturelle ou sportive, etc. Dans le domaine de l’innovation, depuis une trentaine d’années, des géographes et des économistes ont mis en évidence des « systèmes locaux de production et innovation » ; ce concept a été repris par la DATAR pour institutionnaliser des partenariats locaux.
Ce qui s’organise à l’heure actuelle, avec l’initiative de l’Union Européenne du Partenariat Européen pour l’Innovation (PEI), ce sont des réseaux thématiques nationaux et transnationaux. Prenons l’exemple des groupes d’agriculteurs. Aux groupes locaux (CETA, GVA, CIVAM…) qui ont organisé le processus de modernisation des années 1950 aux années 1970, ont succédé des réseaux professionnels spécialisés, tandis que de nouveaux groupes locaux se sont décloisonnés.
Ainsi, bien que les coopératives agricoles jouent encore un rôle important dans l’accompagnement de l’innovation dans un cadre territorial, avec des territoires de plus en plus larges du fait de nombreuses fusions, une structure coopérative ne contrôle plus l’ensemble des paramètres du développement. Non seulement les évolutions locales sont diverses mais leurs déterminants le sont tout autant. Par ailleurs, l’environnement professionnel s’est élargi et diversifié.
Le territoire s’exprime donc aujourd’hui par l’articulation de réseaux de compétences et de coopération. Mais pour « faire territoire », il faut une cause publique, une vision et une visée territoriales. Un bon exemple : les GIEE [1], chers à Stéphane Le Foll, sont dans leur principe conçus comme des réseaux territoriaux, articulant compétences et causes publiques et assurant une mission territoriale. Voilà ce qui fait désormais territoire.
Territoires et démocratie
Au total, une multitude de grilles territoriales (visions et visées) recouvrent l’espace social, liées à des communautés qui, dans une certaine mesure, s’interpénètrent. De cet enchevêtrement, on peut avoir deux visions : l’une technocratique, qui va avec la raison économique et qui vise l’efficacité de l’action publique par une gestion adéquate des compétences ; l’autre militante, avec un objectif de changement. Institutionnellement, et selon toute logique, c’est la vision technocratique qui domine, celle de la raison économique.
La question est alors celle du social derrière les territoires représentés par les réseaux de compétences, que j’ai rapidement décrits, qui s’entrelacent. Comment les insérer chacun dans une démocratie locale ? Telles sont les questions qui se posent, auxquelles nous allons peut-être tenter de répondre au fil de ces deux journées.
Egalement édité dans le cadre de ces 20èmes Controverses européennes de Marciac :
- Agroécologie : qui est (vraiment) prêt à coopérer ? Séquence table ronde avec Christophe Garroussia, agriculteur, membre du groupe local de réflexion ; Véronique Lucas, doctorante FNCUMA/Inra-SAD ; Antoine Poupart, directeur technique et développement de InVivo AgroSolutions ; Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier, et François Léger, enseignant-chercheur à AgroParisTech. (PDF 13 pages).
- Crise du lien : sortir des lieux ? Dialogue entre la sociologue Yannick Sencébé et le médecin Jean-Jacques Laplante.
- Le mythe de l’égalité des territoires, par Nubis Pulido, professeur de géographie, Université de Merida (Venezuela).
- Repenser le rural, en finir avec un certain développement local... Par Daniel Béhar, géographe.
- Réseaux : les nouveaux @griculteurs Avec Jean-Luc Boursier, agriculteur, Fédération régionale des Cuma Grand-Ouest ; et Jean-Baptiste Cavalier, animateur-coordinateur de Reneta.
- Les territoires ruraux seront urbains (ou ne seront pas), la relecture de Jacques Levy, géographe, grand témoin des 20èmes Controverses européennes de Marciac.
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[1] Groupement d’intérêt économique et environnemental