"Les jeunes et la street food : des ados complètement à la rue ?"
En juin 2010, la Mission Agrobiosciences se penchait, dans le cadre de son émission radiophonique mensuelle "Ça ne mange pas de pain !", sur les lignes de fractures et de tensions qui traversent l’alimentation. Et parmi elles, l’alimentation des ados.
Il faut dire que le regard posé sur la jeune génération est loin d’être tendre. L’ado serait l’archétype même de l’anomie alimentaire - l’absence de règle - et à l’exception des fast food, aucune nourriture ne trouverait grâce à ses yeux. "Pas étonnant qu’ils soient tous obèses"... peut-on même entendre, ça et là.
Si le cliché a la peau dure, il s’effrite rapidement lorsqu’il se trouve confronté au réel. Reste qu’il constitue un véritable poids pour ceux qui en sont la cible comme l’explique, entre autres choses, l’ethnologue Marie-Pierre Julien dans cette interview.
Lucie Gillot. On les dit accros à la malbouffe, amateurs de fast-food, pizzas et autres plats jugés sans saveur et bien gras lesquels, qui plus est, se dégustent avec les doigts. On dit d’eux qu’ils ne respectent aucun des codes de notre bonne vieille culture alimentaire. La preuve : ils ne se mettent même plus à table pour manger mais engloutissent leur repas n’importe où et à n’importe quelle heure. Ainsi, vivraient nos ados : c’est du moins bien souvent le portrait qu’on dresse de cette nouvelle génération dont on dit ça et là qu’elle n’aurait pas de culture culinaire. Archétype de cette déshérence alimentaire, la pratique de la street food sur laquelle j’ai choisi de m’arrêter pour cette chronique « Sur le pouce ».
Pour en parler, j’ai invité l’ethnologue Marie-Pierre Julien du laboratoire Cultures et sociétés en Europe, un laboratoire du CNRS et de l’Université de Strasbourg. Marie-Pierre Julien était l’un des chercheurs qui ont participé au programme de recherche de l’OCHA [1] sur les adolescents « AlimAdos » dont les résultats ont été présentés à Paris en octobre 2009.
Marie-Pierre Julien, on dit que les ados sont accros à la malbouffe, qu’ils auraient un attrait pour ce type de produits. Vous avez, à l’occasion de ce programme de recherche, suivi des adolescents dans leur quotidien alimentaire. Qu’en est-il réellement ? N’y a-t-il que les pizzas et autres plats emblématiques de la malbouffe qui trouvent grâce à leurs yeux ?
Marie-Pierre Julien. Soyons francs : les adolescents apprécient les fast-food et les pizzas mais ils ne mangent pas que cela. C’est ce que cette étude nous a permis de montrer. Pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, nous les avons suivi dans leur quotidien : au sein de leur famille, à la cantine, chez leurs amis, à l’extérieur, dans la rue... Et ce travail de terrain nous a permis de constater qu’ils ne mangeaient pas si mal qu’on le pense, qu’on le dit. S’ils aiment s’arrêter au "Mac Do" ou consommer un plat de pâtes à emporter en déambulant dans la rue lorsqu’ils sont entre pairs, ces pratiques ne peuvent résumer à elles seules leur alimentation. Ainsi, en prenant en compte l’intégralité des repas, on se rend compte qu’ils ont une alimentation relativement équilibrée.
Autre stéréotype qui pèse sur eux, la pratique de la street food qui consiste à manger dans la rue. Doit-on y voir, de nouveau, un effritement de la culture culinaire française qui se caractérise aussi, dans notre imaginaire, par la convivialité d’une bonne bouffe autour de la table ?
Manger autour de la table est l’un des codes de nos pratiques alimentaires mais il en existe bien d’autres. Ainsi les dimensions de partage et de convivialité en sont tout autant emblématiques. Or celles-ci sont très présentes dans la pratique de la street food. Les adolescents aiment bien s’installer en rond, bien serrés les uns contre les autres. Ils adorent picorer dans le sandwich du voisin, se faire goûter leurs différents plats, ou se cotiser pour acheter une boisson qu’ils partagent par la suite. Ces quelques illustrations témoignent de l’importance accordée à ces deux dimensions.
Par ailleurs, il faut également comprendre qu’après avoir passé des heures assis sur une chaise, ce repas nomade constitue, à leurs yeux, un moment de liberté, l’occasion de manger avec moins de contraintes qu’au sein de leur famille ou à la cantine. Je ne dis pas qu’il s’agit là d’un espace dénué de contraintes, bien au contraire. N’oublions pas qu’ils sont alors en groupe et que pèse sur l’individu, le regard de ses congénères. Il n’est alors nullement question de se tâcher et, ce, que l’on soit fille ou garçon. A la lumière de ces quelques remarques, on voit bien que la street food est loin d’être une pratique alimentaire exempte de toute règle de savoir-vivre et de convivialité.
Finalement, il s’agit à la fois d’un lieu d’apprentissage de la vie en communauté et de la liberté...
Effectivement. C’est tout cela à la fois. En déambulant dans les rues, ces ados investissent à leur guise la ville, ce lieu initialement réservé aux adultes. Ils apprennent donc à évoluer dans ce monde, à côtoyer ces adultes auxquels, ils peuvent, ou non, s’identifier. Ces cheminements sont également l’occasion de se repérer physiquement dans la ville, d’en prendre possession.
En outre, j’aimerais attirer votre attention sur la dextérité dont ces ados font preuve. Car ils ont la faculté de marcher dans la rue, dans des lieux souvent très passants, en mangeant – sans se tâcher ! -, tout en discutant avec les copains, un écouteur sur les oreilles... C’est là une technique du corps incroyable que ne maîtrisent pas leurs aînés et qui est caractéristique de cette génération. Je pense en effet qu’une fois adulte, ces ados se reconnaîtront aussi par cette capacité à manger, marcher et discuter simultanément, le tout sans se cogner aux autres ni se perdre.
Cette émission est consacrée aux lignes de fractures et de ruptures qui traversent l’alimentation et, par là-même, au phénomène de stigmatisation qui peut en découler. Les adolescents ont-ils conscience de ce cliché qui pèse sur eux ? Comment le vivent-ils ?
Non seulement il en sont extrêmement conscients, mais ils le vivent plutôt mal. C’est peut-être là l’un des effets pervers du PNNS, le Programme national nutrition et santé. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils connaissent très bien toutes les recommandations alimentaires. Reste que, comme ils sont souvent étiquetés comme ceux qui ne sont pas capables de les appliquer, ils finissent par s’identifier à ce cliché, alors même que, dans les faits, ils respectent finalement ces recommandations. Mais la pression est telle qu’ils ont le sentiment de ne pas suivre suffisamment ces préceptes, ce qui donne lieu à toutes sortes de justifications et d’interprétations qui ne font que creuser davantage le fossé entre l’énoncé des recommandations et la réception de ces messages nutritionnels. Sans oublier les doutes et les critiques émis à l’encontre desdits messages. Certains nous ont ainsi déclaré : « Faut-il manger cinq fruits ou cinq portions de fruits ? ».
Propos de table.
Discussion avec les chroniqueurs
Valérie Péan : Est-ce qu’il y a une spécificité selon le sexe ? Les filles se comportent-elles exactement comme les garçons ? J’ai l’impression qu’elles "tirent" les garçons vers une alimentation plus normée.
MP. Julien. La pression des normes corporelles – être mince –, s’exerce plus fortement sur les filles que sur les garçons. Celle-ci est d’ailleurs souvent relayée par les parents. Même au lycée, certaines mères vont glisser une poignée de bonbons dans la poche de leur fils dans le cas où ce dernier aurait « un petit creux dans la journée ». Tandis que pour les filles, dès 15 ans, certains parents vont leur demander d’arrêter de goûter au motif que ce repas est réservé aux plus jeunes et qu’il ne leur apportera plus rien.
Cela étant dit, les filles ne se privent pas nécessairement pour autant. Au fil de cette étude, nous avons rencontré des filles qui, au contraire et comme en réaction à cette pression, affirment leur faim. C’est-à-dire qu’elles déclarent avoir aussi faim que les garçons parce que, tout comme eux, elles pratiquent une activité physique. Cela s’avère d’ailleurs exact dans la réalité. Dès lors, lorsqu’un garçon avance l’idée que s’il mange beaucoup, c’est parce qu’il fait du sport, les filles se justifient de même : « Nous aussi on peut aller au Mac Do et manger un Big Mac à 17h parce qu’après on part faire du sport et qu’on va donc éliminer ».
L. Gillot. D’une certaine manière, ils ont également besoin de tester l’effet d’une consommation de produits dits gras sur leur corps.
Oui. Il s’agit d’un point vraiment important que cette "expérience du gras". Un enfant de 11 ans ne ressemble pas du tout à un ado de 17 ans. Comprenez qu’ils n’ont pas du tout le même rapport à l’alimentation. A 11 ans, ils sont encore très normés par l’alimentation familiale. Puis, peu à peu, ils apprennent à organiser leur repas, à les construire de façon plus autonome. Mais tous les corps ne sont pas égaux face à la nourriture ; chacun possède ses propres caractéristiques physiologiques. Ces ados ont donc besoin d’expérimenter par eux-mêmes l’impact de leur alimentation sur leur corps. Ce que certains ont résumé par cette phrase : « Que se passe-t-il pour moi lorsque je mange des sandwichs pendant une semaine ? »
Bertil Sylvander. J’ai deux questions. La première concerne les déterminants sociaux. Les enfants issus de familles bourgeoises ont-ils des pratiques différentes de ceux issus des familles populaires ? Ensuite, au regard de ce que vous venez de dire sur l’autonomisation, je voudrais savoir quel impact avait le "vieillissement" sur ces populations : lorsqu’ils prennent un peu d’âge, redeviennent-ils fidèles aux habitudes apprises dans la famille ou conservent-ils les comportements alimentaires acquis à l’adolescence ?
Il existe effectivement une différence selon la catégorie sociale tout particulièrement en ce qui concerne le nombre de repas pris par jour. Dans les catégories plus populaires, les parents surveillent moins ce que mangent leurs enfants entre les repas, la composition des petits goûters, etc...
Quant à savoir si les pratiques alimentaires prises à cet âge persistent ou pas à l’âge adulte, disons que nous avons observé des comportements très différents, selon l’origine notamment. Par exemple, nous avons suivi tout un groupe d’adolescentes d’origine maghrébine qui posent un regard très critique sur la nourriture familiale, jugée trop grasse ou trop sucrée. Pour des questions d’apparence physique, ces jeunes filles vont commencer à remettre en cause ce régime puis inventer quantité de stratégies pour déjeuner en dehors du foyer. Elles vont, petit à petit, se construire leur propre régime alimentaire en opposition à cette cuisine familiale. Il est fort possible qu’elles le conservent longtemps. Ainsi, à la fin de notre étude, et après avoir suivi ces adolescentes pendant plusieurs années, elles avaient, à l’âge de 20 ans, toujours la même façon de manger.
D’autres ont un comportement complètement différent. Pendant les deux premières années de lycée – seconde et première -, ils vont faire l’expérience de la street food, affirmer leur indépendance en mangeant dans la rue avec les copains, délaissant le déjeuner à la cantine ou dans leur foyer. Puis, arrivés en terminale, au moment où se profile le baccalauréat, ils vont brusquement réfléchir à la place de l’alimentation dans la préparation des examens.
B. Sylvander. L’examen norme d’un seul coup...
Exactement. Nous avons ainsi rencontré des élèves en classe préparatoire qui buvaient du lait parce que ce dernier était, selon eux, « bon pour réfléchir ». Nous disposons de plusieurs exemples du même type. Ce qu’il faut ici retenir, c’est que ces adolescents se tournent vers une alimentation plus normée qui prend sa source dans la culture familiale et les images véhiculées par celle-ci.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois.
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement.
[1] Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires