Mobiles, mais pas nomades
Si hier, seuls l’emploi et le travail déterminaient nos normes sociales, notre vision des territoires et nos relations à l’autre, le temps du non-travail pèse aujourd’hui tout autant, imposant de nouvelles valeurs, façonnant nos trajets et nos manières d’être. Rendons-nous compte : en un siècle, écrit Jean Viard, "la richesse produite a été multipliée par dix, les kilomètres parcourus par neuf et la vie a augmenté de 40%... " Allongement du temps de vie, accélération des kilomètres parcourus, voire effacement instantané des distances grâce à Internet, augmentation de la productivité… Jamais le « temps à soi » n’a été aussi prégnant, hissant l’art de vivre au rang d’obligation, générant de nouveaux usages des espaces autour du loisir et du monde des vacances.
Nuance d’importance : cette mise en mobilité de nos sociétés n’est pas synonyme d’un nouveau nomadisme, bien au contraire : « Nous avons incontestablement cessé d’être sédentaires. Mais nous avons toujours des lieux, des chez nous, des territoires, des tombes… »
Un archipel d’appartenances
Mieux (ou pire), l’auteur le souligne à plusieurs reprises, cette connexion instantanée en tous lieux autour de la planète favorise « les revendications identitaires localisées », qu’encouragent parfois les petits potentats issus de la décentralisation…
De fait, s’il y a bel et bien déterritorialisation, c’est bien plutôt du côté du lien social qu’il faut la voir, sous la poussée entre autres de l’accroissement de nos déplacements, qui multiplient les « micro-localisations » et les appartenances –celles de l’école, du quartier résidentiel, du travail, de la résidence secondaire…. dessinant des réseaux en archipel pour chaque individu.
Non seulement nous n’avons rien de nomades, mais le logement est devenu un lieu central de nos liens virtuels et affectifs, où la maison individuelle – principale ou secondaire - tient le haut du pavé, nécessairement équipée du diptyque jardin/barbecue.
Une société mobile des modes de vie qui n’est pas sans laisser toutefois des poches d’exclusion, générant de nouvelles fractures, entre les grands mobiles – songez à ces cadres qui travaillent à Paris et résident dans le sud de la France – et ceux qui se re-sédentarisent par force dans les banlieues ghettos.
Urbanité à la campagne, monde vert en ville
Si Jean Viard développe ici un point de vue original sur les conséquences en termes de politiques de logement, de services publics et d’aménagement des villes, notamment pour les populations défavorisées, intéressons-nous plutôt à ce qu’il nomme l’urbanité ; cette « culture inventée par la ville comme type de lien entre les hommes » Un « art de faire cité » qui a quitté les villes pour se répandre dans les campagnes, à mesure que s’affirme le primat de l’individu sur le collectif, aidé par les technologies du virtuel qui nous maintiennent connectés en plein centre-ville comme au fin fond d’un département rural. Avec cet effet en retour : une mobilisation nouvelle pour recréer des temps et des lieux de rencontres physiques : journée des voisins, vide-greniers, sites de rencontres… Mais aussi pour « mettre en loisir » la ville, depuis les terrasses jusqu’à Paris Plage en passant par les arts de la rue ou les Vélib. « Ce qui fait la ville moderne, ce n’est alors plus le stock d’habitants mais la densité de cette rencontre aléatoire et sa diversité ». D’où, là encore, la nécessité de reconsidérer les cadres de la pensée urbaine et spatial, pour raisonner ce que nous avons à partager – sans que ce soit forcément des espaces marchands…- et pour adopter une logique de flux – "flux d’images et d’attractivités, flux de biens et de services, flux des hommes passants ou résidents ».
Et puis, si l’urbanité n’est plus l’apanage des villes mais doit désormais être pensée comme un bien commun, il en va de même du "monde vert", qui n’est plus restreint à la campagne, mais mis en spectacle – à travers les jardins, arbres, berges, paysages, animaux …- en chaque ville.
Décidément, elle est bien obsolète, la vieille césure urbain/rural qui a structuré notre territoire pendant des lustres… Et de rappeler ce chiffre : 70% des agriculteurs français vivent aujourd’hui à moins d’une heure de route d’un centre-ville.
Les vide-greniers plutôt que les conseils muncipaux…
Finis les rurbains et autres néologismes datés, voilà donc les « extra-urbains » qui repeuplent les villages, bourgs et petites villes. Des « migrations dites de confort », centrée sur la famille à l’âge des premiers enfants ou de la retraite, « pour vivre à l’année au pays des vacances ». Avec cet effet pervers : « Ils fréquentent plus les vide-greniers que les conseils municipaux ». D’où la crise politique du village, avec notamment « la multiplication des idéologies souverainistes localisées qui aident à se faire élire et conduisent à fermer la porte à l’aire urbaine voisine dont on utilise pourtant les services et la vitalité »(…).
Le règne du bonheur individuel s’accompagne là d’une crise profonde « du commun qui nous lie », du recul du lien démocratique et d’une citoyenneté qui doit se fonder sur de nouvelles échelles territoriales. Jean Viard suggère : pourquoi d’une part ne pas appuyer le redécoupage politique des territoires –définis par les paroisses en 1789 ! - sur les collèges et les lycées ? Et, d’autre part, ancrer des territoires de projet regroupant lieux de résidence et lieux professionnels ? Et de tordre le cou, ainsi faisant, à cet autre vieux modèle qu’est l’opposition centre/périphérie.
Il faut lire également, dans cet ouvrage, le chapitre que l’auteur consacre à son propre regard de « sociologue paysan, au mieux extra-urbain », à son analyse de ce qu’est le village et le rappel de ses préoccupations premières : les replis identitaires, le délitement de la vie démocratique, la raréfaction des débats d’idées ou encore le primat du consumérisme. .
Comment, enfin, ne pas être d’accord avec Jean Viard, quand il énonce que « la question (…) posée à nos sociétés en évolution rapide, aux appartenances multiples, aux mobilités accélérées, aux vies longues, au travail court, aux individus autonomisés, est de comprendre leurs propres changements ». Ce livre y concourt, en mettant en mots ce qui était volatile, en reliant ce qui séparait vainement, en exhortant à décaper les normes et les schémas de pensée, en mettant en relief, aussi, la part de liberté, de désir et d’égalité qui devrait nous mouvoir.
Note de lecture de Valérie Péan, Mission Agrobiosciences, avril 2012
Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie. Jean Viard. Editions de l’Aube, collection "Monde en cours". Janvier 2012. 208 pages. Prix conseillé : 14,20€.
Accéder au programme de la journée d’études de l’Académie d’Agriculture de France Villes et campagnes à la croisée de nouveaux chemins. Vers un nouveau contrat villes-campagnes organisée le 23 mai 2012 à l’hôtel de Région Midi-Pyrénées avec le concours de la Mission Agrobisociences.
Valérie Péan