Géoingénierie sous tension : ciel, mon nuage !

On dit de quelqu’un de très influent au sein d’un groupe, qu’il « fait la pluie et le beau temps ». Considéré comme inaccessible, le contrôle de la météo représente ainsi le symbole ultime du pouvoir. Pourtant, la maîtrise des nuages est une réalité bien concrète : depuis des décennies, les humains ont recours à l’ « ensemencement des nuages » à des fins tantôt militaires, tantôt agricoles. Pour quelles conséquences géopolitiques ?

Entretien avec Marine de Guglielmo Weber, Chercheuse en environnement, énergie, et matières stratégiques à l’Institut de Recherche stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM) [1].
Propos recueillis par Romane Gentil.
Mission Agrobiosciences : Qu’est-ce que l’« ensemencement des nuages » ?
Marine de Guglielmo Weber : Il s’agit d’une technique de modification chimique de la météo, utilisée pour augmenter les chutes de pluies, lutter contre la grêle ou encore dissiper le brouillard.
La technologie consiste à apporter, au sein du nuage, des composants, constitués de sels hygroscopiques (qui absorbent l’eau, ndlr) ou d’iodure d’argent. Ceux-ci augmentent le nombre de noyaux de condensation ou de congélation dans le nuage, permettant, dans le premier cas, d’accélérer la venue de la précipitation, dans le second cas, de lutter contre la grêle grâce au principe de « compétition bénéfique » : augmenter le nombre de grêlons dans le nuage pour en diminuer la taille. La diffusion de ces molécules peut être réalisée à l’aide d’une cheminée posée au sol, de ballons, ou encore d’avions.
Notons qu’il n’existe pas de consensus scientifique quant à son efficacité, qui n’est défendue que par des acteurs directement impliqués dans la promotion de la technique. Si les bénéfices de l’ensemencement des nuages restent encore incertains pour l’augmentation des pluies, ils le sont d’autant plus pour la lutte contre la grêle, du fait de la grande variabilité naturelle qui touche les orages.
« La technologie sert plutôt à augmenter les précipitations »
Aujourd’hui, la technique d’ensemencement des nuages est-elle répandue dans le monde ?
Au total, elle est utilisée dans une cinquantaine d’États. Parmi eux, les pays européens comme l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne et la France, y ont recours contre la grêle. Dans l’Hexagone, ce sont surtout les viticulteurs qui s’en servent.
Ailleurs, la technologie sert plutôt à augmenter les précipitations : c’est le cas de plusieurs pays du Golfe ou du Sahel. Mais c’est la Chine qui bat tous les records d’investissements économiques sur ce type d’usage. Depuis quelques années, elle a lancé le projet Sky River, dont l’objectif est de rediriger, depuis le plateau tibétain, une partie de la mousson indienne vers le nord de son territoire, qui souffre de sécheresses à répétition.
Enfin, de manière plus anecdotique, la technologie a été utilisée par quelques pays afin de modifier la météo très ponctuellement, par exemple pour un événement. Cela avait été le cas de la Chine, pour l’organisation des Jeux Olympiques de Pékin en 2008. D’ailleurs, certaines sociétés privées vendent ce service pour des mariages !
S’agit-il d’une technologie nouvelle ?
Pas du tout ! La modification de la météo existe depuis bien longtemps dans nos sociétés. Pendant des siècles, on a tiré au canon ou envoyé des fusées explosives dans les nuages, parce qu’on avait observé que, pendant les grandes batailles, la météo s’en trouvait modifiée. Certaines théories existaient aussi sur les effets du bruit sur la météo, si bien qu’on sonnait les cloches pour empêcher la grêle de tomber.
Mais il a fallu attendre 1946 pour que la première technique d’ensemencement des nuages (donc de modification chimique de la météo) soit réellement mise au point. Le procédé a été élaboré par deux chercheurs américains d’un laboratoire de General Electric, mandatés par les forces armées américaines. Leur objectif était donc de modifier les précipitations à des fins militaires. Ce qui a effectivement eu lieu pendant les guerres d’Indochine et du Viêt Nam : les armées française et américaine souhaitaient ainsi renforcer la mousson et enliser les déplacements ennemis. Si les opérations françaises sont restées relativement peu connues, les opérations américaines ont, quant à elles, suscité de fortes contestations dans l’opinion publique.
Dans la foulée de la découverte nord-américaine, la France s’est également saisie de cet outil à des fins civiles. En 1951, l’Association Nationale (à l’époque régionale) d’Études et de Lutte contre les Fléaux Atmosphériques (Anelfa) voit le jour, pour structurer l’usage de l’ensemencement des nuages comme moyen de lutte contre la grêle dans les champs. Aujourd’hui, à travers le monde, l’agriculture reste le secteur quasi-unique d’application de la technologie.
Aujourd’hui, comment l’opinion publique perçoit-elle cette pratique ?
En réalité, cela dépend beaucoup des milieux. Lors de mon travail de thèse sur le sujet, j’ai eu l’occasion d’étudier la tonalité des articles de presse évoquant l’ensemencement et de comparer différents médias – régionaux, agricoles ou nationaux. Dans la presse locale, on évoque cette pratique de manière plutôt positive : il s’agirait du seul moyen, pour les agriculteurs, de sécuriser leurs récoltes et donc leurs revenus ; voire même un outil incontournable pour protéger l’agriculture, donc l’économie française, face aux changements climatiques. Dans la presse nationale, au contraire, on parle plutôt d’un « contrôle technologique » qui relèverait de l’hubris (démesure, ndlr).
« La modification de la météo est capable d’amplifier les conflits »
En réalité, la controverse autour des techniques d’ensemencement des nuages est étroitement liée à notre perception de la question climatique. Pour certains acteurs, il n’y a pas de débat : pourquoi s’offusquer de techniques de modification locale de la météo alors qu’on continue d’entretenir les changements climatiques, amorcés depuis des décennies à très grande échelle ? Mais pour d’autres, la modification de la météo apparaît précisément comme une poursuite de l’altération et de l’artificialisation de notre planète, qui nous mène dans une impasse.
L’usage de la technologie, surtout à grande échelle, peut-il créer des tensions géopolitiques ?
Oui. Le meilleur exemple, c’est la tension latente autour de la ressource en eau entre la Chine et l’Inde depuis de nombreuses années, en partie suscitée par les stratégies chinoises d’accaparement de la ressource (installation de barrages, construction de canaux pour dériver l’eau et l’empêcher de descendre vers l’Inde). Le projet chinois de modification de la météo Sky River entre dans la même dynamique : rediriger l’eau atmosphérique régionale sur son territoire. Il a ainsi suscité l’inquiétude de nombreux politiques indiens quant aux dérèglements de la météo sur leur territoire. Certains accusent la Chine d’être responsable de catastrophes naturelles survenues dans des régions indiennes frontalières, comme des inondations.
Pour autant, je n’irais pas jusqu’à dire que l’usage de cette technologie est capable, à lui seul, de déclencher un conflit : il existait déjà des tensions entre ces deux pays. Mais la modification de la météo est capable de les amplifier, de les exacerber. Et pour cause : avoir recours à l’ensemencement des nuages dans un contexte de raréfaction de la ressource en eau afin de sécuriser ses approvisionnements, c’est privilégier les intérêts de son pays, voire même s’accaparer un bien commun.
Existe-t-il une réglementation pour encadrer ces usages ?
À l’échelle internationale, il existe seulement la Convention ENMOD de 1976, qui vise à interdire l’usage de toute technique de modification de l’environnement à des fins militaires. Aujourd’hui, cette convention compte 78 Etats Parties. La France, quant à elle, n’est pas signataire – sans doute souhaitait-elle, à l’époque, préserver son programme nucléaire de toute interprétation élargie de ce qu’on pourrait qualifier de « modification de l’environnement ».
« L’ensemencement des nuages pourrait avoir de réels impacts sur la viabilité des écosystèmes terrestres et aquatiques »
Pour autant, même si la Convention était signée par tous les États, il serait difficile de l’appliquer. En effet, la limite est parfois ténue entre usages militaire et civil, surtout lorsqu’il s’agit de grands programmes d’ensemencement comme celui de la Chine. Cela est vrai pour deux raisons. Quand un pays choisit de sécuriser sa propre ressource plutôt que de prioriser la voie du partage, la notion de « sécurité nationale » (proche d’une logique militaire) n’est jamais très loin. Ensuite, pour déployer une telle technologie, la Chine utilise des avions militaires, des drones et des satellites qui peuvent, dans le même temps, réaliser des opérations de surveillance et de prise d’image. Et là, aucun contrôle n’est opéré.
Si la faible traçabilité de ces techniques et le caractère non contraignant de la Convention ENMOD la rendent difficilement applicable, la mise en place de réglementations environnementales aux échelles nationales n’en serait pas moins intéressante. Car après leur pulvérisation, l’iodure d’argent et les sels hygroscopiques retombent lors des précipitations et pourraient être dangereux pour les écosystèmes et notre santé. Pour le moment, les seuils de concentration maximale sont bel et bien respectés, mais il a été montré que les substances s’accumulent dans le temps, et qu’elles risquent d’interagir avec d’autres substances chimiques présentes dans notre environnement (l’antimoine [2] par exemple).
Il a d’ailleurs été montré par une étude en 2016 [3] que l’iodure d’argent affecte considérablement l’espérance de vie de certains microorganismes, et les capacités de photosynthèse de certaines espèces de phytoplancton, suggérant que l’ensemencement des nuages pourrait avoir de réels impacts sur la viabilité des écosystèmes terrestres et aquatiques. Les nouveaux travaux en écotoxicologie soulignent le besoin de prendre en compte cette problématique environnementale et de se pencher sur l’éventualité de mettre en place des réglementations sur l’usage de l’ensemencement des nuages en France, où elles sont pour l’instant inexistantes.
[1] Géopolitique des nuages : maîtriser la météo pour produire. Marine de Guglielmo Weber, Le Déméter 2024.
[2] L’antimoine (symbole Sb) est un élément chimique considéré comme toxique.
[3] Potential risk of acute toxicity induced by AgI cloud seeding on soil and freshwater biota. C Fajardo et al. National Library of Medicine, novembre 2016.