13/01/2025
Note de lecture, 13 janvier 2025
Nature du document: Notes de lecture

La (re)production genrée de l’enseignement supérieur et la recherche

L’ouvrage collectif Le genre en recherche : évaluation et production des savoirs (Quae, 2025) s’inscrit dans le prolongement du colloque Le Genre en recherche organisé en 2020 par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et le Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD) [1]. Jugeant la question du genre comme une question de politique scientifique fondamentale, les travaux portent une attention particulière à l’existence de biais de genre dans l’enseignement supérieur et la recherche, tant au niveau des recrutements et des promotions, des attributions de financement et des conduites de projets de recherche, que de la production des savoirs et des processus d’évaluation.

Longtemps les femmes ont été marginalisées et invisibilisées du monde de la recherche, au point que l’historienne des sciences Margaret Rossiter a créé au début des années 1990 l’expression « effet Matilda » en réponse à l’« effet Mathieu » évoquant le fait que « les grands noms scientifiques ont tendance à éclipser des acteurs moins reconnus ». Là, des hommes de science effaçaient des femmes de sciences des pages d’histoire [2]. Pour l’anthropologue Christine Verschuur « l’absence de femmes (…) en tant que sujets d’études, observée dans tous les champs d’études durant si longtemps, est problématique non seulement éthiquement mais également parce qu’elle limite, altère ou invalide la compréhension de l’ensemble des domaines du savoir » comme ce fut le cas dans les travaux portant sur le milieu médical, ouvrier, rural ou agricole, majoritairement ou exclusivement étudiés du côté des hommes [3]. Si la situation a évolué, les auteurs notent que « de nombreuses études réalisées ces trente dernières années montrent que les stéréotypes et les approches scientifiques « aveugles au genre » introduisent de véritables biais dans la production de connaissance, alors même que des recommandations visant à prendre en compte la dimension de genre et/ou de sexe en recherche se sont multipliées depuis les années 1960 ». L’intégration des dimensions sexe et genre dans les recherches ne va pas toujours de soi.

L’inégale part des hommes et des femmes

Laurence Guyard (sociologue), Magalie Lesueur-Jannoyer (agronome) et Angela Zeller (sociologue), directrices de l’ouvrage, notent que, dans nos sociétés structurellement genrées, « la part des femmes diminue au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des postes académiques ». La persistance des stéréotypes entre les hommes et les femmes, l’inégale répartition des tâches familiales et domestiques majoritairement allouées aux femmes, la différente conciliation vie privée et professionnelle entre les sexes et la relative invisibilisation du travail des femmes confortent et renforcent une (re)production des rôles sociaux genrés qui se retrouve dans l’enseignement supérieur et la recherche [4]. Alors que des études soulignent les difficultés que peuvent rencontrer les femmes à concilier une carrière universitaire et une vie familiale [5], d’autres travaux insistent sur le fait que les femmes seraient « moins nombreuses que les hommes à avoir l’intention de poursuivre une carrière universitaire » [6]. Si cette situation est moins marquée pour les couples sans enfants, les femmes restent majoritairement désavantagées par rapport aux hommes en raison de la persistance de la division sexuées – inégalitaire - du travail domestique [7]. Pour ces autrices, « se consacrer à des travaux de recherche sur ces questions reste (…) un exercice difficile en ce qu’ils viennent remettre en cause l’organisation sociale fondée sur des rapports de domination ». Les textes de lois et les règlements, tout comme les plans d’actions et les chartes, mais aussi les formations et la sensibilisation à l’égalité homme/femme sont des leviers nécessaires pour faire bouger les lignes, mais insuffisants au regard de la persistance des inégalités. Des hommes mais aussi des femmes pourraient résister ou s’opposer « au changement social vers plus d’égalité » même « lorsqu’elles sont membres de groupes désavantagés (c’est-à-dire les femmes) ». Pour un groupe de chercheuses en psychologie sociale signant un chapitre particulièrement intéressant, la résistance à l’égalité de genre pourrait être étudiée sous l’angle de la théorie de la justification du système [8]. Cette théorie stipule que « les individus sont motivés à considérer le système dans lequel ils vivent, et son fonctionnement, comme équitable, légitime, naturel et désirable » et ce par l’intermédiaire d’idéologies qui servent de supports justificatifs, comme les stéréotypes de genre, le maternage intensif [9] ou le néo-libéralisme. Idéologies qui sont autant de barrières à l’égalité entre les hommes et les femmes.

Des biais de genre dans la recherche

Evoluant dans un système de recherche compétitif, hommes et femmes ne partent pas sur un même pied d’égalité. Laurence Guyard relève que « pour les femmes la partie est beaucoup plus rude, les critères de l’excellence étant encore largement plus favorables aux hommes qu’aux femmes ». Être une (jeune) femme, c’est être associée à l’image d’une mère potentielle. Dans l’éventualité d’un congé maternité et la prise en charge d’au moins un enfant, elle pourrait être moins disponible, avec un impact possible en termes de production de recherche, mais aussi moins mobile géographiquement en particulier à l’international (colloques…), ce qui accentuerait son invisibilisation scientifique et diminuerait ses possibilités d’accroître son réseau professionnel. Pour Laurence Guyard, ce type de stéréotype pourrait « s’immiscer dans les processus de sélection. Même si la parité relative dans les comités d’évaluation est systématiquement recherchée, elle ne constitue pas la garantie d’une absence de biais de genre » [10]. Déplaçant le regard vers la Belgique, des données en provenance du Fonds de la recherche scientifique (FRS-FNRS) signalent pour leur part une « sous-représentation des femmes de plus en plus marquée au fur et à mesure de l’avancée dans la carrière » [11] mais aussi une « différence de représentativité des femmes entre grands domaines scientifiques » comme les sciences humaines et sociales ou les sciences de la vie et de la santé plus féminisées que les mathématiques ou les sciences physiques plus masculinisées [12] .

Afin d’objectiver la réalité des inégalités de genre dans le domaine de la recherche, l’ANR a réalisé depuis 2015 tout un ensemble d’analyses statistiques [13]. Les données montrent l’inégale répartition des projets selon qu’ils sont portés par des hommes ou par des femmes. Ainsi en 2015, le pourcentage était de 70,7% pour les hommes et 29,3% pour les femmes. Si en 2023 l’écart tend à se réduire il est toutefois de 65,5% pour les hommes et 34,5% pour les femmes. D’autres données, de 2022, portant sur la composition des 56 comités de l’appel à projet générique (AAPG) indiquent que les hommes occupent 64% des places contre 36% pour les femmes. Et si depuis 2015 le taux de succès des projets sélectionnés par l’AAPG reste à l’avantage des hommes, on remarque que l’écart entre les hommes et les femmes est peu important tout au long de la période 2015-2023. Enfin, on pourrait se poser la question de savoir s’il existerait, ou pas, un possible biais de genre dans l’attribution de subventions de recherche. La réponse ne semble pas faire l’objet d’un consensus scientifique, « d’une discipline ou d’une nation à l’autre, les données et les interprétations semblent parfois différentes, voire contradictoires » [14].

Cet ouvrage, particulièrement stimulant, est une très bonne entrée en matière sur la question du poids des stéréotypes de genre et des barrières idéologiques qui opèrent dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche en France.

Une note de lecture de Valéry Rasplus, Mission Agrobiosciences - Inrae

[1ANR et CIRAD, Le genre en recherche : évaluation et production des savoirs, 2020. En ligne : https://calenda.org/813781 . Les autrices, Laurence Guyard (coordination scientifique), Magalie Lesueur-Jannoyer (coordination scientifique) et Angela Zeller (coordination scientifique) notent que le public était composé à 80% de femmes.

[2Margaret Rossiter, L’effet Matthieu Mathilda en sciences, Les cahiers du CEDREF, n°11, 2003. En ligne : https://journals.openedition.org/cedref/503

[3Margaret Maruani, Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2005.

[4Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Vers l’égalité femmes-hommes ? Chiffres clés 2024. En ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/vers-l-egalite-femmes-hommes-chiffres-cles-2024-95166

[5Catherine Marry et Irène Jonas, Chercheuses entre deux passions. L’exemple des biologistes, Travail, genre et sociétés, vol. 2, n° 14, 2005. En ligne : https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2005-2-page-69

[6Philipp Dubach, La relève scientifique dans les universités suisses : indicateurs statistiques concernant les conditions de travail et les perspectives de carrière, Dossiers SEFRI, Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche, 2014. En ligne : https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://www.sbfi.admin.ch/dam/sbfi/fr/dokumente/webshop/2014/wissenschaftlichernachwuchsanschweizeruniversitaetenstatistische.pdf.download.pdf/la_releve_scientifiquedanslesuniversitessuissesindicateursstatis.pdf&ved=2ahUKEwijodGTtuiKAxXHA9sEHcSwDywQFnoECA4QAQ&usg=AOvVaw1ekpqsJ92flAd6CzEPyy_w

[7Bernard Fusulier, Maria del Rio Carral, Chercheur-e-s sous haute tension ! Vitalité, compétitivité, précarité et (in)compatibilité travail/famille, Presses universitaires de Louvain, 2012.

[8John Jost, A quarter century of system justification theory : Questions, answers, criticisms, and societal applications, British Journal of Social Psychology, vol. 58, 2019. En ligne : https://bpspsychub.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/bjso.12297

[9Catherine Verniers, Virginie Bonnot, Yvette Assilaméhou-Kunz, Intensive mothering and the perpetuation of gender inequality : Evidence from a mixed methods research, Acta Psychologica, n° 227, 2022. En ligne : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35576819/

[10Sur ce point on pourra lire : Isabelle Régner, Catherine Thinus-Blanc, Agnès Netter, Toni Schmader et Pascal Huguet, Committees with implicit biases promote fewer women when they do not believe gender bias exists, Nature Human Behaviour, 2019. En ligne : https://www.nature.com/articles/s41562-019-0686-3

[11Rapport sur l’état de l’égalité de genre 2020, Fonds de la recherche scientifique-FNRS, 2021. En ligne : https://www.frs-fnrs.be/docs/FRS-FNRS_Rapport_etat_egalite_genre_2020.pdf

[12Chose que l’on retrouve aussi en France. Lire dans l’ouvrage le chapitre 1, « Genre et évaluation de la recherche sur projets : engagements et dispositifs de l’ANR ».

[14Teresa Rees, The gendered construction of scientific excellence, Interdisciplinary Science Reviews, vol. 36, n° 2, 2011. En ligne : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1179/030801811X13013181961437


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