Tout fout le camp à Cadenet : les traditions provençales, le petit commerce, les amours d’autrefois, même la pétanque n’est plus ce qu’elle était. Aujourd’hui, le village découvre l’assistanat, l’immigration, en passant par la crise des familles, les « nouveaux parents », la solitude, etc. Jean-Pierre Le Goff montre bien la différence entre la pauvreté d’hier - « nous gagnions notre vie et nous vivions au village dans une famille structurée avec un père qui savait y faire » - et celle d’aujourd’hui, entre déstructuration familiale et assistanat désocialisant.
Aujourd’hui, finis les commérages à la Pagnol au Café du commerce. Jean-Pierre Le Goff nous dit la déshumanisation contemporaine. Le village cultive un modernisme pratique qui le défigure, exemple la profusion de mobile-homes qui enlaidissent le paysage de ce petit village de la Durance. Le bourg se réfugie dans un folklorisme de pacotille, sur fond de « fêtes traditionnelles » restaurées, de fausses « initiatives culturelles » destinées aux gogos et visant à faire croire à la résurgence des « belles traditions » provençales que l’on avait oubliées. C’est l’heure où les pseudos provençales se prennent pour Mireille.
Du paysan, de l’artisan vannier, il ne reste plus rien ou presque. On est passé au retraité, la femme du cadre et l’entrepreneur. Le curé ne dit plus les trois messes basses, il est polonais. Ainsi la modernisation est devenue problématique mais elle semble inexorable. La Provence, au dire d’un des habitants est devenue « le bronze-cul de l’Europe », elle attire « bobos » cultureux ou adeptes de la médecine douce qui sont totalement en dehors de la vie locale, tout en pensant le contraire. Reste, au fil des pages, le bon sens des Anciens comme ceux qui affublent du surnom de « garage » la maison ultramoderne d’un architecte de renom. On se met à penser qu’il s’en faudrait de peu pour que subsiste encore cette vieille sagesse provençale.
Répondant à une interview au journal Sud-Ouest [1] au moment de la parution Jean-Pierre le Goff déclarait :
- Votre livre s’intitule « La Fin du village ». Pourtant, le village existe toujours physiquement. À quoi le mot « fin » renvoie-t-il ?
- Le village comme collectivité rassemblant en un même lieu habitation, travail et ce que l’on appelle aujourd’hui loisirs est mort. Ce village est devenu un bourg dans une zone périurbaine avec des services liés à la ville et il est composé majoritairement de gens qui ne sont plus originaires du lieu. Les anciens sont devenus minoritaires. En même temps, on assiste à une grande nostalgie de l’ancienne collectivité et à une valorisation du patrimoine, comme si on cherchait à tout prix à retrouver des racines dans un monde que l’on ne reconnaît plus. Beaucoup de gens s’ignorent, ils ne se disent même pas bonjour.
- Qu’est-ce que Cadenet nous dit de la France ?
- Il y a d’autant plus de nostalgie, d’attachement idéalisé que la France aujourd’hui est en panne d’avenir. Je pense que l’on est arrivé à un point limite d’un certain type d’individualisme et qu’il y a une demande pour retisser du lien collectif. On ne retournera pas en arrière, on ne retrouvera pas la communauté de type un peu fusionnel, néanmoins on sent qu’il y a une recherche du vivre ensemble dans un projet commun. Mais le problème est que cette chose-là ne se décrète pas.
Pour J.-P. Le Goff le village occupe une place centrale dans notre mythologie nationale. Le livre original, parfois étiré mais néanmoins toujours aigu que lui consacre le sociologue sonne comme un requiem. La société s’est métamorphosée. Le Bar des boules menace de devenir une pizzeria. Il fut un temps où Cadenet constituait une communauté unie, malgré ses clivages, grâce à une sociabilité aux racines anciennes. Il ne s’agit pas ici de nostalgie. La dernière guerre y a laissé l’empreinte de ses règlements de comptes. Le parti communiste (un communisme rural et naïf) pesait lourd. L’idée de solidarité n’était pas un vain mot.
Et puis sont survenues la voiture, la télévision et la modernité. Mai 68 a vu l’arrivée au village d’idéalistes décalés, d’ailleurs pas si mal intégrés. Durant les vingt années suivantes, tout change. Le tourisme submerge la région, les lotissements se multiplient. Cadenet devient un lieu de week-end, de vacances, on arrive de Marseille puis de partout grâce au TGV. Les nouveaux : des techniciens travaillant dans la région, des cadres parisiens, des retraités étrangers. Le village provençal se peuple de rurbains, de classes moyennes, de bobos. L’instituteur ne réside plus au village, des réseaux sociaux parallèles se constituent. Le PC disparaît petit à petit, le Front national progresse, le chômage aussi. Derrière les vieilles pierres et l’ordre éternel des champs, ce qui ressort de cette enquête, c’est l’avènement de l’individualisme et la décomposition de la collectivité. C’est aussi la persistance d’un malaise social sans perspective. Alors ? La fin du village ? L’émergence d’une nouvelle société ? A chacun de se faire son idée mais pendant ce temps autre chose prend place.
Note de lecture de la Mission Agrobiosciences, février 2013.
La fin du village. Une histoire française, Jean-Pierre Le Goff, Ed. Gallimard, 577 pages. 26€.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) : - Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles Présentation de l’ouvrage de Jean-Didier Urbain, anthropologue, octobre 2002.
- La ruralité, un laboratoire interculturel Exposé de Patrick Denoux, Professeur de Psychologie interculturelle, Université d’Amiens. Dans le cadre de la journée d’étude de l’Académie d’Agriculture de France. Septembre 2012.
- La commune rurale ne grandit pas. Elle se remplit. Elle devient obèse. Un exposé de Gérard Tiné, plasticien, enseignant-chercheur honoraire au laboratoire Li2a Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse. Août 2008
- Il n’y a plus de césure ville/campagne Exposé de Jean Viard, sociologue, directeur de recherche au CNRS et au Cevipof. Dans le cadre de la journée d’étude de l’Académie d’Agriculture de France. Septembre 2012.