Tâter un "calendos"
Chronique le Ventre du monde de Bertil Sylvander
"Pour célébrer la récente décision de l’Institut National des Appellations d’Origine et de la Qualité maintenant le principe du camembert AOC au lait cru, je vais vous parler aujourd’hui de ce fromage.
Quand on se rend dans un supermarché, il arrive encore assez souvent que l’on assiste à la scène suivante. Un(e) consommateur (-trice) s’approche du rayon des fromages, s’empare d’un camembert, l’ouvre, tâte la pâte, referme la boite et recommence l’opération jusqu’à satisfaction. Beaucoup parmi vous ont certainement cédé à ce petit « rituel du camembert » ?
En effet, « tâter un camembert » est un geste quasi ancestral, comme faire se refléter un vin à la lumière du jour. Ils font partie des rituels qui marquent l’appartenance à notre culture, comme faire des crêpes à la chandeleur, cacher des œufs dans le jardin à Pâques, faire des cadeaux de Noël ou demander à la petite souris d’échanger une dent contre une pièce de monnaie.
Si vous demandez aux gens pourquoi ils font ce geste, ils vous répondront fort gravement qu’ils « testent la pâte ». Oui, sans doute, on peut les croire : c’est ce qu’ils croient faire. Mais il y a des raisons de penser qu’ils font ce geste sans trop savoir pourquoi ils le font !
Il y a quelques années, j’ai demandé (il ne s’agit pas d’une recherche à proprement parler), à des personnes âgées si elles faisaient ce geste de tâter le camembert. Elles m’ont répondu, presque unanimement, qu’elles vérifiaient si le camembert « était fait ». Allant plus loin, je leur demandais ce que cela signifiait. Elles me répondaient invariablement : « je le tâte pour voir s’il est bien souple ». J’ai posé la même question à de jeunes consommateurs, qui eux aussi « tâtent le camembert » avant de l’acheter. Que m’ont-ils répondu ? « je le tâte pour voir s’il est bien élastique ». Et là est toute la nuance !
Jadis, les consommateurs enfonçaient le pouce dans la pâte et ils vérifiaient, sans vraiment formaliser leur geste, qu’elle mettait un certain temps à remonter. Les technologues nous disent que le remplissage du moule en quatre coups de louche au minimum d’un lait cru provoque l’apparition de couches de caillé distinctes, qui s’écrasent sous le doigt et remontent, un peu comme une pile de tissus. C’est bien ce que testent les amateurs de camembert traditionnel. Aujourd’hui, les jeunes consommateurs prétendent faire le même geste et vérifient, disent-ils, l’élasticité du fromage, qui est au contraire obtenu par remplissage du moule en continu par un lait homogénéisé et thermisé (marque d’un processus industriel).
Ainsi, les consommateurs font-ils tous le même geste et croient tous tester la même chose. Or les anciens, qui achètent en majorité du camembert AOC au lait cru, en testent la souplesse et les jeunes, qui achètent du camembert industriel, en testent l’élasticité.
Ainsi lorsqu’on croit en l’immuabilité de la culture, au-delà des modes passagères et des évolutions des mœurs, on ignore trop ce petit geste anodin de « tâter le camembert », qui semble fédérer les générations, mais qui cache un manque de communication flagrant !
Et si cette histoire est vraie pour le moindre petit camembert, ne pensez vous pas qu’on peut s’inquiéter lorsqu’on croit dialoguer à propos de l’évolution de l’alimentation dans son ensemble, mais aussi de questions plus générales, comme l’autorité à l’école, la démocratie, la liberté de la presse, etc.
Alors, que le geste de tâter du camembert nous alerte sur nos illusions sociologiques !"
Chronique le Ventre du Monde de Bertil Sylvander, émission de juin 2008, "Cantines : à l’école de nos craintes".
Télécharger l’Intégrale de l’émission "Cantines : à l’école de nos craintes"
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales) :
- "Roquefort : une performance scientifique, technologique et humaine", table ronde avec Francis Barrillet, chercheur à l’Inra, et Stéphane Murcia, fromager, dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) d’avril 2007
- "Les appellations d’origine sont-elles prémunies contre la standardisation mondiale ?", Table ronde animée par Bertil Sylvander avec Léo Bertozzi, directeur général du consortium Parmegiano-Reggiano, et Arño Cachenaut, producteur fermier, co-fondateur de l’AOC Ossau-Iraty. 10è Université d’Eté de l’Innovation Rurale,"Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?"
- "Histoire de... l’Aubrac", entretien avec André Valadier, responsable de la Coopérative Fromagère « Jeune Montagne » à Laguiole.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.