09/01/2023
Dans le cadre du cycle BorderLine, coproduction Mission Agrobiosciences-INRAE et Quai des Savoirs
Nature du document: Actes des débats

Greffes d’organes animaux : un débat qui prend corps

L’annonce avait provoqué la surprise. Début janvier 2022, une équipe de chirurgiens américains de l’École de médecine du Maryland réussissait la transplantation d’un cœur de porc génétiquement modifié chez un patient, David Bennett, hélas décédé deux mois plus tard. Qualifiée toutefois de prouesse technologique, cette opération, dite « xénogreffe » (forgé sur le grec xenos, « étranger ») suscite une foule d’interrogations : quelles sont les frontières biologiques, morales, éthiques ou encore juridiques que viennent bousculer ces transplantations inter-espèces ? Faut-il fixer des limites à leur expansion ? Quelle humanité dessinent-elles ? Un médecin spécialiste des greffes, un philosophe et un sociologue ont débattu du sujet avec le public, le 15 décembre 2022 au Muséum de Toulouse, lors d’une nouvelle rencontre BorderLine co-organisée par la Mission Agrobiosciences-INRAE et le Quai des Savoirs. Vous n’avez pas pu y assister ? Dans cet article, retrouvez les mots récurrents du débat, et quelques instantanés pris sur le vif.

Écouter le podcast de la rencontre :

GREFFE

De la xénogreffe à l’autogreffe : quelles réponses à la pénurie d’organes ?

Olivier Bastien, ancien directeur des prélèvements et des greffes d’organes et de tissus à l’Agence de la biomédecine, donne le ton : « Tous les pays développés manquent d’organes.  » Prenons seulement la France, où «  500 malades meurent chaque année dans l’attente d’une greffe ». C’est que cette dernière, explique le médecin-anesthésiste « permet de traiter des maladies qu’on ne sait pas soigner autrement  ». De fait, dans l’actuel contexte d’insuffisance des dons d’organes, la xénogreffe, qui pourrait tout à la fois concerner le cœur, le rein ou la cornée, suscite bien des espoirs. De premières tentatives sont d’ailleurs documentées dès le début du XXe siècle, avec notamment la greffe d’un rein de porc et un autre de chèvre chez deux femmes. Une époque durant laquelle « il n’y avait pas vraiment de réflexion éthique, et où l’on ne connaissait pas le problème du rejet », rappelle Olivier Bastien. Une difficulté que l’on peine encore aujourd’hui à surmonter, et ce d’autant plus dans le cas des xénogreffes où il s’agit d’une transplantation interespèces, qui va accroître le rejet : le corps humain disposant de défenses innées, les protéines « étrangères » sont éliminées dès les premières minutes. Mais poursuivons. Après une « période de silence » entre la fin des années 1960 et le début des années 2000, les recherches sur les xénogreffes connaissent un regain d’intérêt avec la découverte de Crisper-Cas9 [1], «  une technologie qui permet de modifier génétiquement les animaux pour limiter les rejets importants ». Et aujourd’hui ? Comme l’a démontré l’opération en janvier 2022 , « on touche au but », précise le médecin. Toutefois, pour le philosophe Jean-Michel Besnier, ancien membre du Comité d’éthique du CNRS et du Comité d’éthique et de précaution de l’INRA et de l’IFREMER (Comepra), « la xénogreffe n’a pas d’avenir ». Dans son viseur, parmi les voies ouvertes par le développement des cellules souches pluripotentes induites (IPS) [2], la possibilité de créer, in vitro, des organes fabriqués à partir des cellules propres à un individu donné et qui résout de facto la délicate question du rejet. Son nom : l’autogreffe. Dès lors, «  pourquoi ne pas imaginer que nous ayons des jumeaux organiques qui nous permettrait de puiser dans cette banque d’organes ? » Mais Olivier Bastien de rappeler l’échelle de temps et cette urgence : « S’il vous faut une greffe de cœur, c’est demain, pas dans un an. L’IPS, vous n’aurez pas le temps de la fabriquer. Alors qu’avec un élevage de cochons génétiquement modifiés, vous disposez dès à présent d’un médicament.  »

ANIMAL

De l’animal médicament à l’être sentient

On l’a vu, la xénogreffe induit le recours à des animaux génétiquement modifiés. Une question sensible, qui charrie son lot de paradoxes : « Presque simultanément, on prend conscience que l’animal est « sentient » [3] et on veut cloner des cochons à tour de bras », pointe Jean-Michel Besnier. Olivier Bastien nuance. Cloner à tour de bras, vraiment ? « Les besoins en matière de clonage et de greffe, cela ne représente même pas un millième de l’élevage de porcs en France  ». Dans le public, une personne réagit : « Tant qu’on n’interdit pas de manger de la viande, c’est difficile de proscrire l’utilisation des porcs pour soigner les gens ». Une autre reprend, soulignant les conditions « indignes » dans lesquelles sont élevés les porcs utilisés à des fins thérapeutiques. Jugez : naissance par césarienne, donc sans contact avec la mère, puis absence totale de vie sociale. Sans parler du fait que « même dans les laboratoires les plus performants, 90% des animaux génétiquement modifiés meurent avant d’être adultes », renseigne Olivier Bastien. Or, poursuit le philosophe, « ce que disent les défenseurs des animaux, c’est que si on maltraite les animaux, il n’y a pas de raison pour qu’on ne maltraite pas les humains. Il y a une déshumanisation potentielle dans le recours à l’animal pour les expérimentations. (…) Faut-il par exemple des quotas d’animaux pour les scientifiques ?  » Écoutons Fabien Milianovic, sociologue à Sup-Biotech, qui était invité en qualité de grand témoin. Pour lui, ces questionnements témoignent en réalité d’un basculement dans nos grilles de représentation, par ailleurs largement documenté par les travaux de Catherine Rémy [4]. Jusqu’à il y a peu, le « raisonnement dualiste [5] » hérité de Descartes nous permettait en effet d’utiliser les animaux comme bon nous semblait puisqu’on les « jugeait radicalement différents des humains ». Mais les choses évoluent à partir des années 1960, et surtout avec la directive européenne sur l’expérimentation animale de 2010, où l’« on bascule sur un modèle gradualiste, reconnaissant une certaine proximité des humains avec d’autres animaux comme les primates. » De cette proximité naît ainsi un encadrement plus strict de l’expérimentation animale. Conséquence ? « On ne peut pas faire n’importe quoi  », tranche Olivier Bastien.

HUMANITÉ

L’identité humaine chahutée par l’hybridation avec l’animal ou la technologie

Quelles barrières inter-espèces franchissent les xénogreffes ? Jean-Michel Besnier observe que «  le terme xénogreffe porte en lui-même la négation de la frontière : on associe l’étranger à la greffe et, par conséquent, on suppose qu’on a instauré une continuité qui est culturellement dérangeante  ». Il ajoute qu’à travers la transplantation inter-espèces, « on suppose qu’il puisse y avoir une perméabilité entre l’univers de l’animal et celui de l’humain. » Là n’est pas, car « lorsqu’il s’agit de produire un cœur de cochon susceptible d’être transplanté, n’est-on pas en train d’humaniser le cochon ou d’animaliser l’humain ?  » Reste que pour Olivier Bastien, «  l’hybridation a lieu déjà tous les jours, avec les valves cardiaques issues de porcs, ou leur peau qu’on utilise pour recouvrir des brûlures  ». Quoiqu’il en soit, analyse Jean-Michel Besnier, «  la décision qui prévaut, c’est celle de donner la priorité à la survie biologique sur la vie humaine, spirituelle  ». Poser la question des xénogreffes, c’est aussi s’interroger sur les biotechnologies et en particulier les autres alternatives à la greffe, comme le cœur artificiel. «  Les limites sont aussi d’ordre ontologique, abonde Jean-Michel Besnier. Avec les biotechnologies, on est obligé de se poser la question de l’identité de l’être humain, que l’on aborde de plus en plus comme un processus dont il s’agit d’éditer le génome ». Le vivant, ce ne serait que de l’algorithme ? C’est en tout cas, dès les années 1970, l’interrogation inquiète du prix Nobel médecine François Jacob [6]. Une époque où naît d’ailleurs l’idée « transgressive mais commune aujourd’hui  » que la médecine ne serait autre que l’art de réparer des corps, non plus malades, mais bien «  en panne ». Et de conclure qu’avec les velléités transhumanistes d’aujourd’hui, « deux alternatives sont envisagées : génomiser l’humain, ou bien le cyborguiser ».

DON

La solidarité en question

En France, l’allogreffe, entre individus humains, est fondée sur le don : sauf à s’y opposer explicitement, chacun est présumé donneur de ses organes. Mais avec la xénogreffe, c’est une valeur fondamentale de nos sociétés qui est battue en brèche : « La question du don se pose dans une société de plus en plus individualiste, dans laquelle la notion de solidarité n’est plus une évidence. Les annonces régulières que l’on fait concernant les progrès de la médecine, des technologies, ont peut-être un effet dissuasif sur la solidarité. Crispr-Cas9 donnait en effet à penser qu’on allait pouvoir faire l’économie de cette démarche volontariste », s’inquiète Jean-Michel Besnier. L’ancien président du Comité consultatif national d’éthique, Didier Sicard, y voyait même une «  rupture dans l’unité de l’espèce humaine : que fait-on de l’autre en son sein, si cet autre est un animal ? ». Plus mesuré, Fabien Milanovic concède que « nous sommes certes dans une société de plus en plus individualiste, où la solidarité se délite, mais n’est-ce pas au profit de nouvelles solidarités ?  » Songez par exemple aux multiples mouvements qui œuvrent pour l’attribution de droits aux animaux ou aux entités naturelles comme les fleuves et rivières.

ASIE

Ne laissons pas l’industrie gérer le problème

Dans certains pays d’Asie, comme la Chine, le Japon ou la Corée du Sud, il est impossible de procéder à des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés. La xénogreffe y est dès lors présentée comme un moyen de surmonter la pénurie de greffons ainsi induite, renseigne Olivier Bastien, qui rapporte aussi que ces pays en ont fait une « priorité nationale  ». C’est que les questionnements éthiques qui ont cours sous nos latitudes se posent autrement là-bas. Jean-Michel Besnier explique : « Dans nos imaginaires, l’unité de base de la vie, c’est l’organe ; en Chine, c’est le tissu. C’est la raison pour laquelle il n’y pas de bioéthique dans ce pays, mais aussi que les transplantations n’y sont pas vécues de la même manière  ». Le revers de la médaille, déplore celui qui a relancé les recherches sur les xénogreffes en France, Olivier Bastien, c’est que « nous sommes très en retard sur l’Asie ». Conséquence, « les Chinois sont aujourd’hui capables de produire 1000 porcs modifiés génétiquement par an : si demain, ils peuvent produire des greffes, quels seront les pays à s’y opposer ? (…) Cela pose la question du tourisme médical, offrant la possibilité à des individus fortunés d’aller se faire greffer en Chine. » Le professeur en est convaincu : « au lieu de laisser l’industrie gérer le problème, il nous faut nous en emparer ».

ÉTHIQUE

Élaborer collectivement les questions

Quelles limites fixer aux travaux sur les xénogreffes, et plus généralement à l’expansion des corps humains ? Rien n’est simple car, prévient Jean-Michel Besnier « il n’y a pas d’un côté les scientifiques qui seraient dans une fuite en avant du progrès et, de l’autre, les philosophes qui freineraient des quatre fers  ». Pragmatique, Olivier Bastien préfère s’en remettre aux textes : « Le corps est protégé ; on ne peut ni le marchandiser, ni l’hybrider. L’encadrement juridique et éthique interdit de faire n’importe quoi et la France est l’un des pays les plus stricts en la matière  ». Ses règles sont très simples, « tout ce qui n’est pas autorisé est interdit  ». Même son de cloche du côté de Fabien Milanovic, selon qui « des choses sont certes faisables, mais qu’est-ce qui est souhaitable ? » Ceci, « il faut le définir avec l’ensemble des personnes concernées. » D’autant qu’une foule de questions, toutes plus sensibles que les autres, restent en suspens : « Les patients survivant avec un cœur de porc ont-ils le droit de se reproduire ? », s’interroge par exemple Olivier Bastien. « A travers les xénogreffes, analyse Fabien Milanovic, se pose finalement la question de la pratique démocratique dans les sciences : qui a l’autorité et la légitimité, non seulement pour poser des questions, mais aussi pour réguler ? » Ceci étant d’autant plus brûlant que jusqu’à présent, «  le sujet n’était pas réellement débattu  », témoigne Olivier Bastien qui voit « pour la première fois un débat grand public sur la question ».

Par Laura Martin-Meyer

Les mots du débat, borderline 15/12/2022

[1Également désigné par le terme « ciseaux moléculaires », ce système permet de couper très précisément des séquences d’ADN, facilitant ainsi l’inactivation d’un gène ou l’insertion d’une séquence. Dans le cas des xénogreffes, ces techniques sont mobilisées pour accroître l’acceptabilité biologique des organes ou tissus animaux chez les êtres humains. Pour en savoir plus à ce sujet, lire l’enquête de S. Berthier pour la revue Sesame, « [CRISPR-Cas9] Surtout, ne pas couper court au débat » :
https://revue-sesame-inrae.fr/crispr-cas9-surtout-ne-pas-couper-court-au-debat/

[2Une IPS est une cellule spécialisée prélevée chez l’adulte, et reprogrammée génétiquement pour la rendre pluripotente, c’est à dire capable de se multiplier à l’infini et de se différencier dans tous les types de cellules qui composent un organisme adulte, comme une cellule souche embryonnaire. La technique a été mise au point au début des années 2000 par le chercheur japonais Shinya Yamanaka, récompensé par le prix Nobel de médecine en 2012. Source, Inserm : https://www.inserm.fr/dossier/cellules-souches-pluripotentes-induites-ips/

[3La sentience désigne, pour un être vivant, la « capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie » (Larousse).

[4Catherine Rémy. La nouvelle directive européenne en matière d’expérimentation animale et l’échelle des êtres sensibles. Du dualisme au gradualisme. Primatologie, 2011.

[5Le dualisme cartésien consiste en l’idée que l’âme et le corps sont substantiellement distincts. Les animaux, n’ayant pas d’âme – dans sa pensée -, Descartes « ne reconnaît aucune différence entre une machine et un corps vivant et place les animaux sur le même plan que les automates  ». Texier, Roger. « La place de l’animal dans l’œuvre de Descartes », L’Enseignement philosophique, vol. 62a, no. 4, 2012, pp. 15-27.

[6« C’est aux algorithmes du monde vivant que s’intéresse aujourd’hui la biologie », François Jacob - 1920-2013 - La logique du vivant, une histoire de l’hérédité, 1970.


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