Chronique Grain de sel
Les apiculteurs ont le bourdon.
"De quoi meurent les abeilles ? C’est un sujet diablement complexe, où foisonnent les polémiques. Un sujet délicat , également, du côté des scientifiques qui planchent sur les raisons de cette surmortalité et qui, pour la plupart, émettent les plus grandes réserves pour s’exprimer en public ou auprès des médias.
Les faits d’abord ; en France et ailleurs, y compris aux Etats-Unis, cela fait plus de dix ans que les apiculteurs constatent un affaiblissement des colonies avec des taux de mortalités anormalement élevés : au lieu des 5 à 10% d’abeilles qui ne passent pas l’hiver, bon nombre d’éleveurs enregistrent près de 50 % de pertes hivernales, voire plus selon les élevages, ce qui induit une baisse de la récolte de miel et donc de revenu.
Selon eux, les symptômes qu’ils constatent dans leurs colonies - tremblements des abeilles, faiblesse, troubles d’orientation - évoquent une intoxication. Pour les apiculteurs, le coupable est clairement identifié au milieu des années 90 : il s’agit des semences de maïs et de tournesol enrobées d’un insecticide, le Gaucho, dont on retrouve des résidus dans les pollens et les nectars. Après une forte mobilisation, principalement à partir de 1997 où les médias alertent l’opinion publique, les apiculteurs gagnent enfin la bataille et obtiennent la suspension du Gaucho en 1999. Las, après une courte embellie, les symptômes reprennent de plus belle. Normal, selon les éleveurs, il y a depuis peu un autre insecticide qui enrobe les graines, le Régent, à base de fipronil. Et de batailler à nouveau durant plusieurs années. Victoire : le fipronil est suspendu en 2004. Ce qui n’empêche toutefois pas de connaître, au cours de l’hiver 2006, un pic de mortalité dans les colonies. Mais ce qui relance aujourd’hui la grogne, c’est la toute récente autorisation d’un troisième insecticide, le cruiser. Sa haute toxicité à doses faibles, y compris pour les abeilles, fait qu’il n’est d’ailleurs autorisé en France que pour un an et uniquement en enrobage des semences de maïs destinée à l’alimentation animale. Des restrictions qui renforcent les craintes des apiculteurs. Du coup, ce n’est pas franchement la lune de miel entre ces derniers et les semenciers.
Diagnostics multiples
Là où cela se complique, c’est d’abord qu’il y a une controverse scientifique sur l’évaluation de la toxicité de tous ces produits, très difficile à mener en plein champ. Ensuite, la contestation du gaucho, du régent et du cruiser, utilisés dans bien d’autres pays, ne semble avoir lieu qu’en France, ce qui ne manque pas d’interroger les observateurs de cette passe d’armes.
Surtout, depuis plusieurs années, bon nombre d’équipes de recherche partent de l’hypothèse que la mort des abeilles et le syndrôme de dépeuplement des colonies seraient liés à plusieurs facteurs combinés. Les principaux :
- l’appauvrissement de la biodiversité, et donc de l’apport nutritif des abeilles. Peu convaincant, répondent d’autres. Les pertes ne seraient pas corrélées à des zones où la biodiversité est moins riche.
- L’achat massif, par les apiculteurs, de races d’abeilles étrangères. Une importation qui ne date pas d’hier, rétorquent les concernés, car l’abeille noire, notre abeille domestique, est trop difficile à multiplier et réputée plus agressive. Reste que cette importation s’est fortement accélérée ces dix dernières années.
- La présence, enfin, d’un parasite arrivé d’Indonésie il y a une vingtaine d’années, le Varroa, qui affaiblit les colonies et favorise l’irruption d’autres maladies qui achèvent les abeilles, comme la nosemose ou la loque. Mais sur ce point, ce qui est également parfois en cause, ce sont des traitements non homologués que certains apiculteurs utilisent pour lutter contre le varroa (il existe peu de traitements efficaces) et qui seraient toxiques pour les abeilles. Bref, un remède pire que le mal..
Ce qui empoisonne les débats
Résumons. Au cœur de la polémique, un point clé : la question de l’indépendance ou non des parties prenantes.
D’un côté, les apiculteurs dénoncent les pressions des semenciers et des firmes phytosanitaires, avec des enjeux économiques puissants. Les firmes ont de fait tout intérêt à incriminer d’autres serial killers que les phytosanitaires.
De l’autre, plusieurs scientifiques pointent la difficulté à mener des recherches autres que sur les pesticides, et accusent la filière apicole en France, jugée peu structurée, où les élevages sont de plus en plus intensifs, et qui compte une nette majorité d’amateurs. En clair, la filière apicole ne tiendrait pas à ce qu’on pointe du doigt de mauvaises pratiques parmi ses producteurs et prend à assez violemment à partie les équipes de recherches qui le font.
En attendant, les abeilles continuent de disparaître. D’autant que s’y ajoutent depuis peu les dégâts provoqués par le frelon tueur asiatique. Il serait donc judicieux de réunir autour d’une table l’ensemble des protagonistes - firmes semencières, industries phytosanitaires, agriculteurs, apiculteurs et chercheurs - et ce au plan international, pour mettre à plat les enjeux économiques, croiser l’expérience de terrain et les études scientifiques, repérer les failles de l’organisation de la filière comme de l’évaluation scientifique. Une initiative à lancer « dard-dard »"...
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