09/12/2008
Le billet de la Mission Agrobiosciences. 9 Décembre 2008

Prospective : des années entières dans les tourmentes ?

Plus que jamais, ces temps-ci, nous vivons dans la tourmente qu’elle soit alimentaire, économique ou énergétique... Comment, dans ce contexte, envisager le futur, alors que ce dernier semble déjà tout tracé ? Suffit-il d’attendre que la tourmente passe ? Une réflexion à laquelle nous convie Jean-Claude Flamant, président de la Mission Agrobiosciences-, dans ce billet de décembre.
"Tourmentes... C’est clair, depuis quelques temps nous vivons dans un monde de tourmentes : tourmente financière et économique, tourmente alimentaire et énergétique, sans oublier les conséquences dramatiques du changement climatique qui nous sont promises ! Aucun domaine à la base de nos sociétés modernes n’apparaît épargné. Un sentiment tend à s’emparer des opinions et des acteurs : ces phénomènes nous dominent comme jamais auparavant et déterminent irrémédiablement notre futur.

Ainsi, dans les démarches de prospective, il est difficile aujourd’hui d’échapper à l’écriture d’un scénario tendanciel dans la prolongation des tourmentes. Un scénario qui s’impose sans beaucoup d’examen critique, justifié par la force inédite de facteurs extérieurs, par le caractère apparemment inéluctable des évolutions qui tendent à nier nos possibilités propres d’action. Situation difficile pour la démarche prospective qui se donne habituellement pour objet la mise en scène de futurs alternatifs, reconnaissant ainsi aux acteurs des capacités différentielles d’initiatives. Alors, si le monde n’est plus incertain, si certains phénomènes dominants imposent leur loi, ne faut-il pas se replier dans des refuges ? La seule attitude possible serait de courber le dos et d’attendre que la tourmente soit passée !

Le retour sur les exercices de prospective réalisés dans le passé peuvent-ils nous éclairer ? Première question : ces tourmentes de diverses natures avaient-elles été envisagées ? Un exemple, « INRA 2020 », réflexion nationale sur les futurs d’un grand organisme de recherche conduite en 2002-2003. Bertrand Hervieu était alors Président de l’INRA, et avait confié à Hugues de Jouvenel (Futuribles International) la conduite de la démarche. Hugues de Jouvenel avait beaucoup insisté pour que, en amont, soient identifiées des évolutions alternatives du contexte dont devrait tenir compte un grand organisme de recherche pour effectuer ses choix stratégiques. Il faut noter que ces « macros scénarios de contexte » avaient été dotés de noms s’inspirant de phénomènes climatiques, accompagnés d’un court descriptif :
« Gulf Stream »  : Un monde unipolaire porté par la foi dans le progrès
« Ciel de traîne » : Des innovations pour la sécurité et le confort de blocs régionaux autonomes
« Changement de climat »  : Une gouvernance mondiale en faveur du développement durable
« Microclimats » : Un monde fragmenté et tourné vers le développement local
« Avis de tempête » : Une science à la dérive plonge le monde dans la tourmente
« Anticyclone sur l’Europe » : L’Europe choisit de défendre son modèle

Vous avez bien dit tourmente ? C’est en effet le terme utilisé pour qualifier le scénario « Avis de tempête » : le monde dans la tourmente ! Dans sa description détaillée, on peut lire que ce scénario évoque la survenue d’une crise majeure à l’échelle mondiale. « Aux alentours de 2010 » est-il même précisé ! Une crise attribuée ici aux dérives de la recherche scientifique et de l’innovation technologique. La tourmente actuelle a d’autres origines mais, parmi divers scénarios, le groupe de prospective avait jugé pertinent d’identifier un monde dans la tourmente, au moins à la fin de notre décennie. Nous y sommes. La différence avec aujourd’hui, c’est qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse parmi d’autres, dont certaines, à l’inverse, apparaissent extrêmement optimistes. Ainsi, le premier Scénario dit « Gulf Stream » a pour fondement « la foi dans le progrès ». Un scénario qui minimise la montée en puissance du principe de précaution, et son inscription dans la Constitution française, ainsi que le regard nouveau sur le futur porté par les analyses de philosophes tels que Hans Jonas, avec son ouvrage phare, «  Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique » (Ed. Flammarion).

Deuxième exemple. A la même période (2000), une autre tourmente avait ébranlé l’Europe et la France, celle de la sécurité sanitaire des aliments, face aux risques encourus avec la maladie de la "vache folle" pour les consommateurs de viande bovine. Dans ce contexte, à l’issue des Etats Généraux de l’Alimentation, j’avais proposé plusieurs futurs pour les crises alimentaires et la décision publique les concernant. Or, dans ce cas, le scénario « tendanciel » propre à tout exercice de prospective - en somme celui qui était considéré comme le plus crédible - considérait que toutes les conditions étaient réunies pour voir se réaliser une répétition des crises alimentaires d’origine sanitaire. Mais les autres scénarios envisagés étaient tous des sorties de crise. Ils décrivaient des futurs apaisés, par exemple avec le concours de nouvelles connaissances scientifiques, assurant une détection précoce des individus touchés et la possibilité de traitement avant l’issue fatale. Un autre scénario mettait en lumière des évolutions de la société faisant place à de nouveaux comportements dans un contexte de risques identifiés, une fois passés les premiers mouvements d’émotion voire de panique.

Qu’est-ce cela peut nous apprendre pour concevoir aujourd’hui nos futurs alors que nous sommes plongés dans une crise inédite, comme l’était la crise alimentaire de la vache folle en 1996-2000. Autrement dit, le cas de la vache folle peut-il nous permettre d’envisager des futurs reconstruits après les dégâts des tourmentes actuelles ? Deux remarques préalables. Tout d’abord, on pourrait dire que, en temps "normal", les prospectivistes ont toujours des difficultés avec les tourmentes et les effondrements. Ce sont des scénarios noirs qui apparaissent habituellement trop contrastés, trop en rupture, insuffisamment justifiés, difficiles à instruire. Certes, ils peuvent être utilisés comme repoussoirs, tels que par exemple les futurs de l’agriculture du département du Var où « la fin des agriculteurs » a été envisagée et argumentée.
Ensuite, paradoxalement, c’est en considérant comme tendancielle la persistance des crises et des tourmentes, que des scénarios de sortie deviennent utiles à envisager et à discuter. D’où, l’intérêt des lanceurs d’alerte, conçus dans une perspective où leur rôle ne serait pas de fustiger et d’imposer d’autres conformismes moralisateurs mais d’agir comme stimulateur de recherche de solutions. A l’appui de cette thèse vient l’essai de Matthieu Calame qui envisage des issues positives et imaginatives pour échapper à la tourmente alimentaire et qui appelle, en conséquence, à la mise en chantier de nouvelles orientations pour l’agriculture et à une politique agricole concertée au niveau international, afin de produire plus, tout en économisant les ressources et en respectant l’environnement. La leçon finale serait donc que les tourmentes, actuelles ou annoncées, peuvent avoir pour effet positif d’ouvrir la voie à plus d’intelligence collective et plus de créativité".

Le billet de la Mission Agrobiosciences, 9 décembre 2008, par Jean-Claude Flamant

Accéder aux précédents billets de la Mission Agrobiosciences :

Par Jean-Claude Flamant, Président de la Mission Agrobiosciences
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