Olivier Lazzarotti : "Pour parler du rural, j’ai choisi vous le montrer. Voici donc un pot de confiture (O .Lazzarotti montre un pot de confiture et le pose sur la table). Personne ne le contestera. Il présente toutes les évidences d’un produit du rural : il est issu de fruits, sa fabrication est artisanale, la recette ancestrale. Le contenant, en verre, est aussi de forme traditionnelle. L’étiquette minimaliste permet de mieux voir le produit. De plus, il a été fabriqué et vendu à la campagne, sur le marché d’Ambazac, en Haute-Vienne, dans le Limousin.
Cela dit, si l’on commence à regarder de plus près l’étiquette, les choses sont moins établies. A gauche, deux noms figurent : Ingrid et Brian Ashby, producteurs et vendeurs. Ils viennent du sud de Newcastle et se sont installés en France il y a une dizaine d’années, dans un hameau, près d’Ambazac. Nous voici donc au cœur de l’énigme du pot de confiture : est-il rural parce que produit et vendu à la campagne ou bien est-il urbain parce que produit par des urbains et vendus à d’autres urbains, même si cette transaction se fait à la campagne ? Cette interrogation me semble centrale aujourd’hui.
Du coup, ce pot de confiture, qui se présentait sous toutes les apparences du « bon » produit campagnard, interroge sur les catégories traditionnelles de l’urbain et du rural. Où sont les différences ? Qu’est-ce qu’être urbain, qu’est-ce qu’être rural ? Ce pot relève, me semble-t-il, des deux à la fois. En même temps, il n’est ni l’un, ni l’autre. Cela mérite que nous dépassions cette terminologie sans pour autant l’abandonner. Je proposerai plutôt pour ma part le terme de « métropolisation ». Qu’est-ce qui définit les territoires métropolitains ? D’abord, une très forte différenciation entre les paysages ruraux et les paysages urbains. Jamais la campagne n’a autant ressemblé à la campagne, peut-être d’ailleurs à partir d’une vision idéalisée, et jamais la ville n’a autant ressemblé à la ville. Pour autant, jamais l’intégration par les habitants n’a été aussi forte : ils circulent en permanence de l’un à l’autre et cette différenciation/intégration sont les deux faces du même phénomène, à savoir l’émergence d’une société à habitants mobiles. La mobilité géographique devient ainsi l’élément structurant de notre style de vie. Autrement dit, la distinction entre résidence principale et résidence secondaire perd de sa pertinence. Nous serions là plutôt dans la réalisation de la prophétie que faisait Jean-François Gravier* (1964, p. 87), celle du « travail au pays des vacances ».
Tout cela bouleverse les parties rurales des espaces métropolitains. Sur le plan quantitatif, d’une part, ce que l’Insee appelle le rural augmente en termes de population. Et ce d’autant plus qu’avec la barrière des 2000 habitants, les communes rurales basculent vers l’urbain sitôt ce seuil franchi !
Sur le plan qualitatif, de l’autre, les changements sont peut-être encore plus significatifs : non seulement les habitants du rural appartiennent à des catégories socio-professionnelles de plus en plus élevées, mais surtout, ils n’habitent plus la campagne de la même manière qu’on le faisait il y a cinquante ans, lorsque la sédentarité signifiait qu’on partait, au mieux, une fois par an. Aujourd’hui, les lieux se vident et se remplissent au long des temporalités de week-end, de semaines, de grandes vacances...Avec, pour conséquence, le renchérissement du prix des terrains. En Haute-Vienne, par exemple, en 1996 et 2006, le prix des maisons « de campagne » a augmenté de 213% !
Troisième élément, enfin, de cette révolution : l’européanisation. La métropolisation est en effet à l’œuvre aussi en France qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne, et elle s’opère à une échelle transnationale, comme l’indique le pot de confiture. A l’échelle de l’Europe, se pose donc la question de la répartition des hommes et des richesses, sachant que l’argent a tendance à aller vers l’ouest et les usines vers l’est...
De fait, les territoires ruraux constituent, -et c’est sans doute nouveau-, un excellent laboratoire d’observation des dynamiques contemporaines, à la fois par la révolution des mobilités et par celle de l’Europe. C’est là que se jouent, de manière particulière, l’impératif de circulation qui est celui du libéralisme économique et l’optimisation de sécurisation qui est celui du conservatisme politique. Alors, le rural pris en étau ? Reprenons notre pot de confiture qui intègre finalement la mobilité et la tradition. Au fond, il pose cette question : comment bouger sans changer ? Comment être mobile sans changer la société ? Tel est, finalement, le paradoxe du pot : il s’inscrit dans un régime de modernisation qui se met en place au début du 19è siècle et qui fait que l’accès au futur passe le plus souvent par un fort rapport au passé. Autrement dit, et vous l’aurez tous compris, le proverbe a bien raison : c’est encore dans les vieux pots qu’on fait la meilleure confiture..."
* Géographe français, Jean-François Gravier s’est fait connaître par son ouvrage "Paris et le désert français", publié en 1947.Figure controversée - certains l’ont accusé de défendre des positions pétainistes et d’être guidé par une inspiration maurassienne - il a également
publié en 1964 "l’aménagement du territoire et l’avenir des régions françaises", Flammarion.
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- Organisée par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Commune Bastides et Vallon du Gers, l’Université d’Eté de l’Innovation Rurale se propose d’instruire et de débattre collectivement des sujets qui interpellent fortement notre société : le futur de l’agriculture et des territoires ruraux, leurs transformations... Elle se déroule sur trois journées, en août, à Marciac (Gers) pendant le festival Jazz In Marciac. Pour en savoir plus
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