« Sidération » : quand le non-sens conduit à la jouissance
Les catastrophes successives auraient pu nous y habituer. De Tchernobyl au Tsunami en passant par l’effondrement des Twin Towers, les images du désastre nous laissent saisis, entre stupeur et jouissance. Bouches bées, scotchés à l’écran, les yeux rivés sur le spectacle de ce ciel qui tombe sur la tête… des autres. Mais rien n’y fait. Dès l’onde de choc suivante, qu’elle soit océanique ou politique, nous revoilà dans la sidération. Intéressant, ce terme que les médias et les personnalités publiques ressassent sans guère l’interroger, montrant par là même qu’ils sont encore sans voix, dans ce temps de la stupeur où la parole se suspend. Dommage, car explorer ce mot, c’est peut-être commencer à être moins sidérés. Une chronique proposée par la Mission Agrobiosciences.
Pour sûr, s’il officiait encore à France Inter, Alain Rey nous aurait déjà éclairés. Puisque nous ne pouvons plus l’écouter, lisons ce qu’il en dit dans son dictionnaire historique de la langue française (Le Robert). Venue en droite ligne du latin sidus, qui a d’abord désigné une constellation, puis un astre isolé, la sidération désigne à l’origine « l’action funeste des astres et notamment du soleil ». Est donc sidéré celui qui la subit, à l’époque via une sévère insolation ou, plus grave, le très redouté foudroiement. A partir du 18ème siècle, le corps médical donne à la sidération une signification biologique un peu autre. Elle correspond dès lors à « l’anéantissement subi des forces vitales sous l’effet d’un choc émotionnel ou de la foudre ». Ce n’est pas la mort, mais cela lui ressemble fort. Une catatonie qui nous laisse figés, sans voix, incapable d’agir.
Autant de cas cliniques sur lesquels n’a pas manqué de se pencher la psychiatrie naissante à l’aube du XIXème siècle, ainsi que Freud puis, plus tard Lacan. Freud, d’abord, dans un essai consacré au mot d’esprit, en 1905 : calembours, jeux de mots, lapsus et autres doubles sens, qui tirent leur effet comique de l’entrechoc entre le sensé et l’insensé, provoqueraient en effet deux phases chez le sujet : la sidération, où le « Moi » est bien en peine de trouver du sens, puis la lumière, celle qu’accompagne le rire, dès lors que l’insensé devient intelligible. Vous l’aurez compris : à l’heure actuelle, la lumière n’a pas encore fait son chemin... Il y a de l’homme foudroyé dans l’air. Et nous sommes encore dans la stupeur et le non-sens, bien en peine de trouver les mots pour en parler.
Lacan va plus loin. Résumons à grands traits, au risque de perdre en subtilité : si jamais le silence se perpétue, à peine trompé par la vacuité des exclamations et de théories fumeuses, c’est que l’inouï, qui est celui de l’altérité de la signifiance, cet appel de l’Autre, devient jouissance de l’Autre, dans laquelle est saisi le sujet sidéré, incapable de distance, jouissant de l’identification avec l’Autre jouisseur ... A l’inverse, pour aller très vite, se désidérer serait retrouver le chemin du désir. Et accéder à la « j’ouïs-sens ».
Sources :
- Le Robert, dictionnaire historique de la langue française
- « Sidération et lumière sidération et ténèbres, un article de José Monseny.
- « Entre le sens et le non-sens, passage au de-siderium, un article de Lucia Maria Freitas Perez.
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