21/01/2008
Une publication Mission Agrobiosciences

Quel avenir pour l’omnivore de 2050 ? Serons-nous tous végétariens ?

Le Plateau du J’Go de décembre 2007 était consacré au thème "Que mangerons-nous en 2050 ?". Au menu de cette émission sur l’alimentation et la société réalisée chaque mois par la Mission Agrobiosciences et diffusée sur les ondes de Radio mon Païs : revue de presse, revue littéraire, chroniques et entretien avec la célèbre anthropologue Annie Hubert, fine observatrice de l’évolution de la relation que les hommes nourrissent envers leur alimentation. Nous lui avons donc demandé de dresser le portrait de l’omnivore de 2050 : il sera beaucoup plus végétarien, affirme l’anthropologue. Ce qui devrait rassurer Rajendra Pachauri, le président du Groupe d’experts sur le changement climatique (Giec), qui préconise, pour sauver le climat, de changer de mode de vie, notamment de manger moins de viande (parce que ce n’est pas très bon pour la santé et que c’est un produit fortement émetteur de gaz à effet de serre). Outre les arguments économiques, écologiques et agronomiques qui tendent à converger vers une nette baisse de la consommation de viande dans les décennies à venir, que l’on se rassure, le métissage culinaire sera d’actualité tout comme le plaisir de manger, faute de quoi notre société serait en danger. Lire l’interview d’Annie Hubert précédée d’une chronique "Menu sur ordonnance" par Sylvie Berthier.

Quel avenir pour l’omnivore de 2050 ?
Serons-nous tous végétariens ?

Chronique de Sylvie Berthier
Menu sur ordonnance
3 décembre 2050, 19h30. Clara, 25 ans, décide de se faire un petit restau. Ce soir elle va au Labo, la table chic toulousaine du moment, s’installe à une paillasse aseptisée et commande à partir d’un écran tactile 39 g de protides, 55 de glucides, 40 de lipides, 8 g d’alcool (ce soir, c’est la fête, c’est son anniversaire), une pincée d’oligo-éléments et quelques vitamines pour un total de 770 calories. L’œil torve, le laborantin (on ne dit plus serveur en 2050), un androïde peu ragoûtant, la jauge de haut en bas. La mine déconfite, la jeune femme déglutit.
Décidément, elle ne se fera jamais au test du monitoring à distance qui détecte, grâce à la puce électronique qu’on lui a greffée sous la peau quand elle est née, la quantité de calories qu’elle a ingérées durant la journée, savamment calculée entre sa taille, son poids, son activité physique et les risques cardiovasculaires liés à son terrain génétique. Si elle n’a pas atteint le quota fatidique, à elle les délicieuses molécules à la mode (monarda, agastache et la toute nouvelle Micrommata virescens). Dans le cas contraire, elle devra faire ceinture.
Clara ne décolère pas. Cette ingérence dans la gestion de son intimité physiologique la choque, tout comme les dernières mesures gouvernementales prises pour lutter contre les pathologies nutritionnelles (en particulier l’ouverture des ObssessoAliments (1), ces supermarchés de l’alimentation obsessionnelle, qui proposent des produits spécialisés pour les anorexiques, boulimiques et orthorexiques, ou les séances de gavage hebdomadaire pour ceux qui sont trop maigres).
Un scénario apocalyptique, impensable, direz-vous ! Sûrement, reste que se projeter à 50 ans et envisager la façon dont nous mangerons n’est pas si simple. Alors pour y voir plus clair, j’ai invité Annie Hubert, une fine observatrice de la relation que les hommes nourrissent envers leur alimentation, à jouer à ce petit exercice prospectiviste et à nous livrer les trois scénarios culturellement possibles qu’elle a imaginés.
Docteur en anthropologie, directeure de recherche au CNRS, à l’unité mixte « Anthropologie bioculturelle », la fameuse anthropologue a enquêté pendant plus de 20 ans en Asie du Sud-Est, en Chine, dans le Maghreb, et même au Groenland, sur les habitudes alimentaires et la santé. Elle est l’auteure, de très nombreux ouvrages, entre autres, Le manger juste (J-C. Lattès et Marabout), Stratégies anti-cancer et Pas de panique alimentaire ! (Marabout), et tout dernièrement, en novembre 2007, « La santé est dans votre assiette » aux éditions Erès, dans la collection Même pas vrai !

Entretien avec Annie Hubert

Sylvie Berthier. Vous dites qu’il n’y a pas eu de rupture depuis l’après-guerre dans nos représentations de la nourriture. Cela veut dire que nous pensons les aliments comme nos grands-parents ?
Annie Hubert. Une société comme la nôtre se transforme, évolue avec le temps et s’adapte aux circonstances nouvelles. Elle n’est jamais immobile. Donc, nous changeons, nous avons changé dans nos façons de dire, de faire, dans nos modes de vie par rapport à ceux de nos parents et nos grands-parents, mais, nous n’avons pas changé le rapport intime à nos aliments. Nous nous les représentons toujours à peu près de la même façon malgré, à certaines époques, des stigmatisations sur certains produits : un jour, le gras c’est dégoûtant ; une autre fois, c’est le sucre qui est mis à l’index... Chaque époque connaît ses interdits, mais on reste dans les mêmes schémas.
Les aliments changent, le support physique se transforme sans que l’on s’en rende compte. Les tomates d’il y a 50 ans, n’étaient pas les mêmes que celles que nous mangeons aujourd’hui... Les seules productions de base ont énormément changé avec ce qu’il est convenu d’appeler l’« amélioration » des espèces - même si, parfois, ce ne sont pas des améliorations.
En conclusion, les aliments changent mais notre rapport à l’alimentation ne change pas. Et, comme l’a justement rappelé Stéphane Le Foll, le plus important c’est que notre façon de manger reste la base de la socialisation.

Pensez-vous que dans les 50 ans à venir ces représentations puissent changer ?
Elles peuvent évoluer. Les transformations successives font que l’on n’a pas l’impression d’un changement brusque. Alors, les petits gars dans le train qui disaient « on va manger des pilules », je n’y crois pas du tout. Je crois qu’il y aura toujours des aliments parce que le partage alimentaire, anthropologiquement parlant, est, depuis la nuit des temps, à la base de la création de la cellule de base de la société, qu’on peut appeler familiale, et des cultures en général. C’est extrêmement basique et c’est extrêmement fort. Des sociétés où les gens mangent seuls en se tournant le dos, il n’y en a pas beaucoup et ce ne sont pas vraiment des sociétés. Ce partage alimentaire est donc nécessaire. Et je ne nous vois pas autour d’une table à échanger des pilules rouges ou des pilules roses. On échangera toujours des aliments.

Il y a aura donc toujours des aliments, mais je crois que vous nous voyez, dans l’avenir, un peu plus végétariens...
Oui, généralement et sans caricaturer, je nous vois même quasiment herbivores. Car lorsqu’on regarde les tendances actuelles en Occident, il y a une nette augmentation de la consommation de végétaux que ce soient les fruits, les légumes ou les céréales. Nous en consommons beaucoup plus que nos arrière-grands-parents paysans en Lozère.

Parce qu’ils sont davantage disponibles sur les marchés ?
Oui, et parce que les prix sont encore à peu près accessibles. Il ne faut pas oublier que c’est l’essor économique qui a permis cette diversification des aliments. Rappelons aussi que ce sont les légumes du potager considérés de basse classe par d’autres générations qui sont aujourd’hui très importants sur nos tables.
Certes, on tombe, là, quelque peu dans le diktat du PNNS (2), « il faut manger ci, il faut manger ça ». Ça me fait penser à votre petite fiction : si on a un pouvoir médical qui veut tout doser, on pourrait arriver - j’exagère beaucoup- à ce genre de situation où un menu serait une ordonnance médicale. Mais je n’y crois pas vraiment.
Je crois beaucoup plus au fait que nous allons vers une grande consommation de légumes, une moindre consommation de viandes, peut être une moindre consommation de poissons parce qu’il y a quand même sur-pêche. Je ne sais pas si, dans 50 ans, les pêcheurs pourront encore pêcher. Et puis ce qui se développe aussi et qui est très récent qui a commencé dans les pays anglo-saxons dans les années 60, c’est cette préoccupation croissante pour le bien-être animal. On ne veut plus faire souffrir les animaux. Si on les mange, il faut qu’on mange des animaux heureux.

Vous avez justement imaginé, autour de cette idée que nous mangerons plus de végétaux et surtout moins d’animaux, trois scénarios (3) culturellement possibles...
Tout à fait. Dans le premier scénario, j’ai poussé le végétalisme jusqu’à son paroxysme. Nous formerons une société où l’omnivore vivra chez les animaux citoyens. Car dans ce premier modèle, les animaux sont des citoyens et ils ont des droits. Il faudra vérifier leurs codes de naissance, leur donner une identité personnelle, parce qu’un animal est un individu. Il n’y a plus de troupeaux de vaches, mais des Marguerite, Suzanne et Lilas. Et c’est pareil pour les cochons et les agneaux. L’animal sera là pour être heureux, pour gambader dans la nature et dormir en des endroits appropriés... et c’est tout. On n’y touche pas, ce n’est plus possible, mais on s’en occupe beaucoup. Peut-être, pourrons-nous manger les œufs et boire le lait, mais je n’en suis pas sûre. Ainsi, des politiques très totalitaires pourraient également interdire de priver ces animaux de leurs œufs, leur lait, uniquement destinés à leur propre reproduction et allaitement. Nous sommes donc devenus des herbivores et nous sommes les valets des animaux.
Le second scénario est plus près de la réalité. Nous acceptons de manger de la viande, car nous avons besoin de protéines animales, mais cela nous gêne de le faire si les animaux sont élevés en batteries et sont maltraités. Nous projetons tellement notre anthropomorphisme sur eux que ça nous fend le cœur de tuer un agneau. Nous allons donc faire en sorte d’avoir des élevages très au point où les animaux sont heureux dans leur propre milieu, ne sont pas attachés, sont nourris naturellement avec des nourritures qui leur sont propres, etc. Au bout d’un moment on pourra les consommer, mais avec des méthodes d’abattage absolument sans douleur, sans attente, dans des circonstances quasiment hospitalisées. Alors on pourra manger un peu de ces viandes, de ces chairs d’animaux heureux, sans culpabiliser d’avoir fait souffrir ces animaux. Cela dit on mangera beaucoup plus de légumes, car on ne va pas tuer des animaux tous les jours.

Dans le troisième scénario, vous nous voyez végétariens par prudence, par peur des animaux qui véhiculent des prions, des virus et autres menaces pour la survie de l’espèce...
Oui, dans ce troisième modèle, la sécurité sanitaire des aliments est devenue tellement importante, c’est une telle préoccupation pour la société et un thème politique si fort, que nous vivons sous le joug de diktats sociaux, politiques et de pressions terribles qui ont transformé notre société en obsessionnelle de l’hygiène. J’ai appelé ça l’enfer du propre. Mais, à bien y regarder, il y a déjà de petites dérives. Tout doit être archi propre. Il ne faut aucune vilaine bactérie cachée dans le coin de la poubelle qui soit prête à sauter sur nos couteaux. Et puis, il faut que les aliments aient bien été testés pour leur durée de consommation, pour leur degré de conservation au froid. Finalement, on va avoir une société obsédée par les étiquettes et par la propreté. Du coup, on va sûrement vers une détérioration de la variété et du goût, car il est très difficile de tout contrôler. Mais, je vous rassure, on ne va pas vers une suppression des repas. Parce que si le repas disparaissait, nous aurions une profonde modification de la société. J’imagine mal comment elle pourrait fonctionner. Or nous restons des animaux et nous avons cette grégarité des animaux.

N’empêche, en ce début de siècle, qui est fortement marqué par la mondialisation, certains pensent qu’on doit redouter la « macdonalisation ». Qu’en pensez-vous ?
Si la macdonalisation consiste à dire que tout le monde va manger des fast-foods, je n’y crois pas du tout. D’abord parce que, l’usage du Mac Do reste très rare. Même aux Etats unis, que je connais bien, mes enfants sont américains, le Mac Do n’a pas tant d’importance que ça. Il y a des tas de restaurants formidables, même des petits fast-foods mexicains délicieux. Je ne crois pas à cette mondialisation là. Toutefois, cette question me rappelle le fossé qui s’écarte de plus en plus entre les pauvres et les riches, même chez nous, sur la question alimentaire. Effectivement, ce qui pose question, ce sont les fast-foods où on peut manger des repas pour deux euros alors qu’une salade coûte 2,5 euros.

Je crois aussi savoir que vous pensez que nous allons plutôt vers un métissage culinaire.
Certainement. Il va y avoir un apport constant d’autres produits, d’autres chaînes opératoires pour préparer ces produits, d’autres goûts. Résultat : nous allons enrichir notre palette. On le voit déjà, avec les restaurants des cuisines du monde. Regardez les grands cuisiniers. Ils ne cessent d’inventer avec des produits venus d’ailleurs des plats et des saveurs impensables il y a 20 ans. Nous allons donc avoir des plats, des cuisines et même de simples aliments que nous allons adoptés comme nous avons adopté la pomme de terre ou la tomate.

Jacques Rochefort.
Moi qui suis un amateur de civet, de sauces et de pot au feu, et qui pense que j’ai toujours mangé des sangliers heureux, quel est pour vous, à l’horizon 2050, l’avenir de ce qu’on appelle la cuisine traditionnelle ?
Annie Hubert. Je crois qu’elle va continuer à exister, en changeant de forme. La cuisine traditionnelle d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a 50 ans. Chaque génération interprète ce que faisait la génération précédente. La tradition bouge tout le temps, se transforme lentement, mais elle est toujours là. On a toujours l’impression, au moins affectivement, qu’elle est présente, car c’est là qu’on trouve une continuité et un réconfort. C’est basique. L’être humain a besoin de ça. On ne peut pas ne pas se rattacher à quelque chose qui est passé.

Jean-Claude Flamant.J’ai beaucoup apprécié vos scénarios. Sur la pilule, je pense qu’il faut rappeler aussi la dimension anatomique et physiologique de l’homme qui fait qu’il doit consommer un volume donné d’aliments et de fibres. Il n’y a donc pas d’avenir pour la pilule.
Annie Hubert. Vous avez tout à fait raison. Si on ne mange que des pilules on va avoir un transit très bizarre. En tant qu’animaux nous ne sommes pas faits pour ça.

Sylvie Berthier. Néanmoins, nous mangeons de plus en plus de pilules...
Annie Hubert. C’est vrai. Quand je vois le nombre de suppléments alimentaires, oligo-éléments et compagnie peupler les rayons des pharmacies et des supermarchés, je me dis qu’il y a quand même un accroissement important de compléments pilulaires à notre alimentation. Et je me demande, c’est un peu l’objet du livre que je viens de sortir , s’il ne s’agit pas en quelque sorte de pratique qui relèvent de la pensée magique.

Pierre Escorsac, journaliste. Le bonheur des animaux, je suis d’accord, c’est très bien. Mais je pense au bonheur hommes, aussi. Est-ce qu’ils seront tout aussi heureux de manger dans 50 ans ? Ou bien, manger ne sera plus qu’une habitude banale, un réflexe biologique ou physiologique ?
Annie Hubert. Je pense que le plaisir sera toujours là. Je le redis, nous ne mangerons pas les mêmes choses, mais nous aurons toujours besoin de la convivialité et de plaisir pour créer du lien social. Une société se tisse à travers ces liens là. Si on les relâche ou si on les coupe, les gens se désocialisent. Or, je serais très étonnée que notre culture avec toute notre histoire se désocialise à ce point-là. Je crois qu’on aimera toujours manger, je crois qu’on aimera toujours des bonnes choses, quelles que soient ces bonnes choses. C’est une question d’époque. Je me suis toujours dit par exemple que manger à la table de Louis XIV ce n’était peut-être pas aussi bon, pour moi, que manger aujourd’hui ce que j’aime. Donc, je ne m’inquiète pas. Il y aura toujours du bonheur parce que sans bonheur, il n’y a pas de société, et que sans société, nous ne sommes plus rien.

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Une interview de l’anthropologue Annie Hubert, réalisée lors du Plateau du J’Go de décembre 2007

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