Bio-terrorisme : des menaces fort empoisonnantes ?
Alors que ce début d’année 2011 s’ouvrait sur les révoltes du monde arabe et la flambée des prix alimentaires, la Mission Agrobiosciences consacrait son émission radiophonique mensuelle "Ça ne mange pas de pain !", de février, au thème ""Alimentation et société : la peur aux ventres. Au sommaire de l’émission, un décryptage de la « contagion » du monde arabe : pourquoi en faire toute une maladie ?, une interview de l’économiste Lucien Bourgeois sur le coût de l’alimentation et, plus incongru, le bioterrorisme. Pourquoi ce dernier sujet ?
Car déjà en août 2010, lors des Controverses de Marciac sur la Méditerranée, le chercheur Emmanuel Dupuy rappelait que les citoyens de cet espace partagent un certain nombre de facteurs d’incompréhension ou d’insécurité (alimentaire, réchauffement climatique et terrorisme - les cinq ou six attentats les plus récents se sont tous passés sur la rive Sud), formant un socle d’inacceptables communs et de puissants facteurs de cohésion... Il aurait pu aussi rajouter, pour certains, dictature et corruption… Terrorisme donc, le mot était lâché.
Et voilà que, depuis, une kyrielle d’informations viennent se télescoper, faisant resurgir le spectre du bioterrorisme : la FDA (l’Agence américaine des aliments) opère sa plus grande réforme depuis 70 ans, le CNRS et autres labos américains publient leurs travaux sur la maladie du charbon (rappelez-vous, les enveloppes piégées après les attentats des tours jumelles) ou sur la ricine, un puissant toxique. Et de nombreux papiers témoignent que la menace bioterroriste semble être prise très au sérieux outre Atlantique et au sein de l’Union européenne.
Bref, le bioterrorisme relève-t-il d’un scénario de science-fiction ou constitue-t-il un danger bien réel ? Pour répondre à cette question, Sylvie Berthier recevait François Bricaire, chef du Service des maladies infectieuses à l’Hôpital de la Salpêtrière, et co-auteur de « Bioterrorisme », un livre paru en 2003, chez Elsevier Collection Médecine des risques.
Sylvie Berthier. Il semblerait que le bio-terrorisme ne relève pas de craintes paranoïaques. Des infos, glanées ici et là sur le net, semblent aller en ce sens.
La première, relayée par le site Slate.fr en décembre 2010, indique que pour le département de la sécurité intérieure, les Etats-Unis pourraient connaître très bientôt une vague d’attentats bio-terroristes simultanés, visant à empoisonner la population en contaminant les restaurants et les hôtels au cours du même week-end. Imaginez le carnage.
D’ailleurs la FDA, l’agence américaine de contrôle sanitaire des aliments et des médicaments, qui connaît une vaste réforme, la plus importante depuis 1938, est en train de durcir les procédures concernant les risques sanitaire et bio-terroriste.
Cette menace est donc jugée plausible sachant qu’Al-Qaida ne se contenterait pas de parfaire des bombes sales [1], mais que l’organisation aurait accompli des avancées importantes dans le domaine des armes biologiques. Des sites jihadistes proposeraient même des tutoriaux sur la fabrication de ricine et de cyanure
Bien connu du grand public, le cyanure [2] se trouve dans la nature (par exemple, 50 amandes amères peuvent tuer un homme) ou peut être fabriquer par synthèse. Quant à la ricine [3], il s’agit d’un agent biologique, extrait d’un arbrisseau, le ricin. Elle serait 6000 fois plus toxique que le cyanure. On s’en doute, les chercheurs sont à pied d’œuvre.
En avril 2010, le CNRS publiait un papier sur la « découverte de molécules pour se protéger de la fameuse ricine ». En septembre, un labo américain annonçait le lancement d’un essai d’anticorps monoclonal, destiné à traiter l’infection respiratoire provoquée par le bacille de l’anthrax, la maladie du charbon [4]. Cela vous dit quelque chose ?
Rappelez-vous, 2001, une semaine après les attentats des twin towers. Des enveloppes contaminées avec les fameux bacilles étaient expédiées à cinq bureaux de grands médias et à deux sénateurs. Bilan : cinq morts. Était-ce l’œuvre démoniaque d’un groupe terroriste ou la simple vengeance d’un chercheur spécialisé dans les armes biologiques qui, depuis, s’est d’ailleurs suicidé ? Le mystère reste entier.
N’empêche, après cet épisode des enveloppes empoisonnées, une sorte de psychose, une fièvre politique et médiatique ont germé, donnant naissance à des kyrielles de livres et de rapports. Et normal, les Etats ont pris toutes sortes de mesures antiterroristes. Dans son livre vert de juillet 2007, la Communauté européenne, elle aussi, se prépare à une menace terroriste considérée comme un défi majeur et décrit le matériel biologique capable de contaminer des milliers de personnes, de détruire l’agriculture, d’infecter les animaux, d’empoisonner les aliments…
Scénario de science fiction ou risque imminent ? Que penser de la menace bioterroriste ?
Eclairage de François Bricaire, chef du Service des maladies infectieuses et tropicales, à l’Hôpital de la Salpêtrière (Paris), invité régulier des médias au moment des épidémies de grippe. Il est le co-auteur de « Bioterrorisme », un livre paru en 2003, chez Elsevier Collection Médecine des risques.
Sylvie Berthier. Depuis les attentats des tours jumelles, nous n’entendions plus trop parler de bioterrorisme… Je suppose que nous étions en veille, que nous n’avons pas baissé la garde.
François Bricaire. Exactement. Il est vrai qu’on parle moins de bio-terrorisme, mais je pense qu’il est inutile d’en parler toujours. Les inquiétudes doivent parfois être exprimées, à condition que l’on ne passe pas son temps à inquiéter les gens, alors que ce risque est peut être plus limité qu’on ne le pense. Mais nous sommes effectivement en veille.
Le bioterrorisme fait appel à quels types d’agents biologiques ?
Comme vous l’avez dit, il y a un risque d’utilisation de toxines, ce qui concerne peu mon service des maladies infectieuses - encore que certains germes sécrètent des toxines. Il y a aussi un risque potentiel avec des agents infectieux que ce soit des bactéries ou des virus, détenus dans certains pays du monde par des gens qui ne sont pas les plus recommandables et susceptibles de les utiliser à des fins néfastes.
En réalité le bioterrorisme, ce n’est pas nouveau. Dans votre livre, vous donnez plusieurs exemples historiques d’utilisation d’armes biologiques.
Oui, l’histoire a été émaillée d’actes de bioterrorisme et guerres bactériologiques. La peste, par exemple, a été utilisée pour conquérir des territoires. Il suffisait de lancer du bacille pesteux dans des villes assiégées pour que leurs populations, tombant malades, se rendent à l’agresseur. On a aussi distribué des couvertures contenant du virus de variole à des tribus indiennes que l’on souhait annihiler. C’est ainsi que lors de la conquête du Canada, les Anglais ont contaminé les Indiens qui étaient favorables aux troupes françaises. Autre exemple, l’utilisation du bacille de la tularémie par les troupes russes pendant le siège de Stalingrad. Ces dernières ont essayé d’expédier ce bacille sur les Allemands mais, malheureusement, les vents ayant tourné, il s’est retourné contre elles.
L’exemple de Stalingrad est intéressant, car il montre que le problème des armes biologiques réside dans le fait que c’est du matériel vivant.
Exactement. Ce qui veut dire que c’est un matériel qu’on ne maîtrise pas complètement. Je crois que c’est un des maîtres mots de l’action biologique terroriste. Ceux qui souhaiteraient l’utiliser sont contraints à des règles d’utilisation, s’ils ne veulent être eux-mêmes les victimes de ce terrorisme.
C’est important à rappeler, car on a l’impression que pour devenir bioterroriste, il suffit d’avoir Internet et une cuisine équipée, pour produire des cultures de pathogènes.
Heureusement, non ! Il faut déjà pouvoir disposer de l’agent infectieux. Cela peut paraître simple, mais ça ne l’est pas tant que ça. Après, il faut pouvoir le manipuler, le préparer, le cultiver, voire le transformer dans des laboratoires. Et cela reste très difficile à faire, même pour les terroristes qui disposent d’importants moyens, financiers en particulier. Ensuite, il faut pouvoir le transporter « en toute sécurité », à l’endroit cible. Pas si simple non plus. Enfin, dernière étape, et ce n’est pas l’une des moindres, si les individus ne savent pas contrôler l’agent infectieux, ils risquent un effet boomerang, que le pathogène attaque, par dissémination non contrôlée, des personnes ou des pays favorables aux terroristes.
Finalement, un petit groupe qui dispose de peu de moyens peut envoyer une enveloppe contenant un peu de bacille, et faire un mort par-ci, par-là. Mais imaginer qu’un groupe plus puissant soit capable de verser des toxines dans un réseau d’eau potable ou des actions à échelle beaucoup plus grande, semble plus compliqué.
Effectivement, ce n’est pas si simple que cela. Ceci dit, c’est un des risques que l’on craint le plus. Incorporer un bacille dans un château d’eau pourrait provoquer une diarrhée importante dans la population qui la consomme. Et la possibilité est non négligeable. Ceci explique les surveillances qui sont organisées au niveau des Etats. Peut-être vous souviendrez-vous, qu’après l’histoire des enveloppes en 2001, il y a eu, en France, des alertes sur des châteaux d’eau, ce qui avait suffi à renforcer les contrôles, pour qu’il n’y ait pas de problème.
Certains agents biologiques, ancrés dans des représentations très fortes, font très peur. Nous avons parlé de la peste. Il y a le choléra, le virus Ebola… Certaines maladies, comme la variole, sont éradiquées. Reste que des souches existent encore, bien qu’elles soient stockées dans des laboratoires de très haute sécurité.
Vous citez là des bactéries et des virus. Parmi les virus, il existe un certain nombre d’agents infectieux, dont la variole qui a fait l’objet d’analyse, de modèle pour estimer l’intensité du risque. C’est vrai que le risque existe. Car, en dépit de son éradication dans le monde, des souches ont été gardées en différents endroits. Aux Etats-Unis, mais on sait où elles sont, et en ex-Union soviétique mais, là, on sait moins bien où sont passées les souches. Ce qui veut dire que quelqu’un en a peut être et pourrait vouloir les utiliser à de mauvaises fins…
Pour certains observateurs, les armées (pas forcément des groupes bioterrroristes) se préparent à des guerres biologiques. Après la guerre des physiciens le temps serait venu des guerres des biologistes, avec des armes de 4ème génération :
« Claire Fraser, de l’Institut de recherche génomique de Rockville (Etats-Unis) et Malcolm Dando, du département des études de la paix à l’université de Bradford (Grande- Bretagne), expliquent (…) que si la guerre froide a donné naissance aux armes biologiques de seconde génération, l’avènement du génie génétique a permis le développement d’armes de troisième génération, et que les avancées techniques actuelles permettent d’envisager des armes de quatrième génération (« Genomics and future biological weapons », Nature Genetics , 22 octobre 2001).]] très sophistiquées, à partir de souches modifiées. Est-ce de la science fiction ?
Quand on discute avec des personnes qui connaissent bien la géopolitique, les mouvements divers et variés d’opinions, les groupes susceptibles de faire du terrorisme… ils conseillent la vigilance et la nécessité de travailler sur le sujet. C’est la raison pour laquelle dans une société moderne comme la nôtre, on est en devoir de s’organiser, de se préparer, de la même façon que l’on s’organise contre une maladie infectieuse émergente, la grippe par exemple. Nous devons être prêts à réagir de la meilleure façon possible dans les meilleurs délais, afin d’en en réduire les conséquences. C’est un peu le principe de précaution, dans le bon sens du terme. Il s’agit d’une assurance qui, à la base, peut paraître un peu trop chère, mais qu’on est content d’avoir s’il se passe quelque chose.
Comment s’organise concrètement ce système de prévention et, éventuellement, de traitement, en cas d’attaque bioterroriste ?
Comme je l’ai dit, il faut d’abord disposer d’un système de surveillance. En général, il y a des périodes d’alerte plus importantes, liées à des situations politiques où les craintes sont plus grandes. Puis, sur le terrain, on surveille l’apparition de pathologies. Si, par exemple, un médecin se demande s’il n’est pas face à un cas de variole, c’est qu’il y a manifestement un problème. L’enjeu : détecter différents éléments pour lancer l’alerte. Toute la complexité du problème est là.
Une fois déclenchée, viennent ensuite les moyens pour lutter contre l’épidémie. En France, le système est bien organisé pour que les gens soient pris en charge, transférés, que les diagnostics soient confirmés, et les thérapeutiques nécessaires délivrées. Tout ceci s’organise dans des centres référents, dans les différentes zones de défense de la France.
Nous sommes donc bien préparés à affronter ce genre de menaces.
Bien préparés, ce serait peut être un peu prétentieux de le dire. Je pense que la France fait partie des pays qui se sont dotés de moyens de préparation à peu près corrects, et qui mènent une réflexion avec les autorités de tutelle assez poussée. Alors certes, on n’est jamais à l’abri, il y a toujours des défaillances, des insuffisances, etc. Mais, la base me paraît relativement solide.
Vous pensez donc que le risque biologique est faible, même si les conséquences peuvent être lourdes, et qu’un risque chimiste est plus probable.
Oui, le risque chimique me paraît plus fort que le risque biologique infectieux. Il est plus facile de contrôler et de distribuer un produit chimique dans un support quel qu’il soit, pour une action terroriste. Cela n’a pas du tout les mêmes conséquences en termes de risques pour les terroristes que le risque biologique.
Sécurité des aliments, santé publique, éducation au goût, obésité galopante, industrialisation des filières, normalisation des comportements... L’alimentation s’inscrit désormais au cœur des préoccupations des décideurs politiques. Enjeu majeur de société, elle suscite parfois polémiques et prises de position radicale, et toujours une foule d’interrogations qui ne trouvent pas toujours réponse.
Afin de remettre en perspective l’actualité du mois, toujours abondante, de rééclairer les enjeux que sous-tendent ces nouvelles relations alimentation et société, de redonner du sens aux annonces et informations parfois contradictoires et de proposer de nouvelles analyses à la réflexion, la Mission Agrobiosciences a organisé de novembre 2006 à juin 2012, une émission mensuelle sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société, diffusée sur les ondes de Radio Mon Païs (90.1) : "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go). D’abord en collaboration avec le restaurant le J’Go (16 place Victor Hugo, à Toulouse), puis directement au sein du studio de Radio Mon Païs.
A l’issue de chaque émission, la Mission Agrobiosciences a édité l’Intégrale des chroniques et tables rondes.
[1] Par exemple introduire de la nitrocellulose dans les peluches des enfants, indétectable par les sas de sécurité des aéroports.
[4] Le charbon est une maladie infectieuse aiguë causée par la bactérie Bacillus anthracis. Arme bactériologique potentielle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a été particulièrement médiatisée à la suite des attentats du 11 septembre. En anglais, la maladie du charbon se dit anthrax, ce qui explique qu’elle est parfois confondue avec une staphylococcie cutanée, nommée anthrax en français.