Signe des temps, le livre le plus cité dans la presse est une BD. Il s’agit d’une nouvelle enquête de la journaliste Inès Léraud qui avait déjà fait appel au dessinateur Pierre Van Hove pour mettre en scène son travail de « lanceuse d’alerte » sur les algues vertes. « Quand je suis arrivée en Bretagne en 2015, je n’avais jamais entendu parler du remembrement », assure cette ancienne journaliste radio à une publication en ligne, fondée par des paysans de Mayenne qui entendent développer le dialogue villes-campagnes. Les Champs d’Ici ne pouvaient être que séduits par la démarche de cette citadine qui tend volontiers son micro aux retraités et autres gens du cru. « Je suis allée dans des villages où il y a toujours deux sociétés de chasse, deux bars : ceux des « pro-remembrement » et ceux des « anti ». C’était aussi difficile que quand on essaie de parler avec des anciens d’une guerre », témoigne Inès Léraud. La démarche de la journaliste, et sans doute aussi le succès éditorial de sa précédente BD, est saluée même dans Le Figaro. C’est l’occasion pour cette ancienne universitaire de confier au supplément féminin du quotidien qu’elle n’était pas aussi naïve et ignorante au sujet du remembrement. « Je croyais qu’il s’agissait d’opérations techniques d’aménagement du territoire. Là, j’ai découvert que les populations sur place l’avaient vécu de manière très violente, parce que c’était une réorganisation du parcellaire agricole imposée par un corps administratif, par des gens qui avaient refait les plans dans des bureaux, sans prendre en compte la réalité du terrain. »
Un champ universitaire en friche
Inès Léraud s’est aussi appuyée sur le travail universitaire d’un jeune historien, Léandre Mandard, qui se prépare à soutenir sa thèse à Sciences-Po Paris sur le remembrement agricole. Un champ intellectuel en friche : « On a constaté qu’il n’y avait aucun travail critique ou sociologique sur cette rupture anthropologique que constitue le remembrement », dit Inès Léraud aux Champs d’Ici. Libération a réuni la journaliste et le « conseiller historique » de son nouvel ouvrage pour un entretien à deux voix. « Dès que l’on se penche sur les archives, on se rend compte qu’il y a eu des contestations monstres contre le remembrement, des insurrections. Les bulldozers ont travaillé sous la protection des forces de l’ordre. En histoire, nous sommes plusieurs à vouloir produire des nouveaux récits, pour montrer l’envers de cette politique. Nous voulons faire l’histoire sociale, populaire de l’agriculture, qui raconte aussi l’histoire des perdants », dit Léandre Mandard.
Le travail universitaire de ce thésard n’a pas échappé à Ouest France, qui l’avait déjà interrogé avant l’été. « Des contestations se sont cristallisées, avec des alliances entre des paysans traditionnels de droite, des jeunes étudiants maoïstes, des écologistes, des autonomistes bretons », détaille Léandre Mandard. L’historien souligne aussi les conséquences écologiques du remembrement : « Non seulement on arasait beaucoup de talus, mais on faisait beaucoup de travaux d’hydraulique agricole. On détruisait les zones humides, on allait jusqu’à rectifier les cours d’eau pour les « déméandrer », afin d’avoir des formes de parcelles géométriques... Le remembrement a vraiment été un pilier de la modernisation agricole bretonne. »
Les haies réhabilitées... et un livre sous les radars
Dans Splann, le média en ligne d’investigation régional qu’elle a fondé avec une collègue d’une radio locale bretonne et quelques autres, Inès Léraud se confie sur son mode d’enquête, qui tient davantage du travail d’une anthropologue ou d’une sociologue engagée. « Je n’ai en fait jamais travaillé sur l’actualité. J’ai fait des études de cinéma documentaire, j’ai ainsi appris à travailler sur le temps long et à ne pas mettre sous le tapis ma relation personnelle au sujet ». Au fil de ce long entretien, Splann signale que l’histoire du remembrement ne concerne pas que la Bretagne et qu’aujourd’hui, 20.000 km de haies disparaîtraient encore chaque année, comme le souligne le sociologue Léo Magnin dans un autre ouvrage, passé sous les radars.
Le Monde avait toutefois signalé sa parution en septembre dernier. « Il y a quelques dizaines d’années à peine, un agriculteur percevait des aides publiques pour détruire une haie ; aujourd’hui, le même acte l’expose à des sanctions financières ». Léo Magnin redoute toutefois que, sous ses atours d’objet consensuel, la haie réhabilitée ne soit en réalité que « l’idiote utile de l’agriculture industrielle » : planter arbres et arbustes apparaît comme une action écologique « positive » ancrée à l’échelle locale, aisément mise au crédit des élus… mais n’implique pas de changement de comportement et ne bouscule en rien le modèle agricole dominant, souligne Perrine Mouterde.
Inès Léraud : « Je voulais faire le jour sur une histoire oubliée » Les Champs d’ici, 19/11/2024.
« Les témoins du remembrement parlent de guerre pour essayer d’expliquer ce qu’ils ont vécu » Madame Figaro, 26/11/2024.
Inès Léraud : « La classe paysanne a longtemps été méprisée, négligée » Libération, 30/11/2024.
En Bretagne, « partout où il y a eu du remembrement, il y a eu du conflit » Ouest France, 09/06/2024.
Inès Léraud : « Les cicatrices mémorielles du remembrement dans les villages sont très impressionnantes » Splann !, 30/11/2024.
« La Vie sociale des haies » Le Monde, 18/09/2024.