Lucien Bourgeois : Il n’est pas certain que nous puissions affirmer avoir anticipé la crise financière actuelle. En revanche, nous étions plusieurs économistes à craindre certains effets du déséquilibre de la sphère économique mondiale. Cette attitude craintive nous a d’ailleurs été reprochée durant plusieurs années par nos détracteurs qui estimaient que nous disposions de suffisamment de moyens pour faire face à une crise financière. A mon sens, la crise que nous traversons mérite d’être soulignée au motif qu’elle se révèle lourde de conséquences sur notre politique agricole. Le chiffre de 700 milliards de dollars vous est probablement familier. Pourtant, personne ne connaît sa signification véritable.
Une crise inévitable
La crise financière actuelle est regrettable et ne pouvait être anticipée. Nous pouvons cependant affirmer qu’elle est inévitable dès lors qu’un pays comme les États-Unis importe deux fois plus qu’il n’exporte et ce, durant quinze ans ; l’absence de crise immobilière n’y aurait rien changé.
L’Histoire nous apprend un certain nombre de choses : Franklin Roosevelt avait notamment pris des dispositions en 1933 pour dissocier totalement les banques d’affaires des banques de dépôt. Or Bill Clinton a abrogé cette loi en 1999. En l’absence d’une telle décision, nous n’aurions peut-être pas connu la crise actuelle.
La crise agricole est, elle, intervenue bien plus tardivement et sur une période plus courte que celle des autres matières premières. Elle est aujourd’hui quasiment terminée. Nous avons cependant trop eu tendance à considérer la crise agricole comme un équivalent de la crise pétrolière. Or si nous pouvons pardonner à nos amis journalistes de faire du « copier/coller » avec les chiffres, il est primordial que les acteurs chargés d’étudier les phénomènes mondiaux observent rigoureusement les statistiques. Si cette règle avait été respectée, nous nous serions aperçus que la récolte de 2007 n’a pas été catastrophique comme l’ont laissé entendre un certain nombre de spécialistes, mais a, au contraire, atteint des niveaux record. Cette tendance s’est confirmée en 2008.
La sécurité alimentaire : une nécessité absolue
Il est logique, dans un tel contexte, de s’interroger sur les causes de la dernière crise alimentaire. Il convient d’expliquer que la demande a été artificiellement boostée par un phénomène non lié à l’alimentation, à savoir la crainte des américains de manquer de pétrole pour leurs voitures. Les États-Unis ont donc instauré le programme Éthanol (maïs) - 60 millions de tonnes produites en 2007 et 100 millions en 2008 -, lequel, s’il disparaissait, provoquerait une baisse sans précédent des prix des céréales. Ce scénario ne doit pas être ignoré compte tenu des élections nationales à venir et du déficit budgétaire américain qui est voué à atteindre l’un des plus bas niveaux de son histoire. En outre, la nation chinoise n’a pas augmenté ses importations de céréales en raison de leur prix particulièrement élevé.
Le marché des produits laitiers est, quant à lui, revenu à un niveau très inférieur à celui observé en 2006. Nous sommes très inquiets pour ce secteur qui connaîtra probablement au cours des six prochains mois, une crise majeure. Les agriculteurs devront en effet assumer des coûts de production significatifs alors que la valorisation des produits ne cesse de diminuer. La crise agricole à venir sera différente de la précédente ; elle aura été créée par les pays riches.
Fort heureusement, les marchés mondiaux restent peu importants pour les produits agricoles et les matières premières. Cela n’est pas le cas des produits transformés. Le marché des céréales est aujourd’hui à peine supérieur à son niveau du début des années 80. Il est même revenu à son niveau d’avant 1914, à savoir à 15 % environ de la production globale mondiale. En revanche, sa production a augmenté de 70 %. Ce phénomène traduit une marginalisation du marché mondial. Nous avons par ailleurs évoqué à maintes reprises le marché du riz. Or ce dernier n’existe pas ou plutôt il est très marginal puisque de l’ordre de 3 % de la récolte mondiale. C’est pourquoi une augmentation significative du prix de la tonne de riz n’impacterait pas la production. Tout ceci mérite d’être étudié avec une grande attention.
Je défends l’idée que la sécurité alimentaire est une nécessité absolue pour tous les états et qu’elle passe par le niveau local. Nous avons tous besoin de consommer trois repas par jour. En outre, malgré toute la technicité enseignée dans les établissements agricoles, nous ne sommes toujours pas capables de produire du blé en un mois ; nous devons pour cela attendre un an, sachant que la quantité finale est incertaine. Or tant que cette situation perdurera, des crises surviendront.
Il faut trouver le juste milieu
Les trois repas évoqués à l’instant doivent être en partie composés de produits frais et, par conséquent, non stockables. Les individus souhaitent, de plus, consommer des produits variés et locaux. Nous savons depuis la fin du 17ème siècle, grâce à Gregory King, l’un des premiers statisticiens, que la variation des prix est plus que proportionnelle à celle des quantités. De fait, lorsque la production est légèrement surabondante, les prix s’effondrent et vice et versa. Les marchés agricoles ne peuvent, de fait, pas rester stables durablement. Jean-Marc Boussard, économiste à l’INRA, a pour habitude de dire que le retour à l’équilibre desdits marchés n’est pas celui d’une bille placée au fond d’un bol, mais celui d’une bille posée sur un crayon. Il n’est donc absolument pas évident. Or ce retour à l’équilibre est d’autant plus important à obtenir que nous ne pouvons pas l’attendre : l’augmentation des prix exclut trop de consommateurs. A contrario, une diminution tarifaire trop importante pose problème aux producteurs. Il convient de trouver le juste milieu.
Les mérites de la mondialisation ont été longtemps mis en exergue. Cependant, si nous devions un jour dépendre des marchés extérieurs pour nous nourrir - je ne souhaite pas susciter de la peur, les Français et, plus généralement, les Européens auront toujours à manger si leur pays reste parmi les plus riches du monde -, nous bouleverserions les marchés mondiaux car nous affamerions les autres populations. Chaque pays doit veiller sur sa sécurité alimentaire ; dans le cas contraire, nous verrons ressurgir des catastrophes historiques. Je pense notamment aux bateaux entiers de céréales et de bovins qui étaient autrefois exportés d’Inde vers la Grande-Bretagne, provoquant la famine du peuple indien.
Roosevelt : la grand fondateur de la politique agricole moderne
La politique agricole moderne a réellement vu le jour suite à la crise financière de 1929. Auparavant, les crises alimentaires consistaient uniquement en des pénuries. Après 1929, sont apparues les crises de surabondance, lesquelles ont conduit à la chute des prix des matières et à la faillite de nombreux agriculteurs. Ce n’est qu’à cette période que les premiers ministères de l’agriculture ont été créés.
Le grand fondateur de la politique agricole moderne est Franklin Roosevelt. Sa théorie repose sur quatre grands principes :
- Veiller au commerce extérieur ;
- Stocker une partie de la production lorsque celle-ci est excédentaire ;
- Ne pas constituer de stocks permanents et réguler la production si nécessaire par du gel des terres ;
- Utiliser cette possibilité de gel des terres pour lutter contre l’érosion.
Cette politique n’a jamais été remise en cause. Les États-Unis n’ont essayé le découplage des aides que pendant deux années. Dans l’UE, ce principe reste toujours en vigueur. L’utilisation du terme scandaleux de « découplage » nous fait apparaître comme des adeptes de Marie-Antoinette et des enfants gâtés incapables de comprendre la misère du monde. Pour preuve, la crise de l’année passée a fortement impacté les populations les plus pauvres du monde car l’Europe ne disposait pas de stocks suffisants pour lutter contre les spéculateurs.
Il est nécessaire de réintroduire la notion d’État dans notre politique agricole tout en permettant aux agriculteurs de savoir utiliser le marché. Je ne fais pas partie de ceux qui opposent le marché à l’État : ceux-ci sont complémentaires de même que la circulation automobile et la police. Aucun marché ne peut perdurer sans État.
Le territoire peut apporter une valeur ajoutée au produit
Je plaide également pour que l’enseignement comporte un minimum de réflexions sur l’économie. Il est, à mon sens, dommage que, dans certains milieux agricole, soient évoqués les commodités (céréales) et le minerai (viande bovine). Il faut faire un effort significatif de réflexion sur la valeur ajoutée d’un produit. Le seul élément que nous ne pouvons pas importer est le territoire. Or les produits ne possédant pas la marque de leur territoire deviennent des commodités et perdent de leur valeur. Le territoire ne doit pas se traduire par des charges. Il doit apporter également des richesses. Je suis très étonné que les milieux agricoles n’étudient pas davantage l’organisation du Champagne. Cette dernière ne doit plus être considérée comme une exception, mais comme un modèle à suivre : les producteurs et les établissements spécialisées dans l’exportation sont parvenus à vivre en parfaite harmonie, avec beaucoup d’intelligence.
Cette intervention de Lucien Bourgeois s’est déroulée lors de la journée du 13 octobre consacrée aux « Eclairages sur les sciences en débat » dans le cadre du séminaire des personnels de direction de l’enseignement technique agricole public français intitulé « Entre peurs et espoirs, comment se ressaisir de la science et la faire partager à nouveau ? ». Séminaire organisé par la Direction générale de l’Enseignement et de la Recherche (DGER) du Ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche. La Mission Agrobiosciences, qui a participé à sa conception et son animation, diffuse les actes de ces journées.
Visiter le site du Ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche
Visiter le site d’Information et de Promotion des Etablissements Publics d’Enseignement Agricole, educagri.
- Voir un long extrait du film : Politique Agricole Commune : La Voix de ses Pères. Sur le site du Gouvernement - Réalisé en 2009 par Noémie Roché en collaboration avec la Mission Agrobiosciences, édité par le Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l’Aménagement du Territoire. Avec les témoignages de : Edgard Pisani-, ministre de l’Agriculture de 1962 à 1966, commissaire européen en charge du développement de 1981 à 1983. Pierre Méhaignerie, député, ministre de l’Agriculture de 1977 à 1981. Georges Rencki, professeur au Collège d’Europe, proche conseiller du commissaire européen à l’agriculture Sicco Mansholt (1958-1972) Michel Rocard, Premier ministre (1988-1991) ; ministre de l’Agriculture (1983-1985) ; président, avec Alain Juppé, de la Commission chargée de réfléchir à l’utilisation du futur emprunt national Jean François-Poncet-, sénateur du Lot-et-Garonne, Vice-Président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ; vice-président de la Commission des affaires européennes Henri Nallet, vice-président de la fondation Jean Jaurès, Président de l’Observatoire national de l’enseignement agricole (ONEA), ministre de l’Agriculture de 1985 à 1986 et de 1988 à 1990. Jean Pinchon (1925-2009), ancien président de l’Inao, directeur de cabinet du ministre de l’Agriculture Edgar Faure, de 1966 à 1968. Bertrand Hervieu-, Inspecteur général de l’agriculture, ancien Secrétaire général du CIHEAM (Centre International de Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes). Michel Tesseydou, agriculteur, ancien président du CNJA, le Centre national des jeunes agriculteurs Lucien Bourgeois-, économiste, membre de section du Conseil Economique, Social et Environnemental de Paris.. Luc Guyau, agriculteur et ancien président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). Michel Jacquot, avocat spécialiste du droit communautaire, directeur du FEOGA - Fonds européen d’orientation et de garantie agricole européenne - de 1987 à 1997.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Une Pac, oui, mais pour une Politique ALIMENTAIRE Commune. Une intervention de Lucien Bourgeois, dans le cadre de la 13ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale, Agriculture et territoires ruraux : quelle politique agricole européenne voulons-nous ?
- Faut-il supprimer la PAC ?. Le cahier du café-débat de Marciac avec Lucien Bourgeois et Matthieu Calame,Fondation Charles-Léopold Mayer
- Au XXIe siècle, l’agriculture réapparaît comme la clé des équilibres du monde, Par Marcel Mazoyer, économiste, professeur titulaire de la chaire d’agriculture comparée et développement agricole de l’Institut National Agronomique Paris-Grignon. Dans le cadre de la 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale, Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?
- L’alimentation en bout de course " Les raisons de la flambée des prix agricoles mondiaux. L’Intégrale de l’émission radiophonique "ça ne mange pas de pain !". Avec les participations des économistes Lucien Bourgeois et Marcel Mazoyer, et de l’historien Steven Laurence Kaplan.
- Groupe de Cairns et pays en développement : alliés ou adversaires dans les négociations agricoles à l’OMC ?. Le cahier du café-débat de Marciac avec Karine Tavernier, Chargée d’étude à Solagral. Spécialiste du commerce international, des échanges agricoles et des négociations de l’OMC.
- Le pouvoir n’est pas aussi loin qu’on le croit !. Une table ronde cherchant à instruire la question "Le local est-il soluble dans le global ?", animée par Philippe Lacombe (Inra), avec Jacques Delpla (BNP-Paribas), François de Ravignan (économiste et agronome, Inra) et Jean-Pierre Tillon (In Vivo). Dans le cadre de la 12ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac, Territoires ruraux, comment débattre des sujets qui fâchent ?.