22/05/2025
[BorderLine] Sécheresse : comment fixer la ligne de partage des eaux ?
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Consommation , Eau , Gouvernance

[Sécheresse] Avec le parlement de la rivière Isère, « redonner une voix à la société civile »

Le 19 juin prochain, la Mission Agrobiosciences-INRAE vous donne rendez-vous dans l’Agora du Quai des savoirs, pour une nouvelle rencontre du cycle de débat "BorderLine". Le sujet ? L’eau, plus précisément sa gouvernance dans un contexte marqué par la rareté et l’intensification des épisodes de sécheresse.
Pour en préparer l’animation et commencer dès à présent à mieux cerner les enjeux, un appel à contributions a été lancé auprès de collectifs et de personnalités qui tentent d’instruire cette question. Après le témoignage de David Arnaud, et les analyses d’Eric Sauquet et d’André Viola, place à une autre parole, celle de deux membres du Parlement de la rivière Isère : Philippe Dubois et Pierre-Louis Serero, respectivement président de France Nature Environnement Isère et président de Civipole.
Comme d’autres parlements qui jaillissent en France - Parlement de Loire, Assemblée populaire du Rhône -, le collectif s’est donné pour mission "d’œuvrer à une réappropriation démocratique des enjeux de l’eau". Portrait à deux voix.

Mission agrobiosciences-INRAE : Pour commencer, pourriez-vous présenter brièvement l’initiative du Parlement de la rivière Isère ?

Philippe Dubois : Le Parlement de la rivière Isère est un collectif informel, c’est-à-dire dépourvu de statut, qui fédère plusieurs associations préoccupées par les problématiques de l’eau : France Nature Environnement Isère (FNE)(1), Civipole (2), le Pacte du pouvoir de vivre (3), l’Assemblée des communs et le Jardin des Initiatives. Nous avons deux objectifs. A court terme, il s’agit d’œuvrer à une réappropriation démocratique des enjeux de l’eau. A plus long terme, nous militons pour une reconnaissance des droits de la rivière Isère.

Quel en a été le déclencheur ?

Pierre-Louis Serero : L’un des déclencheurs a été la décision de l’entreprise STMicroElectronics, implantée à Grenoble, d’étendre son activité de fabrication de semi-conducteurs. Actuellement, l’entreprise achète de l’eau potable à la métropole de Grenoble par le biais de son intercommunalité, l’utilise dans le cadre de son process industriel(4), avant de la rejeter dans l’Isère. Ceci pose selon nous deux questions majeures : selon les projections, le débit de l’Isère va être diminué par deux d’ici 2050. Dès lors, y aura-t-il assez d’eau potable ? Et quelle est la qualité des eaux rejetées à l’issue du processus industriel ?

Lorsque que FNE Isère a lancé la création d’un Parlement de la rivière Isère, nous avons vu là un cadre global pour y aborder ces sujets et redonner une voix à la société civile qui, actuellement, n’a aucune prise sur la gestion de l’eau.

Philippe Dubois. Effectivement, l’idée du Parlement est née de plusieurs constats. Le premier d’entre eux concerne la raréfaction de l’eau en 2050, marquée par une forte diminution du débit de l’Isère. Cela oblige à s’interroger sur les conditions de partage de l’eau. Deuxième élément d’importance, les pollutions. Celles de la nappe phréatique de Grenoble, contaminée par les PFAS, ces polluants éternels. Celles de l’Isère et de l’un de ses affluents, le Drac, dans lesquels des entreprises de chimie ou de microélectronique rejettent leurs effluents, avec l’accord de l’Etat. Car ce dernier, par le biais d’arrêtés préfectoraux, autorise ces entreprises à rejeter leurs eaux usées dans les milieux aquatiques. Or, à nos yeux, la rivière possède une valeur intrinsèque qui nécessite de la considérer autrement que comme une poubelle. Elle a des droits qu’il convient de reconnaître.

"Il faut s’entendre sur la réalité des faits."

S’y ajoute un troisième constat : l’accaparement de l’eau, notamment par les industriels. Comme nous l’avons évoqué, STMicroElectronics utilise de l’eau potable dans le cadre de son activité économique. Le projet d’extension prévoyait une augmentation de la consommation d’eau, représentant en volume prélevé l’équivalent de la production de l’agglomération grenobloise ! De quoi laisser présager de futures guerres de l’eau, si on ne se met pas autour d’une table pour en discuter. En outre, on ne peut que constater une faillite institutionnelle, l’Etat n’ayant pas joué son rôle de protection de la ressource qualitativement et quantitativement. D’où l’idée d’une reconquête démocratique de ces enjeux.

Sur quelles actions allez-vous miser ?

Philippe Dubois : L’un des éléments qui nous semble primordial, c’est de s’entendre sur la réalité des faits. Voilà pourquoi nous militons pour la mise en place d’un observatoire de l’eau, indépendant, neutre et structuré à l’échelle du bassin versant. Cette dernière précision est importante car le département de l’Isère a lancé sa propre étude hydrologique tout comme la communauté de communes du Grésivaudan, chaque entité la conduisant à son échelle administrative. Cela n’a pas de sens, le bassin versant de l’Isère s’étendant sur quatre départements…
Conséquence, les données sont éparpillées entre plusieurs acteurs – département, agence de l’eau, travaux de recherche – chacun opérant ses mesures à des échelles différentes. Tout est fragmenté, ce qui est un constat récurrent en matière de gestion de l’eau.

Pierre-Louis Serero : Il y a un véritable empilement des problématiques – pollution, accaparement, etc. S’y ajoute un « bain de culture » propre à l’agglomération grenobloise. Celle-ci a déjà vécu par le passé d’importantes tensions autour des nanotechnologies, entre le collectif « Pièces et Main d’Œuvre » et Minatec, un centre de recherches sur les micro et nanotechnologies. Il y a donc des collectifs avec une très forte culture de la résistance, voire du sabotage. Dans ce cadre, la réappropriation démocratique des enjeux de l’eau, défendue par le Parlement de la rivière Isère, est indispensable.

Trop souvent, la participation citoyenne se réduit à la présence d’un représentant associatif...

Il existe pourtant déjà des espaces de concertation qui intègrent les usagers au sein des Agences de l’eau...

Pierre-Louis Serero. Permettez-moi une anecdote. En 2023, nous, Civipole, avons répondu à un appel à projet de l’Agence de l’eau, sans succès. A l’issue de cette tentative, notre raisonnement a été le suivant : poliment, les institutions nous ferment la porte au nez, arguant que les habitants et les citoyens sont déjà représentés dans les instances, par l’entremise des associations – FNE, Que-Choisir, LPO… Mais la réappropriation démocratique, ce n’est pas ça !

Philippe Dubois : Il y a effectivement un décalage entre notre vision et celle du monde politique, à tel point que le dialogue est parfois difficile. Pourtant, nous l’avons maintes fois précisé : nous ne sommes pas là pour faire concurrence aux instances déjà en place mais pour compléter le dispositif de représentation nationale, parce qu’il a montré ses faiblesses. Mais à leurs yeux, participation citoyenne rime avec la présence d’un représentant de FNE ou de Civipole au sein des comités…

Dans ce cadre, comment pensez-vous organiser une participation citoyenne qui dépasse le cadre de vos propres réseaux d’adhérents ?

Pierre-Louis Serero : Cela passe d’une part par une ouverture des rencontres que nous organisons à toutes et tous, y compris les collectifs les plus radicaux ou les plus éloignés de nos considérations : et d’autre part, par une réflexion sur la manière d’organiser le débat, donc les prises de parole et l’expression des différences.
Du côté du fonctionnement du Parlement, quatre commissions ont été créées : démocratique, scientifique avec le projet d’observatoire, juridique pour défricher tous les aspects liés à la personnalité juridique de la rivière, et artistique. Sur ce dernier point, le raisonnement est le suivant : nous ne nous en sortirons pas sans changer les représentations. A cet égard, il y a une anecdote que je cite souvent. Au bord de l’Isère, j’ai vu un jour deux jeunes balancer une trottinette dans le lit de la rivière, le plus tranquillement du monde. Aucun d’eux n’aurait pourtant eu l’idée de faire de même dans le salon de ses parents. Régulièrement, lors des crues, les services municipaux ramassent une kyrielle d’objets improbables… La commission culturelle et artistique vise à travailler l’attachement, les affects et les imaginaires. Dans ce cadre, nous sommes en contact avec quantité d’artistes et de compagnies qui travaillent sur l’eau.

Philippe Dubois : Par ailleurs, chaque individu peut s’impliquer dans cette initiative, en devenant gardien et gardienne de la rivière. C’est une dimension importante car, que vous soyez promeneur, kayakiste, pêcheur ou joggeur, vous pouvez y prendre part. Chaque gardien peut se faire le porte-parole d’un des éléments du peuple de la rivière.

J’ai également dans l’idée qu’un jour, on puisse lancer un procès fictif avec les gardiens et gardiennes qui viendront en tant que témoins, pour médiatiser les problématiques liées à l’usage de l’eau.

Parlement, ce lieu où s’esquissent les compromis

Avez-vous réfléchi à cette question de la régulation des usages, c’est-à-dire la manière dont on pourrait, collectivement et démocratiquement, construire ou penser les arbitrages qui vont nécessairement s’imposer à nous, à un moment donné ?

Philippe Dubois. La question de l’arbitrage des usages ne peut pas se poser sans une bonne connaissance de l’existant : qui prélève quoi ? Cette mise à plat est aujourd’hui inexistante. C’est ce qu’a révélé le projet d’extension de l’usine de STMicroElectronics. Soit le volume des prélèvements opérés dans les nappes est méconnu, soit il est connu – déclaré – mais n’est pas véritablement contrôlé, l’Etat n’en ayant pas les moyens. C’est le grand flou… Nous n’avons pas ces données et tant que cela sera le cas, la question des usages ne pourra pas être véritablement instruite. Le chantier est pourtant colossal, dans la mesure où cette répartition doit être pensée à l’échelle du bassin versant, seule échelle pertinente du point de vue hydrologique.

Intégrer cette dimension géographique est essentiel. En l’absence de régulation forte des usages, ceux qui sont en amont, comme la Savoie, vont être privilégiés par rapport aux territoires situés à l’aval comme la Drôme. Or ce département, grand producteur arboricole a besoin d’eau pour irriguer ses vergers. Si la ressource diminue de moitié et que l’amont se sert allègrement, que leur restera-t-il ?

Pierre-Louis Serero : A quoi peuvent servir les nouveaux parlements(5) qui émergent un peu partout en France ? D’une certaine manière, les Commissions locales de l’eau, instances partenariales des Agences de l’eau, elles-mêmes communément appelées « parlements de l’eau », pourraient jouer ce rôle. Mais pour l’heure, deux choses manquent cruellement : la connaissance telle qu’évoquée par Philippe, et la possibilité d’avoir un débat contradictoire, où s’expriment clairement les oppositions. C’est à ces écueils-là que répond notre initiative. Et l’appeler « Parlement », c’est insister justement sur sa dimension politique, celle d’un lieu où s’esquissent des compromis. Ainsi, selon que l’on soit un usager de la rivière ou un acteur dont l’activité professionnelle dépend de cet espace – base de loisirs, industrie, agriculteur – les perceptions vont différer. Et les projections à 2050 ne nous laissent pas le choix ! Il faudra bien, à un moment donné, s’accorder sur les quantités prélevées, leur rythme, la saisonnalité des usages…

Philippe Dubois : Actuellement, l’institution publique est incapable de réguler les usages et d’opérer les arbitrages. C’est une question trop dangereuse politiquement parlant, parce que les élus vont se trouver pris en tenaille entre leur électorat et les enjeux économiques. Cela signifie qu’il faut une organisation neutre. Le parlement de la rivière Isère(6) peut endosser ce rôle.

Propos recueillis et mis en forme par Lucie Gillot, MAA-INRAE, le 15 mai 2025.


Rendez-vous le jeudi 19 juin 2025, de 18h00 à 20H00,
Agora du Quai des Savoirs (39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse).
Gratuit et ouvert à tous les publics sur inscription (recommandée)

S’INSCRIRE : [https://sondages.inrae.fr/index.php/122399?lang=fr]


APPEL A CONTRIBUTIONS
A l’heure du changement climatique et face à la raréfaction de la ressource en eau, de plus en plus de collectifs tentent de (re)définir un partage équitable et démocratique de l’eau. C’est votre cas ? Alors participez à notre appel à contributions. Ouvert à tous les acteurs - institutionnels, associatifs, chercheurs, syndicats, élus – et toutes les paroles, celui-ci a pour objectif de recueillir différents retours d’expérience en la matière, pour mieux préparer l’animation de la rencontre.

Pour partager votre expérience, répondez à ces trois questions
* Pourriez-vous présenter brièvement votre initiative ?
* Quel a en été le déclencheur ?
* Quels en sont, selon vous, ses atouts et ses faiblesses ?

Envoyez-nous vos contributions d’ici le 11 juin 2025 en une page et demi maximum (6000 signes max) à mission-agrobiosciences[arobase]inrae.fr .
Après validation, celle-ci sera publiée sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences-INRAE.

Entretien avec P. Dubois et P.-L. Serero, Parlement de la rivière Isère

(1)France Nature Environnement est la fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement, regroupant 46 organisations adhérentes, sur tout le territoire français. FNE Isère fédère pour sa part 40 associations naturalistes et environnementales.
(2) Créée il y a 25 ans, Civipole est une association loi 1901 qui regroupe des îlots de quartier. Sur une base territoriale, elle fédère des habitants pour qu’ils puissent donner leur avis sur leur cadre de vie et faire des propositions. Son crédo : à côté de la maîtrise d’ouvrage des élus fondée sur la légitimité politique, ou de la maîtrise d’œuvre des professionnels fondée sur la qualification, l’association défend le principe d’une maîtrise d’usage des habitants fondée sur leur expérience « au coin de la rue ».
(3) « Collectif d’organisations de la société civile unies, au niveau national et local, pour porter ensemble des réponses aux enjeux environnementaux, sociaux, économiques et démocratiques » Source : https://www.pactedupouvoirdevivre.fr/
(4) L’eau est utilisée pour laver les micropuces. Pour ce faire, l’entreprise a besoin d’une eau pure, raison pour laquelle elle s’est implantée à Grenoble.
(5) Plusieurs initiatives de "Parlement" émergent actuellement un peu partout en France à l’image du Parlement de Loire initié en 2019 ou de l’Assemblée populaire du Rhône.
(6) Plus d’infos : https://parlement-isere.org/


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