Les espaces publics, ou l’apologie du terrain vague
Dans les villes et les villages, rues, places et parcs se voient réinvestis depuis plusieurs années par des aménagements de tous poils. C’est que la voiture, désormais jugée indésirable, laisse libres des espaces qui n’étaient pensés que pour elle. Suffit-il pour autant de « végétaliser » d’anciens parkings, de rajouter deux ou trois fontaines, une aire pour enfant et des petits pavés au sol pour dessiner une nouvelle urbanité ? De fait, plus ils sont aménagés, moins les espaces publics semblent pensés. Jusqu’à constituer, parfois, le lieu même de la vacuité politique. Une chronique qui souhaite interpeller plus qu’affirmer, pour lancer un débat... public ? Par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences.
D’abord, il y a cette ambiguïté. Espaces publics au pluriel ou singulier ? Peu importe, direz-vous... Or ce n’est pas innocent. C’est accorder là deux champs distincts, ainsi que le rappelle Dominique Wolton dans son glossaire tiré du livre Penser la communication :
L’espace public, au singulier, popularisé dans les années 70 par le philosophe Habermas et le sociologue Sennet, n’a pas d’ancrage physique précis. Il est mouvant. Il a la forme du débat... Ce sont les salons, les cafés, les théâtres, l’agora ou un site internet. Il désigne un processus inhérent aux systèmes démocratiques, dès lors que la société civile souhaite exprimer une opinion publique sur des problèmes d’intérêt général. Une sphère intermédiaire, donc, qui s’est peu à peu construite à partir des Lumières entre le citoyen et l’Etat. Un espace symbolique où l’opinion privée est rendue publique.
Les espaces publics, au pluriel, relèvent de la sphère de l’Etat et de l’action publique, en opposition à la sphère privée. Des espaces communs à tous qui n’ont pas toujours eu les mêmes fonctions dans l’histoire des villes : une fonction d’échanges, par exemple au Moyen-Age, où les villes sont plutôt des lieux libératoires par rapport au pouvoir féodal ; une fonction monumentale qui permet à l’Autorité de se mettre en scène, notamment à la renaissance et à la période classique, comme l’illustrent les places Royale et Dauphine à Paris. Une fonction esthétique, quand sont privilégiés la beauté formelle et le goût du moment. Une fonction physiologique ( !), enfin, à partir du milieu du 18è et au cours du 19è siècle, dès lors que le souci hygiéniste se met en tête d’assainir les foules pestilentielles, les bas-fonds, les coupe-gorges et autres venelles mal famées. Aux espaces publics de purger le « cœur », les « artères », la « circulation » et le « ventre » des villes enfiévrées...
Ensuite, il y a la plasticité, cette capacité qu’ont les espaces publics, dans le temps et dans l’espace, à tenir leur géographie de l’organisation politique d’une société donnée, des représentations qu’elle nourrit, des valeurs dominantes qu’elle véhicule... A cet égard, qu’est-ce qui sous-tend, en France, l’attention portée aux espaces publics ? Tentons quelques hypothèses :
Les espaces publics comme des lieux d’ordre public - un ordre social et moral.
C’est une vision qui s’impose à partir du milieu du 19è siècle, lorsque la ville connaît une disgrâce aux yeux des gouvernants. Par une inversion de valeurs, due en partie à la croissance démographique urbaine, à la révolution industrielle et aux épisodes révolutionnaires telles que la Commune, la campagne dont on se méfiait jusque là pour ses jacqueries devient le lieu de refuge des valeurs morales, autour de la terre, de la famille et, plus tard, de la patrie ... La ville au contraire apparaît soudain contre-nature : un lieu de puanteur, d’agitations et de cloaques, où se mêlent les prostituées, les indigents, les coupe-jarrets et les malades. Où complotent étudiants et ouvriers. Où se diffusent la culture et les principes égalitaires. Le tout au contact immédiat des populations bourgeoises et aristocratiques.
De l’air, de l’air !
Dès lors, les espaces publics obéissent à un urbanisme rationnel et hygiénique. Les grands travaux d’urbanisme « taillent dans le vif ». Les rues se font plus larges et rectilignes, les trottoirs et les réverbères apparaissent, les ponts sont débarrassés des boutiques, les places ouvertes, les transports en commun et les bains publics se multiplient, les égouts drainent les eaux usées, les jardins s’ouvrent au peuple pour qu’il s’oxygène. Haussmann ? « Le Jack l’éventreur de l’histoire urbaine », écrit joliment Georges Duby (Histoire de la France urbaine, tome 3, la Ville Classique. Ed.du Seuil). Assainissement oblige, les espaces de la ville se segmentent. Comme on coupe un membre malade, les morts, les hôpitaux, les abattoirs et les manufactures sont éloignés.
Toutes proportions gardées, certaines de ces préoccupations ne sont pas sans faire écho à un certain réveil de l’hygiénisme, de l’ordre moral et social. Songez tout simplement à cette obsession de la qualité de l’air et du parfum, que décrit si bien Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille et dont les effluves sont largement de retour, depuis les parfums d’ambiance domestiques jusqu’à l’odorisation du métro en passant par les mesures quotidiennes d’Airparif...
Comment ne pas percevoir aussi l’accent retrouvé de l’édification des citoyens ? Les espaces publics donnent souvent à percevoir une véritable leçon d’instruction civique et morale sur les valeurs dominantes. Sur le développement durable et le respect de l’environnement, sur la nostalgie d’une agriculture enchantée (dans les parterres, fleurs des prés et choux sont très "tendance"...). Sans oublier l’édification culturelle, oscillant entre l’art contemporain émaillant les parcs ou les stations de métro et la patrimonialisation du bâti.
Des espaces publics où se projettent les fantasmes...
Lieux de passages, entre-deux, lieux creux : les espaces publics favorisent les projections et les utopies. Parmi elles, il y a celle du « Vivre-ensemble ».
Les espaces publics se veulent en effet - et c’est logique - des lieux de sociabilisation. On s’y rencontre, on y échange, on s’y frotte à l’altérité... En tout cas, tous les aménagements sont pensés de manière à favoriser cette vocation. Passons sur le fait que la sociabilisation s’opère bien plus fréquemment dans des lieux privés, glissons aussi sur le statut incertain des espaces résidentiels clos ou des galeries marchandes... Entre les espaces privés qui s’ouvrent au public et les espaces publics qui se privatisent, le statut foncier du territoire ne semble plus guère pertinent. Sans doute vaudrait-il mieux distinguer, à l’instar de certains sociologues, la sphère collective, la sphère politique et la sphère de l’intime.
Pour vivre ensemble, séparons-nous
Désormais, c’est toute la circulation qui se trouve cloisonnée : un couloir pour les bus, une piste pour les vélos, des peintures au sol pour guider les piétons... Car si la segmentation est trop peu coercitive, tout le monde se heurte et se renverse, dans des rues « semi-piétonnières », à plot rétractable ou à barrière réservée aux commerçants... En général, tout le monde râle et vélos comme piétons finissent par remonter sur le trottoir - quand il en reste - finalement plus sûr...
Dans les parcs, fleurissent de même les grillages ou barrières (en bois, c’est plus naturel) pour encadrer l’aire de jeu des enfants, quadriller le panneau de basket des ados, circonscrire les joueurs de boule ou les promeneurs de chien. Socialiser, oui, mais pas avec n’importe qui !
Mon village à l’heure du global
Comme un modèle par excellence de la résistance à l’envahisseur (la mondialisation), le village médiéval prête ses formes (réinventées) à bon nombre de places citadines. Arcades fleuries, fontaine gargouillante, pavage irrégulier et fausses halles pour compléter : un espace clos, une bulle de tranquillité aux vertus imaginaires (qui n’a pas connu la tyrannie villageoise où chacun est sans cesse sous le regard de l’autre, le rideau qui se soulève, le volet entrebâillé, les voisins qui ne se parlent plus ?). De fait, à bien y regarder, la petite place est principalement traversée par les touristes et investie par les populations les plus favorisées, hausse du foncier oblige... Et si les nouveaux espaces de la sociabilité contemporaine avaient de tout autres points d’ancrage ?
Ici, concertation en chantier
Se nourrissant du flou sémantique signalé au début (l’espace public comme sphère intermédiaire entre l’État et le citoyen), les espaces publics sont également le lieu d’expérimentation de formes démocratiques nouvelles. La création ou le réaménagement d’un terrain public sont alors l’occasion d’une consultation, en amont, pour au minimum définir ses usages, voire choisir les plantations et la couleur des peintures...
A l’exception de quelques collectivités locales, rares sont cependant les élus qui ont le temps, les moyens voire la volonté, de mener de bout en bout une telle démarche somme toute contraignante. Aussi les résultats en sont-ils souvent décevants. Ici, une décision politique qui ne tient plus compte, au dernier moment, des desiderata des citoyens. Ailleurs, un aménagement du « tout y est », qui ne fait que juxtaposer et empiler les mobiliers urbains et les usages sans pour autant empêcher, quand tout est achevé , la contestation d’un quidam insatisfait. Plus loin, encore, un espace dont seuls les habitants ont été consultés, excluant les pratiques d’autres usagers.
L’apologie du terrain vague
Formulons une intuition : plus les espaces publics sont vacants en terme de pensée, plus ils sont emplis en termes d’aménagements, débordant d’intentions plus ou moins louables. Ce qui ne les empêche pas, parfois, de rester déserts.
Reste cette question : comment faciliter les logiques d’appropriation par chacun des espaces publics ?
Peut-être en osant le lieu vacant, désœuvré, indifférent. Un terrain vague, libre de toutes marques, où chacun est à même d’apporter, détourner, cultiver, bidouiller, s’ennuyer aussi. Des espaces publics dont l’humilité - il ne s’agit pas d’imposer une représentation du monde - correspond à ce que Yves Chalas, dans L’imaginaire des villes, appelle la pensée faible : en situation de transition et de mutation, mieux vaut, argumente-t-il, une pensée à faible référentiel et la moins doctrinaire possible.
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