Effectivement, Le monde a faim est d’une clarté et d’une qualité pédagogique rares en la matière. Dès le premier chapitre, Anatomie de la crise alimentaire de 2008, le diagnostic est posé, expliquant au passage comment se forment les prix internationaux, sans jargon ni raccourcis, balayant les fausses explications - « la responsabilité des biocarburants n’a été que secondaire » -, dévoilant les raisons d’une illusion d’abondance qui aveuglèrent les gouvernements.
Autre mérite : l’auteur ne cesse de recontextualiser cette crise alimentaire, nous faisant parcourir au galop une brève histoire de la faim qui, depuis l’Antiquité, jalonne l’histoire de l’homme, aiguise les révolutions, presse les conquêtes, donne chair aux réformes agraires et aux politiques publiques que tenaille le contrôle vital des approvisionnements.
On a su parfois éviter le pire. La « bombe démographique », qui faisait craindre dans les années 60 une affolante généralisation des ventres-creux, n’a pas explosé. Les contre-feux de la modernisation technologique, la « Révolution verte » ont permis alors aux rendements agricoles de rattraper le « trop-plein » d’hommes.
Aujourd’hui, pour Philippe Chalmin, ce que disent les marchés, avec fracas et chaos, c’est l’ampleur d’une autre bombe. 10 milliards de bouches à nourrir aux alentours de 2050, soit le double de la demande alimentaire actuelle, celle-là même que nous ne parvenons pas à satisfaire. Or, les conditions ont changé depuis la Révolution verte. Les surfaces cultivables ne cessent de diminuer sous la pression urbaine, « On estime que globalement chaque année 0,5% des terres arables de la planète disparaît » tandis que les réserves de terres vierges s’épuisent, sans oublier la question de l’eau, de l’appauvrissement des sols, de la hausse du prix des engrais... D’où l’inévitable chapitre sur les OGM, comme un débat qui n’est toujours pas instruit, chapitre qui mériterait à lui seul une large mise en discussion.
D’où également un développement sur la place centrale de l’agriculteur, le statut du foncier et le modèle toujours exemplaire de l’exploitation familiale, le seul qui ait fonctionné jusque là, à l’heure où l’adage « La terre est à celui qui la cultive » est démenti chaque jour à travers le rachat néocolonisateur de milliers d’hectares dans les pays pauvres, par des États riches.
D’où enfin, la nécessité de réhabiliter et relancer les politiques agricoles, au moins dans le tiers-monde, et le rappel de l’exception agricole qui ne peut se satisfaire d’une injection de capitaux privés.
Reste un autre chapitre, tout aussi pédagogique, qui mérite discussion au même titre que celui consacré aux OGM. Tout en rappelant les problèmes moraux que pose le fonctionnement des marchés, Philippe Chalmin défend « La très grande efficacité du point de vue économique » du fonctionnement actuel des marchés agricoles. Le mérite de l’instabilité même des prix ? Obliger les professionnels des filières concernées « à chercher à anticiper pour mieux gérer leurs risques. Anticiper et donc spéculer ».
Spéculer, le vilain mot est lâché et l’auteur de s’en expliquer, ce qui n’est pas le moindre de ses mérites, en rappelant l’histoire même de cette notion qui déborde largement le strict champ monétaire, financier ou économique (à l’origine, le latin speculus, désigne le fait d’observer les phénomènes naturels, ce qui a donné notamment le dérivé speculum, miroir), puisqu’il s’agit d’un pari sur une situation future, avec plus ou moins d’espérance de gain et de « préférence au risque ».
P. Chalmin développe, à partir de là, et toujours aussi clairement, la théorie économique selon laquelle la spéculation non seulement ne crée pas d’instabilité sur les marchés dits dérivés (où se fixe aujourd’hui le prix que connaîtra demain telle matière première, par exemple, grâce notamment à des contrats à terme ou des options)- mais les rend plus efficaces dans leur fonction de formation du prix. « Economiquement fondée », écrit-il, tout en étant fort « difficile à défendre sur le plan moral surtout lorsqu’il s’agit de produits agricoles », la spéculation n’a de raison d’être que s’il y a instabilité des prix et « carences de la régulation ». D’où l’idée qu’il serait vain d’interdire la spéculation, et que seul un retour à une totale stabilité des prix par le jeu de l’offre et de la demande pourrait l’annihiler.
« Le débat sur les marchés agricoles et la spéculation n’a donc pas lieu d’être », pointe l’auteur. Il excusera la Mission Agrobiosciences de ne pas tenir compte de cette remarque et d’ouvrir justement le débat qui agite depuis longtemps les économistes et qui fait le sel des politiques.
Note de lecture de Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences. 3 mars 2009.
"Le monde a faim", de Philippe Chalmin, Bourin éditeur, janvier 2009, 136 pages, 12€
Lire l’entretien avec :Gilles Allaire, économiste, sur la spéculation et les marchés agricoles : Le marché n’est qu’un dispositif. Son efficacité n’est pas une qualité immanente.
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Lire sur le magazine web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- L’alimentation en bout de course " Les raisons de la flambée des prix agricoles mondiaux, l’intégrale de "Ça ne mange pas de pain" d’avril 2008. Mauvaise récolte, biocarburants, spéculation... Quelles sont les vraies raisons de la flambée des prix ? Qui va en profiter ? Les agriculteurs vont-ils voir leurs revenus augmenter ? Réponses avec Lucien Bourgeois, économiste, directeur de la prospective à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, et Marcel Mazoyer, économiste, ingénieur agronome, ancien directeur du comité des programmes de la FAO.
- Crise alimentaire : Complexité de la décision et de la gestion publique, intégrale de la conférence-débat exprimée au Café des Sciences et de la Société du Sicoval, avec Marion Guillou, alors Directrice Générale de l’Alimentation au ministère de l’Agriculture et de la Pêche.
- Les dualités de l’alimentation comtemporaine, intégrale de la conférence-débat exprimée au Café des Sciences et de la Société du Sicoval, avec Jean-Pierre Poulain, socio-anthropologue de l’alimentation.
- Comment nourrir 9 milliards d’hommes en 2050 ?, chronique suivie d’un entretien et d’un débat dans le cadre du plateau du J’Go, avec Jean-Louis Rastoin, auteur du livre "Nourrir 9 milliards d’hommes en 2050", agronome et économiste, à SupAgro de Montpellier.
- Une Pac, oui, mais pour une Politique ALIMENTAIRE Commune, par Lucien Bourgeois, conseiller du président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture et directeur des études économiques et de la prospective, dans le cadre des Actes de la 13ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale organisée à Marciac par la Mission Agrobiosciences.