La « contagion » du monde arabe : pourquoi en faire toute une maladie ?…
Difficile d’ échapper à la "contagion" : en une des médias, le mot est répété en boucle, par flemme ou par bêtise. Car il ne s’agit pas de désigner là le dernier épisode de gale, le retour de la grippe H1N1 ou l’arrivée intempestive d’une gastroentérite foudroyante, non, mais de rendre compte de l’élan de toute une région du Monde, dont les populations tour à tour se soulèvent contre les autocrates en place. Alors, contagion, le mot est-il bien choisi, vraiment, pour parler d’une telle situation ? Tiré du verbe tangere (toucher), il a pris dès l’origine le sens de contact infectieux, à tel point qu’il a longtemps désigné la peste...
Au mieux, la métaphore est donc maladroite. Au pire, elle exsude involontairement nos propres craintes et nos aversions...
Une chronique à écouter lors de l’émission radiophonique de la Mission agrobiosciences, "Ça ne mange pas de pain !".
Traduisons : depuis ce foyer microbien qu’est la Tunisie, la propagation du souffle révolutionnaire s’est opérée par twitter, facebook et wikileaks.
Tant qu’à faire, sautons le pas : pourquoi ne pas parler de « contamination » ? Ce terme ajouterait un peu de sens religieux, pointerait la notion de souillure morale, d’impur.
Sympa, non ?
Face à un tel virus, on s’étonne que des mesures sanitaires ne se soient pas encore imposées pour « canaliser » la pandémie : contrôles avec pédiluves aux frontières et mises en quarantaine des ministres qui auraient eu le malheur de séjourner dans ces contrées.
Mais revenons à notre contagion. Car, plus sérieusement, l’usage d’un tel vocable amène à formuler plusieurs interrogations ou hypothèses.
Sur un blog de Mediapart, le sociologue Jean-Christophe Sevin se demande, à juste titre, si « la fortune de ce terme ne tient pas à ce qu’il promeut, dans des situations de crise, une analyse clinique des phénomènes. Analyse qui conduit à se protéger, pour « tenir à distance l’affection ». Non seulement parce que le monde arabe serait un grand corps malade, mais parce que nous avons une aversion pour les révoltes qui le secouent, les mouvements de foule irraisonnés, les phénomènes collectifs spontanés, tout ce qui fait désordre et qui sème le trouble, les troubles.
Poursuivons. Car j’ai entendu ces derniers temps d’autres expressions tels que l’effet domino, ou boule de neige. Saluons l’effort de renouvellement, mais est-ce plus approprié ? De fait, cela n’est guère mieux que la métaphore de la contagion au sens de la transmission, de la propagation rapide. Car il y a, dans ces images, quelque chose qui minore l’événement en lui conférant une certaine automaticité, qui arase les singularités de chaque soulèvement, qui transforme les aspirations et le courage de ceux qui s’insurgent en simples agents mus par une force d’entraînement ou par un simple effet d’imitation.
Inconsciemment sans doute, la plupart des journalistes et des relais d’opinion qui, depuis plus d’un mois ressassent une terminologie aussi inadaptée, mettent à jour un autre élément que souligne également Jean-Christophe Sévin : « La notion de contagion renvoie à une certaine représentation du peuple, à la psychologie des foules héritées du 19e siècle et par extension à la peur de ses dangers. Dangers du populisme, de la contagion des fureurs populaires et des masses manipulées. Comme il y a une peur des masses arabes face auxquelles « il n’existe qu’une alternative : le despotisme ou l’islamisme politique. » En France il existe aussi une aversion pour le peuple et son populisme qui masque avant tout une haine de la démocratie comme (le philosophe) Jacques Rancière l’a analysé. »
C’est sans tout cela que veut dire l’emploi entêtant de « la contagion ». D’une certaine manière, ce qu’il se passe là-bas, à nos portes… nous rend malades.
Chronique Grain de sel de Valérie Péan, Mission Agrobiosciences
Chronique réalisée dans le cadre de l’émission de février 2011 de "ça ne mange pas de pain !", La peur aux ventres.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois.
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement.