Développement durable : une nouvelle manière d’acheter des indulgences ?

Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" de janvier 2008 (anciennement le Plateau du J’Go), « Aïe, le retour de l’obscurantisme », Jacques Rochefort interviewait Sylvie Brunel, Professeure de Géographie à l’Université Paris IV-et à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.
Economiste, géographe mais aussi écrivain, Sylvie Brunel s’intéresse de près aux questions de développement. Elue "Femme de l’année" en 1991, elle a été membre du Haut Conseil de la Coopération Internationale et a longtemps travaillé dans l’humanitaire - pendant plus de quinze ans-, auprès d’Organisations Non Gouvernementales (ONG) telles que Médecins Sans Frontières et Action Contre la Faim. En mars 2002, elle démissionnait de cette dernière dénonçant alors une dérive marchande.
Selon elle, le développement durable serait devenu une nouvelle religion au sein de laquelle tout un chacun est convié à s’exonérer de ses péchés "carboniques" par le don. Sous des discours apparemment scientifiques, il ne s’agirait là que de principes moraux visant à régenter la vie des individus. A croire effectivement, que les obscurantistes sont de retour...
Développement durable : une nouvelle manière d’acheter des indulgences ?
Séquence les Pieds dans le plat de "Ça ne mange pas de pain !" de Janvier 2008. Interview de la géographe Sylvie Brunel par Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences ; suivie des questions des chroniqueurs.
J. Rochefort : Sylvie Brunel, bonjour et merci d’avoir accepté cette invitation à "Ça ne mange pas de pain !" .
Evoquant le développement durable, vous avez dit ceci : « annonces apocalyptiques, appels à s’exonérer de sa culpabilité par le don, le développement durable est devenu une nouvelle religion. Les prédicateurs apparaissent, sommant l’humanité de s’amender sous peine de disparaître. Les particuliers sont appelés à compenser les émissions de carbone suscitées par leur niveau de vie, comme on achetait jadis des indulgences ». Une posture, qui n’est pas sans rappeler celle des obscurantistes. Alors d’après vous, si obscurantisme il y a, quels sont les obscurantistes aujourd’hui ?
S. Brunel : J’aimerais tout d’abord rappeler une chose. Il y a un tournant marquant dans l’histoire des idées. A partir de la seconde guerre mondiale, nos sociétés ont mené un grand combat pour le développement, avec l’idée que les hommes devaient acquérir un certain niveau de bien-être et de maîtrise de leur destin. Au début des années 90, pour de multiples raisons, un virage radical s’opère. Ce n’est plus le bien-être de l’humanité qui importe mais celui de la planète, l’homme n’étant qu’une espèce parmi tant d’autres. La planète devient plus importante que l’humanité. Et dans cette perspective, tout est mis en œuvre pour montrer que cette humanité serait à la fois irresponsable et proliférante par rapport aux autres espèces.
Pour autant, je ne qualifierais pas cette posture d’obscurantiste. Car implicitement, cela signifie que je prétends détenir la lumière, que ce sont les autres qui sont dans l’erreur. Mais il y a quelque chose qui me gêne dans ce discours et qui rejoint votre idée d’un retour de l’obscurantisme. C’est le fait que, sous des angles qui apparaissent scientifiques mais qui ne le sont pas, on édicte des principes moraux visant à régenter la vie des individus.
D’une certaine manière, nous sommes toujours l’obscurantiste de quelqu’un d’autre. D’après vous, est-ce que ceux que l’on pourrait qualifier d’obscurantistes, ne font pas, aussi, avancer les débats ?
Evidemment, dès que vous énoncez un certain nombre de prétendues vérités de nature catastrophiste - « le monde court à sa perte », « nous allons manquer de tout » - vous suscitez une prise de conscience laquelle peut parfois permettre à la science de s’infléchir dans le bon sens. Nos processus de fabrication actuels sont d’ailleurs bien plus économes qu’il y a 20 ans. On peut dire que cela va dans le bon sens.
Mais ce n’est pas sans effets néfastes. Car en donnant de mauvaises interprétations, on aboutit aussi à de mauvaises solutions. Prenons l’exemple du réchauffement climatique. Tel qu’il nous est présenté, tout doit être mis en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le carbone serait devenu le nouvel ennemi de nos sociétés. Il est dommage et même gravissime que l’on ne se soucie pas d’abord de la façon dont un certain nombre d’êtres humains vivent, êtres humains qui, à ce jour, n’ont même pas le minimum vital.
Est-ce que votre expérience dans l’humanitaire a modifié votre regard sur ces questions-là ?
Le problème des ONG est qu’elles ont une véritable connaissance de fond mais que celle-ci est rarement valorisée. En effet, les programmes d’action sont dictés par une sorte de morale de l’urgence et de l’action, ce qui est compréhensible mais tend à reléguer au second plan l’analyse de fond des grandes tendances. Il y a un domaine emblématique de cette situation, c’est la démographie. On entend tout un ensemble d’anathèmes sur la prétendue prolifération de la population mondiale alors que la quasi totalité de l’humanité est entrée dans une période de transition démographique. L’humanitaire, c’est avoir le nez sur l’événement.
Pour ma part, j’ai eu la chance, que ce soit à Médecins Sans Frontières ou à Action Contre la Faim - même si j’en suis partie-, de pouvoir regarder au-delà de l’événement puisque ces ONG m’avaient demandé d’inscrire, par l’intermédiaire des connaissances géographiques, cette morale de l’action dans une action plus globale. Mon passage dans l’humanitaire m’a montré que l’on pouvait à la fois agir au quotidien et penser globalement.
Quelles sont les indulgences à acheter ?
Dans les pays développés, nous sommes arrivés à un certain degré de satisfaction de nos besoins essentiels en termes d’alimentation, de santé, de liberté de déplacement, d’accès à la culture, de connaissance. Mais tout se passe aujourd’hui comme si ce degré de liberté et de maîtrise de son propre destin devenait une sorte de culpabilité. Pour chacun des actes que nous commettons (et j’emploie ce terme à dessein), il nous faudrait rémunérer un certain nombre d’institutions qui se positionnent et s’autodésignent même, comme des intercesseurs entre nous et cette planète "sanctifiée". Comme les organisations humanitaires, elles reproduisent un discours selon lequel elles seraient toutes puissantes pour changer le cours des choses. Mais en réalité celui-ci n’est qu’au service d’une stratégie marketing. Ces institutions veulent exister et croître en tant que telles et pour ce faire, elles n’hésitent pas à employer toutes les règles du capitalisme moderne que ce soit la culpabilisation ou l’appel aux dons.
B. Sylvander : Dans vos propos, vous dites que l’on s’intéresse plus à la baisse des émissions de gaz à effet de serre qu’à l’injustice sociale au niveau international. Je ferai volontiers le lien avec ce qu’à dit Valérie Péan à propos de l’hygiénisme (1) à ce détail près : la période au cours de laquelle émerge l’hygiénisme, c’est-à-dire le XIXème siècle, est aussi marquée par le positivisme, posture qui consiste à expliquer les lois de la nature par la science et non plus par la théologie ou la métaphysique. Tous les grands penseurs tels que Saint-Simon, Charles Fourier ou Karl Marx avaient un projet social, un projet de justice social. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui nous sommes dans un scientisme positiviste dans lequel le social n’existe plus. Partagez-vous cette idée ?
Totalement. On l’impression que le progrès devient source de suspicion. Il y a une espèce de fascination pour cette régression infantile qui consisterait à asservir, de nouveau, l’individu à toutes les tâches dont il a justement appris à s’exonérer grâce au progrès.
J.-M. Guilloux : Ce que vous décrivez, j’appelle cela le cultuel en référence à Malraux. Celui-ci disait ainsi que le 21ème siècle serait religieux ou ne serait pas. Et il me semble, à vous entendre, qu’il n’a pas tort. Prenons l’exemple du réchauffement climatique. Lors d’une discussion entre amis sur ce thème, j’ai douté de la véracité de ces questions arguant qu’il n’y avait pas véritablement de débat scientifique. J’ai bien cru avoir commis un blasphème. Je me suis retrouvé piégé, interdit voire démuni face à ce nouveau culte bien partagé. Cette affaire n’est-elle pas finalement assez grave ?
Cette affaire est très grave car elle se fonde sur trois contrevérités. La première consiste à dire qu’il existerait une sorte de nature, bien, bonne, bienveillante et ceci indépendamment de l’homme. C’est oublier que les paysages et les modes de vie ont été façonnés par les sociétés humaines depuis très longtemps.
La seconde élève les sociétés traditionnelles en modèle d’incarnation de sagesse et de bienveillance, alors que la force des sociétés développées réside dans leur capacité à protéger le faible, à lui laisser sa place.
La troisième contrevérité, c’est de tout interpréter à l’aune des émissions de carbone, et ainsi de considérer le milliard d’individus en difficulté comme une humanité proliférante et irresponsable. Celui qui est en trop, c’est toujours l’autre, jamais soi. On oublie dès lors que la priorité, aujourd’hui, est de permettre à ce milliard d’individus d’accéder à un certain nombre de satisfactions essentielles afin qu’ils puissent vivre, justement, conformément aux préceptes du développement durable qui nous sont toujours présentés comme l’objectif à atteindre.
B. Sylvander : En tant que sociologue, cette notion de besoins essentiels me pose question. Qui donne, dans nos sociétés, la définition du besoin essentiel ? Si on laisse le marché faire, on sait ce que ça donne ; de même pour l’Etat. Alors, qui définit les besoins essentiels ?
Nous pouvons mener cette discussion dans les pays développés parce que nous avons à manger, de quoi nous vêtir, nous chauffer, sans avoir à nous interroger en permanence pour savoir de quoi demain sera fait. J’ai tendance dans ce cas à prendre le point de vue d’une mère. Chacune souhaite que son enfant vive mieux qu’elle n’a vécu elle-même. Aujourd’hui, pour un certain nombre de mères, la question des besoins essentiels ne se pose pas ; leur enfant a accès à la santé, il va à l’école, il possède un certain niveau de vie.
B. Sylvander : il s’agirait d’indicateurs de bien-être...
Exactement. Des indicateurs de bien-être auxquels il faut ajouter la liberté. Le programme des Nations Unies pour le développement définit ce dernier comme ce qui rend l’homme plus homme, ce qui lui permet d’être maître de son destin, en capacité de choix. Or une bonne partie de l’humanité n’est pas dans cette situation. Et, paradoxalement, on a l’impression que le discours sur le développement durable s’adresse à un profil bien précis. Celui d’un homme, d’un certain âge, plutôt aisé, qui a suffisamment voyagé et vu le monde pour se satisfaire d’une vie locale repliée sur la maîtrise de ses flux d’énergie. Ce discours me gêne car cela laisse beaucoup de monde de côté.
J. Rochefort : Est-ce que cela ne veut pas dire que la pratique des ONG ou de certaines formes de militantisme politique, serait plus de type obscurantiste qu’émancipateur ?
Vous avez tout à fait raison de poser la question de la finalité de l’action humanitaire. Après tant d’années passées à travailler dans les ONG, à les examiner et même les critiquer, je peux dire que les choses bougent. Un certain nombre d’entre elles ont mis en place des actions de fond qui visent à changer les choses à la source. Par exemple, Médecins sans frontières mène des actions pour faciliter l’accès aux médicaments importants ou lutter contre les grandes endémies. Mais il est regrettable que d’autres reproduisent en permanence les mêmes erreurs. Leur morale de l’action est dictée par une sorte de logique compassionnelle qui sous-estime complètement les mécanismes socio-culturels des sociétés dans lesquelles elles sont amenées à intervenir. Cela induit des échecs en dépit de la bonne volonté initiale, d’un désir sincère d’aider l’autre ce que Gaston Kelman appelle le racisme angélique d’une organisation comme l’Arche de Zoé.
1) Voir la chronique "Hygiénisme, c’est du propre !" de Valérie Péan sur le site de la Mission Agrbiosciences.
A lire notamment de Sylvie Brunel :
Le Développement durable, Que Sais-je, ré-édité en mai 2007.
Une tragédie banalisée, la faim dans le monde, Ed. Hachette pluriel, 1991
Famine et Politique, Ed Presse de Sciences Politiques, 2002.
La planète disneylandisée, Chroniques d’un tour du monde, Ed. Sciences humaine, 2006
A lire sur le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences
Vous avez dit développement durable ?
Par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences.
Faut-il en finir avec le développement durable ?,
Par Jean-Louis Rastoin, agronome et économiste, dans le cadre des cafés-débats de Marciac.
"Ça ne mange pas de pain !" est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences depuis novembre 2006, pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Initialement enregistrée en public au bistrot du J’go à Toulouse (l’émission s’appelait alors "Le Plateau du J’Go"), elle est désormais enregistrée depuis octobre 2007 dans le studio de Radio Mon Païs (90.1).
A l’issue de chaque émission, la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale des chroniques et tables rondes.