A vous donner la chair de poule
"Au cours de la dernière décennie, nos sociétés d’abondance alimentaire ont été confrontées à des crises alimentaires d’un nouveau type : du souci ancestral de la sécurité alimentaire, elles ont découvert les risques de la sécurité sanitaire des aliments. Ainsi sont-elles passées « de la peur de manquer à la peur de se tromper » (1). La crise de « la vache folle », au cours des années 90, est exemplaire de cette évolution. Selon Philippe Baralon, du cabinet Phylum, tous les ingrédients se trouvaient réunis pour provoquer un choc, d’autant plus qu’il s’agissait d’un aliment symbolique, la viande de bœuf. Tout d’abord, un danger sanitaire inédit sur lequel les connaissances sont encore floues, ensuite la révélation d’informations volontairement cachées par les décideurs politiques pour éviter la panique, et enfin la découverte que des firmes font leur profit sur le dos de la santé des gens. Des centaines de milliers de morts prévisibles selon les modèles élaborés alors par des chercheurs britanniques ! La peur s’empare des consommateurs à partir de 1996. Les ventes de viande de boeuf s’effondrent. Des branches professionnelles entières sont menacées économiquement. « On nous fait peur... On nous cache quelque chose ! », avons-nous entendu s’exprimer lors des Etats Généraux de l’Alimentation à l’automne 2000. C’est en partie cette découverte de l’inconcevable qui génère la peur.
Autre crise, celle des camemberts au lait cru contaminés par la listéria. Elle est déclenchée bien involontairement en 1999 par le Ministère français de l’agriculture, et plus particulièrement par sa Direction Générale de l’Alimentation (DGAL) qui désire communiquer sur les progrès réalisés en matière de santé publique. Elle veut faire connaître à l’opinion que pour la première fois il est possible, à partir d’un cas pathologique humain, de remonter via le produit incriminé, à l’industriel agroalimentaire qui en est à l’origine, et même au lot précis de fabrication. La souche de listéria en cause est génétiquement traquée et parfaitement tracée... pour notre sécurité ! Une grande avancée technologique et organisationnelle ! Paradoxe, la perception des Français est d’abord celle d’une menace nouvelle pour leur santé, alors même que statistiquement le nombre de cas de listérioses dans notre pays a été divisé par trois en vingt ans. Les camemberts de la marque impliquée sont retirés de la vente et la suspicion s’étend même aux autres fromages au lait cru ! Bruxelles engage l’enquête à propos de ce qui lui apparaît comme un symptôme de la qualité sanitaire défectueuse des aliments en France. Ce n’était évidemment pas l’effet attendu par les pouvoirs publics.
En 2005, l’OMS déclenche, volontairement cette fois, le signal de la peur, et ceci à l’échelle mondiale, en brandissant le risque d’une pandémie dévastatrice de grippe d’un nouveau type liée à l’hypothèse biologiquement crédible du transfert de gènes du virus H5N1 de la grippe aviaire au génome du virus de la grippe humaine. Des dizaines de millions de personnes pourraient en mourir ! Cela mérite en effet pour le moins de l’attention. Question : « Mais ça va se produire quand ? » Réponse : « On ne peut pas dire exactement... dans dix ans, dans un siècle... Une chose est certaine, ça va se produire ! » Soudain, les simples volatiles, qu’ils soient d’élevage ou sauvages, acquièrent une image de dangerosité sans précédent. Désarroi ! Il suffit même qu’un Ministre de l’agriculture, ou même un Premier Ministre, intervienne alors en ouverture du journal télévisé en visite dans un élevage, avec masque et combinaison de protection, affirmant que la consommation de poulets ne présentait aucun risque, pour que les ventes chutent dès le lendemain ! Paradoxalement, depuis deux ans, silence radio, alors que la menace est toujours présente.
Peut-on dominer les peurs ?
« La Peur »... C’est le titre d’un des « Contes fantastiques » de Guy de Maupassant : « La vraie peur, c’est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois ». La peur, c’est d’abord une sensation, une émotion ; elle a une dimension humaine tout autant que physico-chimique, ou biologique ou autre. Faire appel aux registres psychologiques donne accès à des éléments de compréhension de la logique des peurs. Ainsi, l’universitaire psychologue Patrick Denoux, intervenant au cours d’une des Conversations de la Mission Agrobiosciences organisée sous le titre « Pesticides... Même pas peur ! », apporte, à propos de cet exemple, son analyse des mécanismes de déclenchement des crises. Il fait intervenir une combinatoire entre deux attitudes - la peur d’un produit et la conscience de l’existence d’un risque - dont il fait ressortir trois types de comportements des consommateurs : soit la maîtrise du produit accompagnée de la conscience de la prise d’un risque réel, ou le rejet du produit qu’il y ait un risque réel ou pas, ou encore le déni du risque celui-ci pouvant générer des situations de crises.
Mais qu’en est-il des peurs « millénaristes », de retour sous des formes renouvelées, comme par exemple de la menace du changement climatique annoncé et fortement médiatisée ? Le philosophe allemand Hans Jonas pointe qu’il existe des peurs qui s’exprime autrement que par « J’ai peur de... ». Il s’agit des « peurs pour un tiers », ou « pour autrui ». Elles ne nous touchent pas directement mais leur objet concerne par exemple l’avenir de l’humanité, ou celui de l’univers vivant. Elles s’expriment par « J’ai peur pour » - la planète, la nature, les générations futures... Et Hans Jonas, en final de son essai, d’argumenter en faveur de l’adoption d’une « heuristique de la peur » permettant à notre société d’assumer ses responsabilités en tant qu’acteur du futur, à la mesure de la puissance inédite des technologies dont elle dispose aujourd’hui. Il faudrait donc, selon lui, développer une « pédagogie de la peur », dont l’objet serait de provoquer des réactions à l’échelle collective en référence au principe de responsabilité et qui, à ce titre, s’investirait dans l’action politique.
Pour sa part, le philosophe Luc Ferry fait un bref inventaire des logiques de peurs en introduction de son essai « Vaincre les peurs », motivée par ce qu’il désigne comme étant une peur fondamentale, celle de la mort de tout un chacun. C’est cette peur qui a poussé l’humanité à rechercher des voies de compréhension de l’existence, explique-t-il, à l’aide de différentes approches du salut, soit en ayant recours à la religion ou au contraire à « la philosophie comme une recherche du salut sans Dieu ».
Ces différents approches et exemples nous invitent à reconsidérer nos peurs. Si elles ont de prime abord un aspect paralysant, elles peuvent aussi nous permettre d’avancer. Envisagées comme pédagogiques, elles apparaissent alors salutaires."
(1) Jean-Claude Flamant et Serge Thierry, « Nouvelles Pyrénées - Paysans, paysages, produits », Glénat (2003), Avant Propos.
Le billet de la Mission Agrobiosciences, par Jean-Claude Flamant, 15 Janvier 2009.
Accéder aux précédents billets de la Mission Agrobiosciences :
- Cachez ces OGM que je saurais voir, le billet de janvier 2008, par Jean-Claude Flamant, pour la Mission Agrobiosciences
- Le changement climatique, à la fois inéluctable et incertain ?, le billet de mars 2008, par Jean-Claude Flamant,pour la Mission Agrobiosciences
- La SAGA des bio-agro carburants. Tirer le fil de l’histoire, le billet d’avril 2008, par Jean-Claude Flamant, pour la Mission Agrobiosciences.
- Les signaux faibles : de l’intuition à la co-construction, le billet de mai 2008, par Jean-Claude Flamant, pour la Mission Agrobiosciences.
- L’eau en débat à Saragosse et dans toute l’Europe. Cette quantité de débats garantira-t-elle la qualité des eaux en 2015 ? Et à quel prix ?, le billet de juin 2008, par Jean-Claude Flamant, pour la Mission Agrobiosciences.
- Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ? Et même de lait ?, le billet de novembre 2008, par Jean-Claude Flamant, pour la Mission Agrobiosciences.
- Prospective : des années entières dans les tourmentes ?. Le billet de décembre 2008, par Jean-Claude Flamant, pour la Mission Agrobiosciences.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. Note de lecture de l’ouvrage de Hans Jonas. Par Jean-Claude Flamant, président de la Mission Agrobiosciences
- Le principe de précaution : en a-t-on vraiment pris la mesure ?". La restitution de la Conversation de Midi-Pyrénées, introduite par le philosophe et avocat, Jean-Michel Ducomte (IEP Toulouse) et l’économiste, Nicolas Treich (Lerna Inra).
- "Peut-il y avoir un apprentissage collectif du risque ?". La restitution de la Conversation de Midi-Pyrénées, introduite par Olivier Moch, directeur général adjoint de Météo France et Patrick Denoux, maître de conférences à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Avec la réaction de Georges Mas, psychosociologue, consultant.
- Sciences, société, risques, décision : "Peut-on séparer de façon précoce le bon grain de l’ivraie ?". Par Olivier Godard, directeur de recherches au CNRS (publié avec l’autorisation de son auteur).