22/11/2010
Dans le cadre de "ça ne mange pas de pain", novembre 2010.
Mots-clés: Consommation , Santé

Si mes souvenirs sont bons… Les mécanismes de la mémoire sensorielle

Alors que médias et sites internet ne cessent de vanter les aliments censés booster votre mémoire, surfant sur la crainte généralisée d’un Alzheimer, nous avons choisi de traiter, tout au contraire, la mémoire des aliments, l’une des plus résistantes, justement, à l’oubli. Mieux, comme nous l’enseignent Proust et sa madeleine, elle semble capable de nous faire revivre des souvenirs enfouis, ceux-là mêmes que la mémoire consciente ne juge pas bon de retenir.
Comme s’il existait en un coin de notre cerveau la collection de nos sensations gustatives et des émotions du moment, depuis le berceau voire, depuis notre vie in utero. Comment ça marche, à quoi sert cette mémoire du goût, quelles sont ses singularités ? Un entretien réalisé dans le cadre de l’émission de "ça ne mange pas de pain !" consacrée au goût et que publie la Mission Agrobiosciences.

Pour répondre à ces questions, nous avons invité l’un des rares chercheurs qui travaillent sur ce sujet tout nouveau en France, Claire Sulmont-Rossé, docteur en sciences de l’alimentation au sein de l’Unité Mixte de Recherche « Flaveur, vision et comportement du consommateur », au centre Inra de Dijon.

Mission Agrobiosciences : Comment agit la mémoire quand on goûte un aliment ?
Claire Sulmont-Rossé : Imaginez-vous, à l’heure du déjeuner, devant un buffet proposant une variété d’aliments. Eh bien, c’est votre mémoire qui va guider vos choix. En fait, deux types de mémoires interviennent à ce moment là : la mémoire sémantique, qui stocke et restitue des connaissances génériques. Grâce à elle, nous savons par exemple que des carottes ou une assiette de charcuterie sont des entrées, qu’une pomme ou un yaourt sont des desserts. Nous avons aussi appris que des carottes ou une pomme, sont des aliments moins gras et moins sucrés que la charcuterie et le laitage.
Le deuxième type de mémoire qui agit, c’est la mémoire épisodique, qui stocke et restitue des souvenirs « autobiographiques ». C’est par elle que nous savons ce qui nous a plu par le passé, et qui va donc sans doute encore nous plaire, ce qui nous a rassasié ou ce qui nous a rendu malade. Devant la variété des plats proposés, nous pouvons nous souvenir que, la dernière fois, le bœuf-carotte n’était pas terrible, que la mousse au citron était légère et facile à digérer. La mémoire joue donc un rôle fondamental dans nos choix.

En dehors du caractère hédonique, du plaisir de la réminiscence, cette mémoire peut donc aussi nous éviter d’être malade, voire de nous empoisonner
C.Sulmont-Rossé : Tout à fait ! Il suffit d’avoir eu des nausées et des vomissements une fois avec tel aliment pour qu’ensuite, et ce pour le restant de sa vie, on évite ce dernier. Chacun de nous a pu l’expérimenter.

Vous dites que la mémoire des aliments a un fonctionnement spécifique, qu’elle se distingue de la mémoire visuelle ou verbale. Pourriez-vous nous en dire plus ?
C.Sulmont-Rossé : La mémoire des aliments fait appel à plusieurs systèmes sensoriels : celui de l’olfaction, de la gustation, de la vision etc. C’est surtout la mémoire des odeurs, des aromes présents dans les aliments qui se singularise par rapport aux autres systèmes. On sait notamment que la mémoire des odeurs est très liée au système des émotions, beaucoup plus que les autres systèmes mnésiques. Et les souvenirs évoqués par les odeurs sont beaucoup plus chargés d’émotions que la vue d’un objet. Un exemple : si votre ancien petit ami avait un parfum bien particulier et si, plusieurs années après, vous voyez le flacon du parfum, sans doute vous rappellera-t-il cet homme, mais la réminiscence sera beaucoup plus forte si vous sentez l’odeur qui, elle, va ramener un flot d’émotion.

Est-ce dû au fait que les émotions, les odeurs, les saveurs sont stockés plutôt dans le cerveau limbique [1], alors que les apprentissages, la logique sont plutôt dans le néo-cortex [2] ?
C.Sulmont-Rossé  : Je ne sais pas si on peut dire que c’est « stocké » dans le système limbique…Quoi qu’il en soit, entre le centre récepteur des odeurs et le système limbique, la connexion est directe. Alors que pour les autres sens, la gustation, la vision, le toucher, il y a un autre relais entre les deux. Mais notons que les messages olfactifs se projettent à la fois dans le système limbique et dans des néocortex où, là, ils sont associés à des informations visuelles, gustatives etc.

Dans les travaux que vous dirigez, vous avez mis en évidence le fait que la mémoire des consommateurs est beaucoup plus sensible aux différences qu’aux ressemblances...
C.Sulmont-Rossé : Si une personne a l’habitude d’une boisson précise et que celle-ci est légèrement modifiée par le fabricant, elle détectera de manière très efficace la différence. Nous sommes beaucoup plus performants pour cela que pour reconnaitre la ressemblance. Car qui dit différence dit, pourquoi pas, danger, possibilité de s’intoxiquer. C’est lié à notre statut d’omnivore qui a besoin de différents éléments nutritifs pour survivre, ce qui le pousse à la fois à la découverte de nouveaux aliments et à la prudence, à la méfiance, par peur de s’empoisonner.

Se souvient-on mieux des choses qu’on a détestées ou qu’on a adorées ?
C.Sulmont-Rossé  : Beaucoup de travaux tendent à montrer qu’on apprend mieux, plus vite, plus efficacement, ce qu’on n’aime pas que ce que l’on aime. Par exemple, il suffit d’avoir été rendu malade une seule fois par un aliment pour développer une aversion définitive. Alors que pour acquérir une préférence, il faut plusieurs expositions.

Vous travaillez également beaucoup avec les seniors : les troubles de la mémoire qu’ils peuvent connaître affectent-ils leur comportement alimentaire ? Ou au contraire, un type de mémoire des aliments résiste mieux ?
C.Sulmont-Rossé : Il y a ce qu’on appelle la mémoire explicite qui nécessite un effort volontaire, conscient, pour se souvenir. Typiquement, celle que vous mobilisez quand vous passez un examen. Et puis il y a la mémoire implicite, qui agit un peu à votre insu. Or dans le domaine alimentaire, c’est surtout cette dernière qui intervient. Or on sait qu’elle est beaucoup moins affectée par le vieillissement que la mémoire explicite. Elle permet une sorte de remise à jour permanente de nos souvenirs alimentaires, qui fait que, même si on perçoit moins bien les odeurs et les saveurs, on continue de reconnaître et d’apprécier les aliments.
Cela pourrait constituer une piste de travail pour « stimuler » ces personnes âgées. En tout cas, c’est à prendre en compte.

Concernant les pathologies liées à la perte du goût, affectent-elles plutôt les papilles ou la mémoire ?
C.Sulmont-Rossé : En général, les problèmes se situent plutôt au niveau dit périphérique – les papilles, récepteurs olfactifs. On peut devenir anosmique, c’est-à-dire perdre la capacité à percevoir les odeurs et les arômes, ce qui est beaucoup plus handicapant que ce qu’on croit, juste après un rhume très sévère, ou après un traumatisme qui sectionne les nerfs olfactifs. Pour ce qui concerne la mémoire, bien sûr, des pathologies comme les maladies d’Alzheimer et de Parkinson ont un effet sur la mémoire des aliments. La difficulté à détecter et à identifier les odeurs fait d’ailleurs souvent partie des premiers signes de la maladie.

Retrouvez les autres chroniques de cette émission

"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois.

A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement.

Un entretien avec Claire Sulmont-Rossé, chercheur à l’Inra de Dijon.

[1Le système limbique recouvre plusieurs zones du cerveau, autour du thalamus, connues pour jouer un rôle dans l’olfaction, la mémoire et la régulation des émotions. Il exerce aussi une influence sur le système endocrinien (organes sécréteurs d’hormones).

[2le néo cortex correspond aux couches les plus externes des hémisphères cérébraux. Appelé également « cerveau tertiaire », il est la zone du cerveau apparue la plus récemment, et est propre aux mammifères. Il est le siège du langage, de la logique, de l’abstraction…


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