04/05/2008
Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !", février 2008

"L’air de rien, la figure du paysan"

Source jeantosti.com/

Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement "Le Plateau du J’Go"), l’émission radiophonique de la Mission Agrobiosciences diffusée chaque mois sur Radio Mon Païs (90.1 et par podcast), Jean-Marie Guilloux proposait une chronique de "Mise en bouche" sur l’imaginaire qui entoure la figure du paysan.
Cet imaginaire repose aujourd’hui sur la figure d’un paysan qui fleure bon le "terroir", dont les produits seraient sains, authentiques. Mais selon plusieurs intellectuels, cette image serait surtout une construction marketing basée sur du vide.
Une chronique réalisée dans le cadre de l’émission de février 2008, spéciale "Biodiversité : petits arrangements avec le marché du vivant".

La figure du paysan, l’air de rien
Mise en bouche de Jean-Marie Guilloux

"Rappelez-vous les fêtes encore récentes. La mode alimentaire n’a pas manqué de nous rejouer un air connu : manger bien, intelligent, festif, manger bonheur, ai-je même vu, c’est manger paysan. Cette figure du paysan, surtout celle de son territoire ou plutôt, pour parler politiquement correct, de son “terroir”, plane tout autant dans les discours des grands chefs, toujours accompagnés du producteur forcément local, que sur la valse des étiquettes qui collent à ces produits respectueux des traditions ou, terme de plus en plus partagé, authentiques. Tout cela est véhiculé “l’air de rien” et finit par rentrer dans nos esprits comme une manière de voir et de vivre qui irait de soi, qui va de soi. Qui contesterait en effet les bienfaits de produits sains, sains pour le corps et l’esprit, lesquels véhiculent surtout l’image d’une vérité éternelle qui vient contrer les méfaits d’une production intensive et industrielle, forcément nuisible ?
Eh bien, pas mal d’intellectuels le font. Et plutôt radicalement. Soulevant et parfois dénonçant une entreprise de séduction qui repose sur du vide - ce paysan n’existe plus -, et sur une pernicieuse légèreté : ces images font appel à des symboliques qui sont, il est vrai, bien ancrées en nous. Mais ils ne font que les flatter à défaut de les nourrir. Je m’explique. Du côté des historiens, les spécialistes du rural, le paysan retrouvé est une construction qui joue pour des besoins marketing (sans diaboliser pour autant ce dernier), sur cette notion très sensible d’une terre qui ne ment pas, vieux refrain aux accents pétainistes qui propose de mettre le paysan dans une sorte de musée vivant. D’ailleurs, ces derniers n’hésitent pas, non sans mal, sur les marchés, à chausser leurs sabots et se coiffer d’un béret pour exister dans ce nouveau bain de culture. Je dis non sans mal car, depuis les années 60, leur combat à eux, c’était celui de la normalisation. Ils avaient cru éradiquer la réalité paysanne et ses dérivés péjoratifs - je veux parler du bouseux, du péquenot, du plouc - et voilà qu’ils reviennent au galop dans une “acception positive”. Ceci, entre guillemets, car ils sont ainsi déguisés, désignés et d’une certaine manière obligés de rejouer la pièce de leurs grands-parents alors même que ceux-ci leur disaient « je ne veux pas que tu sois le paysan que j’étais ». Bref, les voilà en quelque sorte inféodés à notre regard surplombant, sommés d’apaiser notre propre nostalgie. L’historien Jean-Luc Mayaud parle d’une fonction symbolique disproportionnée.
Les symboles, parlons-en. L’alimentation, comme l’agriculture touchent à des dimensions symboliques très fortes : l’origine, l’incorporation d’aliments censés nous transmettre leurs qualités, leurs bienfaits pour l’environnement d’une agriculture ancestrale. Patrick Denoux, professeur en Psychologie Interculturelle, parle notions qui font appel à nos archaïsmes,ceux que nous avons au plus profond de nous-mêmes et qui impliquent notre corps et notre psychisme. Mais, ajoute-t-il, si ces symboliques sont sérieuses, les messages que nous recevons ne leur donnent pas de sens ; ils se contentent de les manipuler à des visées de publicité. Selon lui, le retour au béret n’est pas un désir que nous aurions exprimé, il nous est tombé dessus dans un contexte où nous pouvions nous sentir dépossédés, par la mondialisation économique par exemple. C’est-à-dire dépossédés de pouvoir agir sur notre destin. Alors, cet objet réinventé du paysan nous flatte comme une valeur refuge que nous sommes censés sacraliser et surtout consommer, car c’est le but. Et ça marche. Il suffit de voir le succès remporté par les vertus d’une proximité terrienne exprimée durant les vacances dans toutes les régions, dans une farandole ininterrompue de la houe, des sabots et du velours côtelé. Il s’agit d’une construction jouée par les acteurs eux-mêmes, manipulés et manipulant ces fêtes incessantes d’un monde agricole franchouillard, non hostile, harmonieux et réconciliateur. Nous sommes égarés et ce théâtre nous recentre sur ce qui est la vérité des choses. Sauf qu’il ne s’agit là que d’une comédie, une image.
Ces manipulations de nos archaïsmes, si elles ont un impact sur notre consommation, ne résolvent en rien la question du sens à accorder à notre rapport à la nature et à nos origines. Si nous tentions réellement de le faire et de le considérer comme un défi majeur, nous serions alors plus enclins à considérer l’agriculteur comme un acteur clé de cette modernité. Produire totalement écologique, nous le savons, c’est acquérir des techniques nouvelles et être à l’avant-garde de ces enjeux contemporains. Bref, un acteur fortement incarné, central, tourné vers ce progrès que nous réclamons pour les générations futures. Le paradoxe aujourd’hui, avec la figure d’un paysan virtuel, c’est que notre système, pour redonner chair au monde agricole, lui propose surtout une désincarnation. A défaut d’envisager avec les exploitants la révolution écologique qui s’imposerait, nous nous retrouvons de plus en plus dans la vision d’un “paysan produit”, chacun le sien ; mon paysan est devenu un produit coincé, immobilisé et mis sous cloche sur les étals de nos marchés et les gondoles de nos supermarchés."

Chronique réalisée dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement "Le Plateau du J’Go") de février 2008, émission spéciale "Biodiversité : petits arrangements avec le marché du vivant".

Accéder à l’Intégrale de cette émission spéciale, "Biodiversité : petits arrangements avec le marché du vivant"

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Par Jean-Marie Guilloux, Mission Agrobiosciences

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Accéder à toutes les Publications : "Sciences-Société-Décision Publique"de la Conversation de Midi-Pyrénées. Une expérience pilote d’échanges transdisciplinaires pour éclairer et mieux raisonner, par l’échange, les situations de blocages « Science et Société » et contribuer à l’éclairage de la décision publique. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

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Les cahiers de l’Université des Lycéens, moment de rencontres entre des chercheurs de haut niveau, des lycéens et leurs enseignants. Des publications pédagogiques, agrémentées d’images et de références pour aller plus loin, qui retracent la conférence du chercheur et les questions des lycéens.
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