16/12/2004
10 ème Université d’été de Marciac, 4 et 5 août 2004.

Revenir au paysan, c’est retourner avant 1950.

Pour conclure la 10ème Université d’été de Marciac "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici" co-organisée avec la Mission Agrobiosciences, le point de vue de Jean-Luc Mayaud. A tenter de définir le présent et d’esquisser l’avenir, les propos tenus lors de cette Université d’été n’ont cessé paradoxalement de convoquer l’histoire ; celle, mythique, d’une paysannerie rêvée. Une tonalité nostalgique où même les vocables les plus récents ne font qu’habiller de neuf d’anciennes pratiques oubliées.

Historien, Jean-Luc Mayaud ne fait pas que nous rappeler cette fausse modernité exhumée du passé, ce bon vieux temps qui ne cesse de se construire. Brossant au passage les grands tournants contemporains de sa discipline, à travers sa méthodologie et le choix de ses objets d’étude, refusant à l’histoire toute ambition de neutralité et d’objectivité au nom d’un passé mis à distance, il dessine les conditions auxquelles l’historien « honnête » peut nourrir notre réflexion. Loin de ce qui « fait événement » et de la seule histoire des vainqueurs, c’est à une histoire des possibles que Jean-Luc Mayaud nous convie.

« À ma connaissance, c’est la première fois qu’un historien s’exprime à l’Université d’Été. Ce fait paradoxal reflète peut-être la place de l’histoire dans le champ des sciences sociales, voire des sciences en général. Pourtant, durant cette journée et demie, nombre d’intervenants ont convoqué l’histoire, y compris sous l’angle de la prospective. Une histoire un peu floue, faiblement repérée. Ainsi, avons-nous entendu des termes récurrents, tels que se réapproprier...Se réapproprier un passé, des métiers que l’on aurait perdus. De même, nous avons assisté à l’inflation de l’idée du regret, du Bon Vieux Temps. Le président du Conseil Régional a évoqué dans cet esprit les années cinquante, pour d’autres, ce pourrait être 1900... Et dans 50 ans, peut-être dira-t-on : "Marciac en 2004, c’était le Bon Vieux Temps". Car ce sont là des phénomènes de construction qui sont toujours en mouvement.
De même, la dénomination actuelle de la profession agricole n’est pas innocente. Pendant plus de quarante ans, ceux qui ont accompagné l’agriculture - les élus et une bonne partie de la nation française - ont tout fait pour qu’on abandonne le terme de paysan. Il a d’abord fallu lutter pour qu’apparaisse le mot "cultivateur", adopté dans les recensements nominatifs de population à partir des années 1880. Entre les deux guerres, la profession commence à inventer des métiers distincts au sein même du monde agricole : il faut attendre le XXème siècle pour trouver le terme d’ "éleveur", par exemple, dans ces mêmes recensements. Vous connaissez toutes les catégories qui ont ensuite suivi et qui reflètent parfaitement les façons dont les portes-parole du "monde agricole" ont souhaité être perçus et désignés : "exploitants", "agriculteurs", "entrepreneurs agricoles"...
Que se passe-t-il aujourd’hui ? En reconvoquant le pays et le paysage, nous réinventons le paysan. Et revenir à ce terme, c’est revenir avant 1950. Nous en appelons à l’Histoire et au bon vieux temps pour dire que le cultivateur productiviste, qui a certes nourri et enrichi le pays, est désormais moins "noble" que le paysan. Une paysannerie qui, selon moi, a de grandes chances d’être mythique.
Bien entendu, toute société fonctionne sur des mythes. Toute association rurale, toute Université d’Été ou d’Hiver fonctionne sur des mythes fondateurs : ce qui importe pour que la communauté vive n’est pas la réalité de ce qu’elle a vécu mais ce en quoi elle est capable de croire, ce qu’elle est capable de digérer et ce dont elle a besoin pour avancer.
Mais, je tiens à m’affirmer historien. Et comme historien, je ne prétends pas à la vérité, dans la mesure où mes propos sur l’histoire rurale sont prononcés en 2004, en fonction de questions qui nous sont posées aujourd’hui sur une réalité d’hier. Ainsi, actuellement, le laboratoire de recherche que j’anime répond à un important contrat qui porte sur les questions de la multifonctionnalité. Le mot est récent et commode. Un néologisme qui date seulement d’une dizaine d’années. Je ne l’ai pas beaucoup entendu durant ces deux jours, de même qu’il a fallu attendre aujourd’hui pour que le terme "durable" soit prononcé, ce nouveau mot-valise qui sert l’ambiguïté des politiques et des syndicats agricoles. Mais revenons à notre contrat : nous essayons de faire un lien entre les formes que recouvrait hier la pluriactivité d’hier et la multifonctionnalité d’aujourd’hui. Je sais bien que des glissements se sont opérés de l’une à l’autre. Mais lorsque je faisais mes études, les lois Pisani/Debré1 avaient été votées, et dans les quelques universités qui s’intéressaient encore à l’histoire du monde rural - les dernières grandes thèses d’histoire rurale provinciale concernant le XIXème siècle datent des années 60 !2 - nous apprenions une histoire de l’agriculture et des agriculteurs. Comme telle. Il a fallu que surviennent les crises des années 70 pour qu’avec l’Association des ruralistes français, notamment, se pose la question de la pluriactivité. Les historiens se sont alors mis à étudier cet aspect et qu’ont-ils découvert ? Que la pluriactivité était la situation la plus fréquente des agriculteurs français du XIXème siècle. C’est à dire que l’on a inventé, en même temps que les lois Pisani/Debré, l’agriculture monoactive. Le rural n’existait plus. Et aujourd’hui, en période de crise, nous réinventons le rural et le paysan. C’est-à-dire l’agriculteur qui, dans le cadre de la multifonctionnalité, fait vivre le pays. Et sur commande du ministère de l’Agriculture, de l’Inra, ou du Feoga, nous travaillons sur l’exploitation multifonctionnelle. Mais nous pourrions peut-être nous demander s’il n’y a pas des formes d’investissement du rural autres que celles de l’agriculture, bref si la multifonctionnalité doit être pensée exclusivement à partir de l’activité agricole.

Une histoire des possibles plutôt qu’une histoire des vainqueurs.

Si l’Histoire est convoquée, il me semble important de faire ce métier le plus honnêtement possible, en tentant de ne pas être dupe des discours produits par la société et par les acteurs de la période étudiée. Par ailleurs, faire de l’histoire, ce n’est pas nécessairement travailler sur un passé très lointain qui serait aujourd’hui maîtrisé, pacifié et exempt d’enjeux. Souvenez-vous du bicentenaire de la Révolution Française, qui a soulevé encore quelques controverses et qui reste un objet de débat. Ainsi, doit-on se référer à 1789, en 1792 ou en 1793 ? Ce n’est pas une affaire réglée. Il n’y a pas d’Histoire ni d’historiens neutres. Au mieux, s’ils sont honnêtes, peuvent-ils dire d’ "où ils parlent".
Je voudrais terminer mon propos sur la fabrication de l’Histoire. L’histoire du rural, de l’agriculture, des agriculteurs, donne matière à développer des pans de recherche. Ils existent, bien qu’ils ne soient plus vraiment à la mode dans l’Université et l’académisme français, mais des questions se posent : comment faire cette histoire, sur quel type de questions et sur quelles sources peut-on s’appuyer ? Pour bon nombre de condisciples, il n’y a de véritable histoire que celle produite « de l’intérieur ». En clair, seuls ceux qui appartiendraient au milieu étudié seraient aptes à en rendre compte. Ce n’est pas nouveau. Pendant des années, la seule histoire « valable » de la classe ouvrière ne pouvait être menée que par des enfants de prolétaires ou des historiens fortement engagés dans des mouvements prolétariens. De même, une collègue de l’Université Lyon 2 soutenant une thèse d’État de 1 400 pages sur l’histoire de la noblesse3, s’est-elle entendu dire que « roturière » elle ne pouvait tout appréhender de son sujet de l’extérieur. Et l’on peut poursuivre à l’infini : vues les difficultés d’accès aux archives et la culture du secret, seul un franc-maçon pourrait produire une histoire de la franc-maçonnerie. Seul un paysan pourrait écrire une histoire de la paysannerie, seule une prostituée pourrait travailler sur la prostitution, et, bien sûr, une histoire des grands organismes de recherche agricole devrait être uniquement le fait des agronomes... C’est un réel problème. En le pointant, on pourrait me reprocher d’être tout simplement corporatiste et de défendre "ma" discipline de manière quelque peu clanique. Là n’est pourtant pas la question. L’histoire n’est pas un milieu fermé mais, comme pour toutes les autres professions, les historiens ont été formés sérieusement, avec des exigences de méthode, de confrontation des sources, de contextualisation et de réflexion au sujet des taxinomies. Les questions de méthodes permettent non pas de relativiser le savoir, mais de situer systématiquement les sujets étudiés par rapport à un contexte, à l’ensemble des autres phénomènes traversant la totalité de la société et de la période étudiées. Vous ne pouvez comprendre le système consulaire agricole (les chambres d’agriculture, l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture) si vous l’isolez ne serait-ce que de l’histoire des autres chambres consulaires et de celle de la "modernisation" agricole.
Dernier élément que je souhaite proposer à notre réflexion : nous avons trop souvent tendance à concevoir l’histoire comme un mouvement inéluctable. Je vais prendre un exemple très concret pour illustrer mon propos. Vous savez tous qu’aujourd’hui les personnes âgées s’ennuient souvent et sont coupées de leurs enfants, alors même que, vieillesse oblige, elles ont besoin de se situer dans le temps. Résultat : elles se lancent de plus en plus dans la pratique de la généalogie. Les dépôts d’archives départementaux voient arriver des foules de personnes du "troisième âge" en quête de leur histoire familiale... Comment procèdent-elles ? En partant de soi et en remontant l’arbre : les deux parents, les quatre grands-parents, les huit arrières grands-parents, etc. Tout au bout, inévitablement, on finit par "trouver Charlemagne" parmi ses ancêtres. Faire cette histoire-là est extrêmement narcissique : "tout ça pour arriver à moi"... En revanche, nous méconnaissons une autre forme de généalogie, descendante et non plus ascendante. Il s’agit alors de partir d’individus des siècles passés, tel agronome de 1820, tel couple de châtelains, telle famille de paysans, et de suivre le devenir des générations suivantes. Que remarque-t-on alors ? Et bien, que l’on n’arrive pas à soi, car une foule de branches disparaissent. C’est la leçon notamment d’une vaste enquête qui a été menée en France sur les patronymes commençant par "Tra". Au début du XIXème siècle, les porteurs de ces noms étaient tous localisés sur une grosse vingtaine de départements. Un siècle plus tard, on en trouve dans 80 départements, du fait de la mobilité géographique, mais la moitié d’entre ces lignées ont disparu en cours de route, entre 1800 et 1914, avant même la première guerre mondiale. Cette généalogie descendante témoigne donc d’une autre histoire. Étudier aujourd’hui l’histoire du développement agricole, des paysans, des agriculteurs, des éleveurs des XIXème et XXème siècles, ce n’est pas seulement travailler sur l’advenu.
Il y a eu ainsi une grande "révolution" dans la science historique, dont le tournant se situe en 1929, avec la création de la revue "Annales d’histoire économique et sociale"4, par Marc Bloch et Lucien Febvre. À partir de cette date, les historiens ont en effet commencé à s’intéresser à l’histoire des "petits", l’histoire des anonymes... Mais, cette histoire qui est encore fabriquée aujourd’hui n’est-elle pas fréquemment une histoire au service du prince ou de qui le remplace ? Trop souvent l’historien ne se contente-t-il pas de légitimer ce qui est advenu, en trouvant des principes de causalité à ce qu’il s’est passé ? Pour ma part, il importe de travailler autrement et de former les étudiants à faire plutôt de la généalogie descendante : quelle est l’histoire des possibles à tel moment ? Histoire des possibles qui n’est pas forcément une histoire des vainqueurs. Les vainqueurs sont certes l’une des alternatives de l’Histoire, celle qui a triomphé, mais quels étaient les autres possibles à l’époque ? Une histoire des laissés-pour-compte ne s’impose-t-elle pas, afin qu’après avoir été "victimes de l’Histoire" ils ne deviennent pas les victimes des historiens ? Sommes-nous capables d’apporter notre modeste contribution à la réflexion sur la question récurrente du "Bon Vieux Temps", et sur celle des évolutions récentes de l’agriculture et de la ruralité qui ne peuvent se limiter à la seule interrogation : "Quand avons-nous pris ce virage qu’il ne fallait pas prendre ?" »

1 - La première loi d’orientation agricole, adoptée en 1960 sous le Gouvernement de Michel Debré, et complétée en 62 par la loi dite Pisani, du nom du ministre de l’Agriculture, ont fondé les grandes lignes de la modernisation de l’agriculture : politique sociale, politique des structures, organisation des productions et des marchés dans le cadre de la PAC, refondation de l’enseignement agricole, création des labels...

2- Il s’agit, entre autres, de la thèse de Philippe Vigier, soutenue en 1963, « La Seconde République dans la région alpine », de la thèse de Maurice Agulhon, « La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République », soutenue en 1969 ou encore de celle d’Alain Corbin, « Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle », soutenue en 1972.

3- Claude-Isabelle Brelot, « La noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870 », publiée en 1992..

4- Les « Annales » ont posé les fondements de « la nouvelle histoire ». Cette revue donnait à l’histoire un nouvel objet d’étude, les civilisations, renouvelant les méthodes et les approches de la pensée historique pour parvenir à une « histoire totale », qui intègre notamment l’étude des mentalités et celle des structures économiques et sociales, en prônant l’interdisciplinarité avec les autres sciences sociales ; développée par Fernand Braudel, cette « École des Annales » marque les travaux d’historiens tels que Georges Duby, Robert Mandrou ou Emmanuel Le Roy Ladurie.

Conférence de Jean-Luc Mayaud, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lumière-Lyon 2.

Jean-Luc Mayaud
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lumière-Lyon 2, Jean-Luc Mayaud se consacre depuis une trentaine d’années au monde rural du XIXème et du XXème siècles. Il dirige le Laboratoire d’études rurales, équipe de recherche pluridisciplinaire qui regroupe des historiens, des économistes, des sociologues et des géographes.
Auteur de plusieurs ouvrages dont « La petite exploitation rurale triomphante. France, XIXème siècle » (Belin, 1999) et « Gens de la terre. La France rurale, 1880-1940 » (Éditions du Chêne, 2002), il anime également la revue Ruralia, qui rend compte de l’activité de l’Association des Ruralistes Français http://ruralia.revues.org

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