05/10/2010
Dans le cadre de "ça ne mange pas pain", octobre 2010.

On ne badine pas avec labour

Les premiers agriculteurs. copyright : 1er degré Museum

Au regard d’un dénommé Jared Diamond, un biologiste et géographe de l’Université de Californie, quelle est « la pire erreur de l’humanité » (l’expression est de lui) ? La bombe atomique ? Un truc de petit joueur. Les guerres mondiales, les massacres, les génocides ?… Fétus de paille que tout cela. Non, il y a beaucoup plus monstrueux.

Une aberration qui a dénaturé la planète il y a quelque 10 000 ans : l’invention de l’agriculture au début du néolithique par des hominidés forcément dégénérés. Las, cette assertion fait des émules dans bon nombre de pays développés, où anarchie, écologie radicale et eugénisme font parfois bon ménage. Une chronique de Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, dans le cadre de l’émission spéciale "On n’est pas des sauvages : des nouveaux primitivismes au régime préhistorique.

Délires d’hurluberlu ? Peut-être, mais J. Diamond n’est pas isolé et ses livres de vulgarisation ont fait un tabac, notamment Effrondrement (traduit en français en 2006) qui porte sur les civilisations disparues.
Avec ce type de raisonnement, impossible de vous racheter une bonne conscience en consommant des produits bio ou, en locavore averti, en achetant chaque semaine votre panier de légumes à l’AMAP du coin. Car il ne s’agit plus de conspuer l’agribusiness, les OGM ou les pesticides. Pour Jared Diamond et ses émules, la critique du progrès et des techniques est bien plus radicale, au sens propre : elle s’en prend à la racine du mal. A un péché originel qui nous a chassés de l’Eden, le jour où nous eûmes cette idée saugrenue de cultiver des plantes et de domestiquer des animaux, plutôt que de s’escrimer à cueillir des baies et à chasser l’auroch.

Lisons la prose de ces fondamentalistes, par exemple un article sur le site l’Arpent nourricier, intitulé la malédiction néolithique du labour : « Pendant deux millions et demi d’années, nous avons vécu en petites bandes ou tribus, cueillant et chassant notre nourriture. Avec des paniers et des outils de pierre, d’os, et de bois nous parcourions la forêt, nous fondant gracieusement au sein des écosystèmes de la Terre. Puis vers 8 000 av. J.-C. nous commençâmes la transition vers l’agriculture, cultivant et stockant notre propre nourriture. Cela changea tout. Sans doute, il n’y a eu que deux phases fondamentalement différentes de l’existence humaine : avant et après l’agriculture. »
Bigre. Le déclin de l’humanité aurait ainsi commencé dès l’Age de Pierre. Le raisonnement est implacable, bien qu’émaillé d’erreurs au plan scientifique : alors que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient fondées sur le nomadisme et le partage équitable, l’agriculture non seulement a enclenché un processus inéluctable de déforestation et de désertification, mais a creusé le sillon du capitalisme : la sédentarisation et le stock de la nourriture ont entraîné l’apparition de la propriété, la formation des inégalités, les conflits, l’exploitation de l’homme par l’homme et j’en passe.
Ne songez pas à objecter que cela a peut-être favorisé une meilleure alimentation… C’est tout le contraire : à long terme, nous nous sommes mis à adopter un régime « inadapté à nos gènes » (sic), d’où le développement des maladies qui nous gangrènent depuis des millénaires. A court terme, cela a provoqué un accroissement démographique – là encore, une donnée controversée - qui engendre la surpopulation actuelle, qui elle-même épuise la planète… la boucle est bouclée.

Je le disais, Jared Diamond n’est pas isolé : on retrouve ce type de raisonnement, dès les années 70, chez des écologistes radicaux et quelques chercheurs, ou du moins prétendus tels, comme le microbiologiste Fukuoka au Japon. Et chacun y aller de sa solution : les uns préconisent un mouvement de résistance visant à accélérer la fin de la civilisation, en cessant notamment toute aide en direction des plus pauvres, merci Malthus. Tandis que d’autres prônent le « réensauvagement » pour se préparer à la post- civilisation.
Comme il faut quand même manger, la plupart tolère l’horticulture mais, sachant que la nature seule sait ce qui doit pousser, où et quand, pas question de labourer et de désherber. On se demande même si on a le droit de semer. Bref, l’idéal, c’est le non-agir et le retour au tribalisme. Pas si simple, d’où cette préconisation, je cite là encore : « À un certain moment, les quelques groupes de chasseurs-cueilleurs survivant sur la Terre pourraient peut-être servir de mentors plutôt que d’objets d’études académiques. »

Que l’herbe ait été plus verte au paléolithique est déjà contestable, mais ce n’est pas là le plus important. En fait, ce qui sous-tend ce discours est révélateur de tendances à l’œuvre depuis plusieurs années, chez des tenants jusqu’au-boutistes de la décroissance et les théoriciens de la deep ecology : pour eux, l’enjeu n’est pas tant de critiquer le capitalisme – pourtant il y a là déjà de quoi faire – que de diffuser une idéologie de l’origine, du commencement absolu où tout n’est qu’ordre, beauté et… pureté. Anti-humanistes, teintés d’eugénisme, si ces courants exaltent les communautés traditionnelles, c’est qu’elles s’inscriraient dans un ordre naturel sacralisé. Quant à la société, exit la notion de culture au profit de l’organique : elle est un corps initialement sain que la science et la technique pervertissent, que toute modernité vient corrompre. Dès lors, toute idée de progrès devient rétrograde : nous voilà dans l’ère des « rétrovolutions », pour reprendre le titre du livre de l’anthropologue Jean-Loup Amselle, interviewé au cours de cette même émission par Sylvie Berthier (Rétrovolutions : Essai sur les primitivismes contemporains, Stock. )

"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois.

A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement.

Ces courants qui maudissent l’invention de l’agriculture.

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