03/03/2025
Note de lecture, 3 mars 2025
Mots-clés: Expertise , Modèles , Politiques

Géopolitique agroalimentaire, entre possible et probable

Le Demeter (IRIS éditions, 2025) est une institution incontournable de la littérature géopolitique agricole et agroalimentaire. Sa dernière livraison, réalisée sous la direction de Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS et directeur du Club DEMETER, invite à nous projeter dans le futur «  Nourrir 2050 : de la fiction à la réalité  ». Parmi les nombreuses contributions, aussi variées dans leurs thématiques (finance, intelligence artificielle, aquaculture, marché carbone…) que dans leurs géographies (France, Etats-Unis, Monarchie du Golfe, Inde…), deux publications explorent particulièrement cet espace-temps, entre possible et probable, celles de Christian Huyghe (INRAE) et de Marine Raffray (Chambres d’agriculture de France). Une note de lecture de Valéry Rasplus, Mission Agrobiosciences-INRAE.

Science-fiction ?

Dans un « récit purement fictionnel », mais basé sur des données scientifiques et techniques actuelles, Christian Huyghe (INRAE) nous imagine en 2040 (p. 107-127). La température moyenne a progressé de 2° C. Les cultures souffrent et la période des récoltes n’est plus le même qu’aujourd’hui, elle a profondément changé. A cet horizon, « une augmentation des températures signifie pour l’agriculture des cycles de végétation qui sont plus courts, mais aussi des besoins en eau plus élevés ». La société, les agriculteurs et les cultures ont dû s’adapter localement aux nouvelles conditions climatiques, et la PAC, devenue vertueuse, soutient « la transition vers des formes d’agricultures productives et respectueuses de l’environnement ».

Dans les champs, la forte présence de légumineuses a résolu, en partie, les problèmes liés à l’azote (réchauffement climatique et pollution). Par ailleurs, l’implantation généralisée de bandes fleuries a favorisé le développement de la biodiversité, tout comme la présence d’auxiliaires des cultures. Dans les parcelles, afin de réduire les risques liés aux mycotoxines, « sujet de préoccupation depuis le retrait de la plupart des fongicides chimiques à la fin des années 2020 », trois leviers de prophylaxie sont dorénavant préconisés : utilisation de variétés résistantes, mélanges variétaux et semences biotisées où « les grains sont traités, non pas avec des molécules chimiques (…) mais grâce à une communauté microbienne ».

Accouplés à cette démarche préventive, des agriculteurs ont adopté des engins high tech utilisant l’holographie digitale afin de « compter et identifier les spores de toutes les espèces de champignons qui circulent dans l’air ». Ce système permet d’être alerté en temps réel en cas de dépassement de seuil de nuisibilité, et ainsi d’éviter toute propagation qui mettrait en péril leur récolte. Dans ce futur, où les panneaux photovoltaïques font partie intégrante du paysage agricole, les agriculteurs sont conseillés par « un système d’intelligence artificielle générative », ce qui accroît leur autonomie, mais pourrait aussi diminuer, voire supprimer, les interactions sociales avec les conseillers agricoles dont les échanges vont au-delà du simple conseil. Mais existeront-ils encore à cette époque ?

« 13% à 50% de la population en insécurité alimentaire selon les scenarii »

Penser cette agriculture du futur n’est pas sans lien avec la demande alimentaire. Alors qu’en 2050 la population pourrait avoisiner les 10 milliards d’êtres humains, contre un peu plus de 8 milliards aujourd’hui, la question de l’insécurité alimentaire reste l’objet de toutes les attentions. Le dernier rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime « qu’entre 713 millions et 757 millions de personnes, soit respectivement 8,9 pour cent et 9,4 pour cent de la population mondiale, ont souffert de la faim en 2023 » [1], précisant que « l’insécurité alimentaire modérée ou grave touchait 28,9 pour cent de la population mondiale, ce qui signifie que 2,33 milliards de personnes n’avaient pas accès à une nourriture adéquate de manière régulière ». L’objectif « Faim zéro d’ici 2030 » de la FAO ne sera pas atteint.

Dans un monde où les tensions géopolitiques et les aléas climatiques impactent les stratégies alimentaires des Etats, certains plus fragiles que d’autres, Marine Raffray (Chambres d’agriculture France) propose de se pencher sur quatre scenarii « pour préparer la sécurité alimentaire de demain » (p. 191-208). Le premier scénario, « tendanciel », sorte de politique du laisser-aller, voit « le modèle de développement économique global inchangé, avec la persistance des inégalités de développement et de répartition des richesses qui en découlent. Les progrès environnementaux sont lents, les écosystèmes s’entrouvrent dégradés et le changement climatique se poursuit ». La question ne serait pas de savoir si nous allons dans le mur, mais à quel moment. Le second scénario évoque la « montée des souverainetés adverses », c’est-à-dire un moment de l’histoire où « la montée des nationalismes et des rivalités entre puissance » s’accentuera, chacun tirant la couverture à soi, augmentant les conflits autour de la planète et mettant encore plus à mal la sécurité alimentaire. A l’encontre des deux premiers, le troisième scénario s’oriente vers une « transition systémique » privilégiant « une trajectoire de développement durable, remettant en cause la centralité de l’économie marchande et du principe de concurrence dans le développement des Etats ».

Cette possibilité ne pourrait être « possible qu’avec le passage à une nouvelle ère du multilatéralisme qui verrait la refonte des organisations internationales existantes pour les orienter vers ce nouveau mode de développement global ». Nous ne pouvons que rejoindre l’autrice pour qui « ce scénario, qui repose sur beaucoup d’hypothèses que d’aucuns pourraient qualifier d’utopique (…) s’avèrerait le mieux-disant pour la réduction des inégalités et de la faim ». A ce jour, les signes d’une inflexion des tensions géopolitiques, qui favoriseraient cette orientation, ne sont malheureusement pas au rendez-vous.

Enfin, le quatrième scénario associe le libéralisme économique à l’innovation et la haute technologie, où « seuls certains pays et catégories de populations participeraient à ce développement », ce qui aurait tendance à augmenter les inégalités sociales et environnementales. Un tableau de « synthèse des indicateurs développés dans les scenarri » montre à ce propos que le taux de pauvreté serait plus important dans le deuxième scénario (40%), comme dans quatrième (33%), et plus bas dans le troisième (11%), tout comme au niveau de la prévalence de la sous-nutrition : 16%, 14% et 4% ; ainsi qu’au niveau de la prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou sévère : 50%, 42%, 13%. Le futur s’écrit maintenant.

Une note de lecture de Valéry Rasplus, Mission Agrobiosciences - Inrae

[1FAO, L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2024. En ligne : https://www.fao.org/publications/fao-flagship-publications/the-state-of-food-security-and-nutrition-in-the-world/fr


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