Mission Agrobiosciences-Inrae : Vous avez travaillé sur la pénurie et la profusion et avez étudié leurs effets sur les besoins alimentaires des consommateurs. Comment définissez-vous la pénurie ? A quand remonte la dernière pénurie qu’ait connu la France et Europe et quelle en était la raison ?
La pénurie est une situation dans laquelle un ou plusieurs produits viennent à manquer. Elle peut se produire à trois niveaux. C’est l’échelle d’organisation humaine qui en constitue le critère distinctif. La "pénurie alimentaire" concerne un espace bien délimité dont l’approvisionnement ne suffit plus à nourrir la population. On parle ensuite de "pauvreté alimentaire" lorsqu’un ménage n’a pas accès aux aliments nécessaires pour combler les besoins nutritionnels de tous ses membres. Et finalement, la "carence alimentaire" touche l’individu dont la consommation est insuffisante – avec les conséquences que l’on connaît. A chaque niveau, la sécurité alimentaire correspond à des disponibilités qui évitent, a minima, la faim. On voit qu’il y a une relation causale entre les différents niveaux (la pénurie alimentaire cause la pauvreté qui, elle-même, induit la carence) mais on voit également que d’autres facteurs jouent dans la vulnérabilité ou la précarité alimentaire (classe sociale, genre, âge, lieu de résidence etc.).
Les pénuries passagères de produits vont et viennent (pensez aux saisons « pourries » des fruits et légumes) et ne laissent pas souvent de traces à long terme. En revanche, les pénuries générales, elles, restent dans la mémoire collective. L’Europe a vécu sa dernière expérience de pénurie alimentaire pendant et un peu après la Deuxième Guerre mondiale. Le rationnement en est l’expression la plus visible tandis que les maladies de carence (le rachitisme ou la xérophtalmie, par exemple) laissent les séquelles les plus saillantes. Enfin, le marché noir en est l’effet pervers. Mais c’est la guerre qui en est la cause car elle modifie les effectifs et aires de production, les circuits de distribution, le commerce international… Bref, elle perturbe et réduit l’offre alimentaire entière. Longtemps a prévalu, dans l’historiographie de la Deuxième Guerre mondiale, l’image d’un partage équitable des privations au sein des populations européennes. On en est revenu. Les impacts de la pénurie répliquent, en gros, les inégalités entre les ménages. Plus un ménage est désavantagé du point de vue social, plus il est la victime des défaillances de l’approvisionnement alimentaire.
Du point de vue de l’alimentation et de son approvisionnement, la situation que nous vivons est-elle vraiment comparable à celle d’une « guerre » ? Nos sociétés occidentales ont-elles déjà connu des épisodes semblables à celui que nous traversons actuellement ?
La métaphore de la guerre ne s’applique pas à notre situation alimentaire actuelle. Personnellement, ce vocabulaire martial me perturbe car il dissimule plus qu’il n’éclaire, notamment lorsqu’il s’agit de nos valeurs démocratiques dont les guerres n’ont jamais fait grand cas. Enfin, concrètement, les autorités publiques nous assurent qu’il n’y aura pas de goulots d’étranglement sur l’approvisionnement.
La référence qui revient en boucle est celle de la "grippe espagnole" des années 1918 à 1920. Ses effets sont terribles avec 50 millions de morts (peut-être le double) et 500 millions de personnes infectées (un quart de la population mondiale). Mais ce virus s’est propagé dans des populations qui venaient de traverser une guerre avec toute sa litanie de privations (alimentation, soins médicaux, énergie) ou qui souffraient, comme en Espagne, de malnutrition. Pour beaucoup de victimes et de commentateurs, la grippe était l’extension de la guerre dans la mesure où le conflit prolongé avait préparé le terrain d’accueil du virus. Le cas du Covid-19 est différent car nous sommes, pour la plupart, bien nourris et en bonne santé habituelle (indexée sur le groupe d’âge, s’entend). Dans un cadre plus large de repères, les historiens de la santé ont mis en évidence l’augmentation de la fréquence des pandémies au cours des derniers cinq siècles. Ils relient cette augmentation à la croissance de la population mondiale qui va de pair avec une plus grande densité démographique d’un côté et, de l’autre, un commerce international alimentaire dont le volume se multiplie énormément depuis la découverte des Amériques.
A travers l’histoire, que mange-t-on en période de crise ? Sur quels aliments « refuges » se rabattons-nous traditionnellement ? Comment nos besoins alimentaires sont-ils affectés par de tels épisodes ?
Les aliments dont la consommation augmente en temps de crise (famine, pénurie) sont extrêmement nombreux. Toutefois, le nombre considérable d’aliments de famine proprement dits, ne doit pas cacher que leur consommation nécessite la disparition préalable de tabous dont ils sont frappés, ou la diminution de dégoûts qu’ils suscitent jusqu’alors. La pénurie alimentaire – lors d’une dépression économique, par exemple – fait virer les paniers alimentaires vers les produits roboratifs et dont la conservation est simple (pain, pommes de terre, sucre au 20e siècle, riz, pâtes alimentaires) alors que la famine pousse à manger des racines, du lichen ou, comme l’exemple du siège de la Commune de Paris montre, des animaux domestiques et autres rongeurs. Notons ici que la réduction de la ration des femmes est souvent plus grande que celle de la ration allouée aux hommes.
Le retour aux pratiques normales s’accompagne souvent d’un renouvellement des rejets et aversions. Le rutabaga et le panais, surconsommés pendant la Deuxième Guerre mondiale, ont dû attendre la fin du vingtième siècle et les préférences des consommateurs pour les circuits courts ou pour la diversification végétale pour surmonter le stigma d’aliment de famine.