"La question de l’alimentation végétale n’est jamais neutre"

Dans l’optique du prochain débat BorderLine consacré à la végétalisation des régimes alimentaires, la Mission Agrobiosciences-INRAE a lancé un appel à contributions pour mieux cerner ce sujet et ses angles morts. A cette occasion, nous accueillons Alexandra Hondermarck, docteur en sociologie (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, CRESPPA-CSU), qui a soutenu récemment une thèse intitulée Réforme sociale et réforme de soi. Une sociologie historique du végétarisme en France (années 1870-années 1930). Son intervention montre toutes les difficultés que peut rencontrer l’usage de l’expression "végétalisation".
Que vous suggère, d’emblée, l’expression « végétalisation de l’alimentation » ? Pouvez-vous en donner une définition
La végétalisation de l’alimentation renvoie à une tendance à l’augmentation de la part relative des aliments d’origine végétale dans l’alimentation d’une population donnée. Elle suppose donc une diminution de celle des aliments d’origine animale (viandes, poissons, mais aussi œufs et produits laitiers). Cette expression invite à remettre en question un modèle alimentaire centré sur les aliments carnés et les protéines d’origine animale.
Des sociologues ont avancé des qualifications alternatives pour décrire ce phénomène : « végétarisation », selon Claire Lamine (2004), ou encore « désanimalisation », selon Estelle Fourat et Olivier Lepiller (2017).
Ce terme de végétalisation suppose également un processus en cours, une tendance. Des enquêtes récentes par sondage portant sur les pratiques alimentaires montrent en effet que si la part des consommateurs français qui déclarent pratiquer un régime sans viande (végétariens, végans, pescétariens) demeure assez faible (2,2 % selon l’enquête IFOP pour FranceAgriMer, « Végétariens et Flexitariens en France en 2020 »), la part de ceux qui déclarent limiter leur consommation ou désirer la limiter est significative : 24 % se considèrent flexitariens et 13 % déclarent limiter leur consommation de viande sans être flexitariens (selon cette même enquête). Une large majorité de la population enquêtée pense qu’on consomme trop de viande en France (68 %).
Parler de végétalisation permet ainsi de se concentrer sur cette dynamique et ces remises en question de l’alimentation carnée, de désigner ces efforts de limitation de la viande sans se focaliser uniquement sur son exclusion. Des sociologues ont avancé des qualifications alternatives pour décrire ce phénomène : « végétarisation », selon Claire Lamine (2004), ou encore « désanimalisation », selon Estelle Fourat et Olivier Lepiller (2017).
Parler de végétalisation permet donc d’englober différentes pratiques (végétarisme, végétalisme, véganisme, mais aussi flexitarisme et autres limitations des aliments d’origine animale) pour insister sur leur dynamique et leur diffusion. Ce vocable prend en compte des préoccupations et un souci de la part d’individus qui ne se reconnaissent pas dans les étiquettes de végétarisme ou de flexitarisme par exemple, ce qui fait sens du fait du fort attachement à la viande (plus de 80 % de l’échantillon enquêté selon IFOP, 2020).
Sociologiquement, la population concernée est également plus large et dépasse les membres de catégories socioprofessionnelles très diplômées et urbaines, principalement féminines, qui sont les plus nombreuses à se reconnaitre dans ces étiquettes.
Selon vous, cette notion comporte-t-elle des points aveugles, des éléments sous-estimés ou rarement abordés dans les débats ?
Les étiquettes de « végétarisme » ou, plus encore de « véganisme », font l’objet d’une certaine stigmatisation. Il est intéressant de noter que les défenseurs et défenseuses du végétarisme ont fait l’objet de nombreuses critiques dès l’invention de ce terme dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il leur était notamment reproché de promouvoir une alimentation trop restrictive et composée uniquement de légumes, ce contre quoi ils se défendaient en démontrant la variété des protéines et graisses végétales disponibles.
Si, de la même manière, le terme de végétalisation ne semble pas apporter davantage de précisions sur les aliments végétaux dont il est question, alors qu’il ne se réduit pas non plus aux fruits et aux légumes, il semble toutefois provoquer moins de réticences.
Cela peut tenir au fait que celui-ci n’est pas un néologisme (comme ce fut le cas du végétarisme), mais un terme déjà employé pour désigner une pratique valorisée pour sa dimension écologique (comme la végétalisation des toits). Sa transposition récente à l’alimentation bénéficie donc peut-être de cette dimension méliorative.
La question de l’alimentation végétale n’est jamais neutre puisqu’elle s’est toujours accompagnée d’une forte valeur éthique, d’ambitions qui dépassent la simple sphère de l’alimentation.
Toutefois, l’usage de l’expression de « végétalisation » pose à mon sens plusieurs difficultés.
Tout d’abord, elle donne l’illusion d’un phénomène inédit, alors que les réflexions sur l’alimentation végétale sont très anciennes, comme l’affirme Arouna Ouédraogo. Elles ont intéressé les scientifiques et les hygiénistes dès le XIXe siècle, certains cherchant à définir la ration optimale de l’homme afin d’améliorer sa santé et sa productivité. D’autres y voyaient un moyen d’améliorer la moralité des hommes en leur offrant une alimentation calmante, non excitante, qui éloigne des stimulants comme l’alcool, le tabac ou les drogues. Il est dès lors important d’accompagner cette expression de mesures afin d’en préciser les contours (bien que celles-ci soient très difficiles à évaluer).
Ensuite, il est difficile d’affirmer l’échelle de ce phénomène. Affirmer une tendance à la végétalisation suppose de définir de quelle population on parle.
Cela pose un premier problème méthodologique. Il est difficile de mesurer la proportion effective de personnes qui s’abstiennent de manger des productions animales ou déclarent s’en abstenir dans une population, ce qui rend difficile la mesure des végétarien·nes. Cela est notamment dû à leur faible présence dans les échantillons de sondage. Mesurer la végétalisation suppose de prendre en compte ces comportements d’abstinence, mais aussi ceux de limitation ou de réduction de la consommation de viande, ce qui embrasse un large spectre de pratiques, avec des biais déclaratifs sont multiples. De plus, les motivations des individus ou leurs intentions peuvent être diverses. Aussi le terme de végétalisation peut comprendre ces deux dimensions : en termes de pratiques effectives, mais aussi en termes de sensibilités.
Le deuxième problème méthodologique posé est celui de l’affirmation de cette tendance à l’échelle d’une population. D’une part, celle-ci ne doit pas masquer, dans certains groupes sociaux, l’existence de fortes résistances, voire d’une tendance inverse à la revendication d’une alimentation plus carnée. Les débats actuels sur cette dernière lrejouent en effet des clivages politiques du fait de sa symbolique forte. Un autre sondage IFOP pour Darwin Nutrition, « Viande, genre et politique » (2023) montre par exemple que la revendication du terme de « viandard » est particulièrement marquée chez les hommes, qui plus est de droite et d’extrême- droite. D’autre part, ces dynamiques débordent le cadre français, ce qui pose des questions de traduction du concept et de comparaisons internationales.
Finalement, la question de l’alimentation végétale n’est jamais neutre puisqu’elle s’est toujours accompagnée d’une forte valeur éthique, d’ambitions qui dépassent la simple sphère de l’alimentation. Au XIXe, l’amélioration morale et la pureté du corps étaient revendiquées au travers du végétarisme, permettant in fine une amélioration de la société. Depuis les années 1970, la dimension éthique du végétarisme est davantage associée aux causes environnementales et animales.
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