21/02/2008
Le Plateau du J’Go : l’alimentation en questions

Le casse-croûte : ça ne mange pas de pain !

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Dans le cadre du Plateau du J’Go de Novembre 2007, l’émission mensuelle de la Mission Agrobiosciences consacrée à l’alimentation, la chronique Sur le Pouce revenait, avec Julia Csergo, maître de conférences en histoire contemporaine, Université Lumière Lyon 2, sur l’origine du casse-croûte. D’où vient ce mot ? Comment sa représentation, ses formes et ses pratiques de consommation ont-elles évolué au fil du temps ? Une remontée dans l’histoire de cet indéfinissable mets pour mieux saisir la place qu’il occupe dans nos sociétés contemporaines, questionner ce que l’on nomme la modernité alimentaire, et avec elle, le grignotage et le snacking. Une interview de Lucie Gillot suivie des questions des chroniqueurs du Plateau du J’Go.

Le casse-croûte : ça ne mange pas de pain !

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Chronique Sur le Pouce du Plateau du J’Go de Novembre 2007, suivie de l’interview de Julia Csergo, historienne.

L. Gillot : Casse-croûte... Quand on entend ce mot, on voit déjà deux compagnons, qu’ils soient au champ ou à l’usine, rompre et partager le pain, le tartiner généreusement de fromage, le tout arrosé - pourquoi pas - d’un cru du coin.
Initialement, le mot désigne un instrument conçu pour casser les croûtes de pain, pour les vieillards qui n’ont plus de dents nous précise le Littré. C’est en 1898 qu’il apparaît dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, celui d’un repas sommaire pris sur le pouce, faute de mieux. Pour autant, si le mot fait son apparition à cette date, la pratique, elle, est bien plus ancienne. Une anecdote suffit pour le rappeler. Tout le monde connaît cette histoire d’un comte anglais féru de jeux qui, pour ne pas avoir à quitter une partie de cartes alors que la faim le tiraille, se fait porter un morceau de viande entre deux tranches de pain. Lord Sandwich vient ainsi d’inventer un met qui le rendra à jamais célèbre dans le monde entier. C’était en 1760...
On dit que le casse-croûte est de tout temps et de tout lieu. Qu’on le nomme en-cas, casse-dalle, collation, goûter, casse-graine, il existerait dans toutes les cultures et traverserait le temps : du mâchon lyonnais à la pizza italienne en passant par le bentô japonais, ces boîtes-repas que l’on achète à la sauvette avant de prendre le train. Et si cette diversité fait toute sa richesse, elle a pour effet d’en faire un objet presque indéfinissable. Finalement, c’est quoi un casse-croûte ? Une question pas si anodine que cela à l’heure de ce que l’on nomme la modernité alimentaire, celle du grignotage, du nomadisme et du fast-food, du sandwich avalé entre deux rendez-vous ou de la salade picorée sur un coin de bureau...
Pour en savoir un peu plus sur l’histoire du casse-croûte et ce qu’il désigne aujourd’hui, j’ai convié Julia Csergo, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2, membre du conseil scientifique de l’Institut européen de l’histoire et des cultures de l’alimentation, directrice de l’ouvrage collectif, Casse-croûte, aliment portatif, repas indéfinissable, publié aux éditions Autrement Mutation en 2001.

Vous parlez, dans le titre de cet ouvrage, de repas indéfinissable. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de définition du casse-croûte ?
J. Csergo : Il n’y a pas vraiment de définition du casse-croûte. Historiquement, comme vous l’avez précisé, sa définition comme repas sommaire apparaît pour la première fois en 1898. Auparavant, la mention de « casser la croûte » figure dans plusieurs ouvrages de littérature et d’autobiographie ouvrière dans le sens de manger ensemble et rapidement un repas improvisé. Le terme casse-croûte serait donc apparu après cette expression.
C’est un repas indéfinissable car tout le distingue d’un "vrai" repas. Ce dernier est formalisé autour d’un lieu - on se met à table - d’un foyer, d’un horaire. Il comporte un ordre de présentation des mets et des manières de table. Le casse-croûte ne comporte rien de tout cela. Voilà pourquoi il est indéfinissable : l’éventail de tous les possibles est ouvert.

Le casse-croûte est associé aux travaux ouvrier et agricole. Dans nos sociétés modernes, peut-on considérer qu’il existe toujours ?
La pratique du casse-croûte est effectivement liée aux travaux agricoles. Et pour cause : avant le 19ème siècle qui a vu l’essor de moyens de transport tel que le vélo, les paysans n’avaient pas toujours le temps et la possibilité de rentrer déjeuner chez eux. Cette pratique ne se limite pas au monde rural. En ville, les ouvriers des usines, les employés de commerce, faisaient eux-aussi une "pause restaurante". Rappelons qu’au 19ème siècle, dans les fabriques, on commençait le travail à 5h du matin pour le terminer à 20h. Le travailleur disposait de deux heures de pause réparties en trois temps sur la journée : une demi-heure le matin et l’après-midi, pour prendre un petit-déjeuner et un goûter ; une heure à midi, pour le déjeuner. Des pauses courtes qui ne permettaient pas aux ouvriers de rentrer chez eux.
Le casse-croûte définissait alors cet aliment que l’on glisse ente deux tranches de pain à déguster facilement et à tout moment, sans couverts, assis et même debout. Puis le terme s’est étendu à tous les repas simples pris sur le pouce, accoudé à un comptoir, quelle que soit l’heure. Sous des formes bien plus diverses que le simple sandwich, on en consommait aussi bien dans les cabarets de l’Ancien Régime, les cafés que les crémeries ou encore les traiteurs. Au 19ème siècle, il était même possible d’en acheter dans des cuisines en plein vent. Cette pratique existe encore aujourd’hui. Il suffit, pour s’en rendre compte, de passer la porte d’un bistrot à l’heure du déjeuner. Ce n’est donc pas une chose datée historiquement et qui n’aurait plus de sens de nos jours.

Dans nos sociétés, les prises alimentaires peuvent prendre des formes diverses. En quoi le casse-croûte se différencie-t-il d’autres pratiques telles que le snacking (1) et le grignotage qui est, lui aussi, une prise alimentaire hors repas ?
Le grignotage est un acte spécifique. Il s’agit de prises alimentaires répétées et solitaires qui s’effectuent dans des conditions particulières, différentes de celles du casse-croûte. A l’inverse, on peut effectivement relier la pratique du snacking à celle du casse-croûte. Mais cela ne doit pas pour autant nous amener à dramatiser les formes du repas moderne, à le considérer uniquement sous l’angle du repas hâtif dit déstructuré parce qu’il diffère du repas "normal" en famille et à heures fixes.
L’histoire nous montre en effet que les horaires des repas considérés comme normaux aujourd’hui se sont mis en place à la fin du 19ème siècle ou au début du 20ème. Auparavant, selon la nature des travaux, on pouvait manger 5 à 6 fois par jour, en particulier quand les tâches requéraient une certaine force physique. Ces pratiques étaient courantes et normales. De fait, l’exception historique réside plutôt dans la structuration des prises alimentaires autour de trois repas que dans sa multiplicité.


Nous aurions donc tort de diaboliser les prises alimentaires hors repas ?
Je ne suis pas sociologue ; je ne m’engagerai donc pas sur le terrain de l’analyse des comportements. Mais en tant qu’historienne, je peux affirmer que nous avons eu pendant très longtemps des prises alimentaires multiples sans que cette pratique soit considérée comme anormale. La norme qui s’est mise en place au début du 20ème siècle ne correspond donc pas nécessairement à ce qui est bon pour la santé. D’ailleurs, actuellement, certains nutritionnistes recommandent de manger lorsque l’on a faim plutôt que de se mettre à table aux horaires convenus par la norme.
Ensuite, le fast food n’est pas une nouveauté. Dans les grandes villes, dès le Moyen-Âge et jusqu’au 19ème siècle, il y avait toutes sortes de marchands ambulants qui vendaient des repas chauds ou froids que l’on emportait avec soi pour les consommer dans une taverne, un cabaret ou à son domicile. A l’exception des familles bourgeoises, les habitats étaient rarement équipés pour faire la cuisine. On mangeait donc fréquemment à l’extérieur. Cette pratique, profondément ancrée dans notre histoire, se retrouve d’ailleurs dans bien d’autres cultures.
Ceci étant dit, pour en revenir à la modernité alimentaire, il existe quelques différences entre ces pratiques et nos manières de "casser la croûte" aujourd’hui. La première concerne le lieu de consommation. Au cours de mes recherches, je n’ai trouvé aucun document qui suggère que l’on mangeait dans la rue. Même si l’on achetait un casse-croûte à un marchand ambulant, on le consommait toujours dans un lieu fermé. Il y avait une certaine pudeur attachée à l’acte de manger qui n’a plus lieu d’être de nos jours.
De plus, quel que soit le nombre de prises, l’acte de manger était associé à la pause. Il impliquait un arrêt de l’activité en cours pour se consacrer à ce que l’on mangeait. Aujourd’hui, il est possible de snacker tout en continuant à marcher, à travailler, à conduire...
Enfin, la prise alimentaire a été individualisée. On peut très bien snacker tout seul. Auparavant, on prenait son casse-croûte ensemble, en cercle, en compagnie. On retrouve, à travers cette notion de compagnon, l’origine même de cet acte, celui de rompre le pain et de le partager avec un tiers au cours d’un repas de nécessité qui renforce les solidarités.

V. Péan : Connaissez-vous l’origine des termes croque-monsieur et pique-nique ?
Je n’ai pas recherché l’origine du mot croque-monsieur. Je ne peux donc pas vous répondre. Par contre, je connais bien celle du pique-nique qui est, d’ailleurs, assez surprenante puisque son sens actuel est bien différent de celui qu’il avait à l’origine. De nos jours, le pique-nique est un repas en plein air. Historiquement, ce terme signifie partager les frais d’un repas. On pouvait donc pique-niquer chez soi ou chez ses voisins, l’un amenant le vin, l’autre une tarte...
Le terme est ainsi employé jusqu’au 19ème siècle dont la fin marque le développement des pratiques de loisirs en plein air. Et c’est probablement sous l’influence de la définition anglaise qui est associée d’emblée au plein air que nous avons en France adopté cette définition.

J. Rochefort : Le casse-croûte est-il plutôt de droite ou de gauche ? Est-il plutôt destiné à une couche sociale qu’à une autre ?
A priori, le casse-croûte évoque des formes de repas plutôt populaires. Il est associé à la pause restaurante faite dans le cadre du travail. Mais les "bobos" existent depuis longtemps. Ainsi au 19ème siècle, la bohème qui se différencie à l’époque de ce l’on nomme aujourd’hui le bourgeois bohème, pratiquait le casse-croûte. Par exemple, dans l’Education sentimentale de Flaubert, Hussonet convie un ami à déguster un casse-croûte. Ce dernier est extrêmement élaboré puisqu’ils vont au café anglais manger des huîtres, des tournedos, des écrevisses, des truffes...
Je ne sais donc pas s’il est plutôt de droite ou de gauche.
Mais il est vrai qu’initialement il est associé à des formes de représentations populaires qui se sont par la suite diffusées dans le corps social pour être réappropiées et réinterprétées. Il est d’ailleurs intéressant d’observer dans ces pratiques alimentaires toutes les diffusions qui s’opèrent du peuple aux élites et des élites au peuple, d’étudier les modifications, les adaptations qui découlent de ce mouvement de va et vient entre les différentes strates sociales. Mais pour conclure, je pense qu’aujourd’hui, que l’on soit de droite ou de gauche, il est toujours pratique, si le temps manque, de prendre un casse-croûte.

(1)Le snack est un repas léger et hâtif (Petit Robert 2007)

Accéder à l’Intégrale des chroniques et interviews de cette émission du Plateau du J’Go diffusée en novembre 2007 en cliquant ICI

Le Plateau du J’Go est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. Elle peut aussi être écoutée par podcast à ces même dates et heures. Pour En savoir plus...

A l’issue de chaque Plateau du J’Go, la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale de l’émission, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales du Plateau du J’Go mais aussi toutes les chroniques et interviews du Plateau du J’Go.

L’interview de l’historienne Julia Csergo, dans le cadre de la chronique Sur le Pouce du Plateau du J’Go de novembre 2007
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